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Livre en ligne : Temoignages - Souvenirs et reflexions sur l'oeuvre de l'Alliance Israelite Universelle

Envoyé par Dafouineuse 
Re: Livre en ligne : Temoignages - Souvenirs et reflexions sur l'oeuvre de l'Alliance Israelite Universelle
19 septembre 2008, 04:57
MALADE IMAGINE
Isaac D. Knafo


Monsieur Cohen (Élie de son prénom), notre professeur de sciences physiques, chimiques et naturelles en fit l'amère expérience. En principe, je n'étudiais pas mes leçons, me contentant de bien écouter, d'essayer de comprendre et de jeter quelques vagues notes entre les dessins et caricatures qui couvraient mes cahiers de cours.

Un jour que, pour une raison ou une autre, je n'avais pas assisté à la leçon de M. Cohen, je fus court la semaine suivante, et nanti d'un carré au crayon, c'est-à-dire invité à apprendre la leçon pour la semaine d'après, ce que je me suis bien gardé de faire, d'où un zéro au crayon, c'est-à-dire invité pour la dernière fois à étudier le sujet. Comme de bien entendu, je séchai de nouveau et fus gratifié cette fois d'un zéro à l'encre, avec ordre d'apprendre la leçon. Et ce fut un zéro pointé et descente précipitée de M. Cohen chez le Directeur, d'où il remonta avec l'ordre de m'y envoyer. Je descendis, résigné quant au sort qui m'attendait. Une engueulade carabinée et privation de sortie pour plusieurs semaines. Je n'aurai eu que ce que j'avais largement mérité. Si lentement que je les eusse descendus, les escaliers finirent par m'amener à la porte du cabinet directorial. Je toquai, tout honteux, ouvris tout confus et me présentai vergogneux devant la colère prévue. Et soudain, la voix du tonnerre éclata :
" Vous êtes malade!. Ne dites rien, je le vois à vos yeux. Vous êtes malade. Tenez. Voici pour le pharmacien et vous remettrez ce mot à Jacques, le cuisinier. Allez. Portez-vous bien. ". En main, j'avais un bon pour un ½ litre de vin tonique à prendre à la pharmacie du coin et un billet enjoignant à la cuisine de me servir un supplément de côtelettes grillées et de frites à chacun de mes repas pendant 4 jours.

Tout abasourdi, je remontai les escaliers et regagnai ma place. M. Cohen continua son cours en me jetant de temps en temps des regards attristés, apitoyés, je dirais même attendris. À la fin du cours il me retint un instant " Quel savon, hein! Il vous a sérieusement lavé la tête ! ". Pour toute réponse, je lui montrai les bons " Vous lui avez menti ! Je vous jure que je n'ai pas ouvert la bouche. C'est lui qui a décidé que je suis malade ". De fait, moi-même, si je n'en étais pas positivement malade, j'en étais franchement écœuré. Je comprends la colère muette qui brilla dans les yeux de M. Cohen. Depuis, et bien que j'aie fait de mon mieux pour écouter, comprendre et étudier ses leçons, M. Cohen ne m'interrogea plus jamais.




Re: Livre en ligne : Temoignages - Souvenirs et reflexions sur l'oeuvre de l'Alliance Israelite Universelle
03 octobre 2008, 05:23
MES PROFESSEURS
Isaac D. Knafo


Mon psychanalyste (pas le Dr Binois qui ne me permettait même pas de le voir pendant les ¾ d'heure que je restais à monologuer et à soliloquer étendu sur le dos et le sofa, me laissant le soin de m'accoucher tout seul, mais le deuxième, le Dr Higie qui, lorsque j'avais terminé la tirade d'ouverture m'accordait un entretien cordial, une discussion amicale, une franche confrontation loyale de nos idées où il semblait encore plus intéressé que moi au point qu'il me demanda de faire pour lui un petit travail sur la signification de la m… dans le langage et les usages marocains.). Mon psychanalyste me demanda donc fort clairement en quoi l'action de mon instinct d'autodestruction se manifestait dans ma vie et dans mes actes : chaque fois que mes dons naturels (car j'en ai, incontestablement) me mirent sur la voie de la réussite (matérielle, spirituelle, sentimentale, morale : une idée, un projet, un début de réalisation) je me suis empressé d'y mettre fin d'une façon ou d'une autre. Par exemple, l'histoire, que je lui ai racontée, de mon professeur de dessin, M. Cavaillon.

Sans compter M. Cohen, qui dessinait fort bien, sur le tableau toutes les figures explicatives de physique et de chimie (y compris les jolis arrangements octogonaux ou hexagonaux de la chimie organique), et M. Roger, notre prof. de math qui réussissait du premier coup deux droites parallèles coupées à angle droit par une perpendiculaire A.B. et M. Allain (oui, Maurice, l'auteur décoré de l'Atlas Quillet et autres manuels de géographie) qui méandrait la Seine sur le tableau noir et seyait la côte méditerranéenne de la France, et M. Millet qui japonisait le héron pour nous expliquer celui de La Fontaine, ou M. Audié qui avait appris par cœur le tracé de notre excursion - classe - promenade - modèle à la vallée de la Bièvre et M. de la Tour qui nous enseignait l'espagnol à l'aide de vieilles plaisanteries gauloises et s'essayait maladroitement à la gaudriole dessinée, nous avions encore deux dessinateurs parmi nos professeurs. Mais ceux-ci, en firent leur profession.

M. Martin était notre professeur de dessin technique (on disait alors géométrique) et décoratif. M. Cavaillon était notre professeur de dessin d'après nature, c'est-à-dire d'après les reproductions en plâtre, dont nous disposions, de bas reliefs et autres bustes.

Ai-je dit que j'étais bon élève en dessin? M. Cavaillon se prit d'affection pour moi ce dont il témoignait en choisissant pour moi la place la plus difficile pour dessiner le sujet et en sabrant mon dessin de grands coups de crayon pour tracer les limites à ne pas dépasser si je voulais respecter les proportions du sujet. Dès la première semaine, je fis de lui une caricature que mes condisciples exigèrent de lui montrer. Il me félicita de la ressemblance du profil et me donna ma première leçon : comme tous les enfants, et les primitifs (je le sais maintenant) j'avais placé l'oreille trop haut et tracé (de profil) l'œil en face comme les Égyptiens. Il m'apprit aussi à regarder réellement. Il continua à s'intéresser à mes efforts pour surmonter les difficultés que je rencontrais au fur et à mesure que j'avançais en dessin. Il aima la façon dont je suivais ses conférences aux expositions d'art ou au cours des visites au musée du Louvre. Il considéra le sérieux et l'à-propos de mes questions et, Dieu me pardonne, je crois même qu'il apprécia mon sens assez spécial de l'humour.

Pour l'Expo des Arts Déco, il avait reçu commande d'une statue du relieur qui fut placée dans une allée consacrée aux ouvriers d'art. Et il n'était pas peu fier de cette commande qui le classait en quelque sorte parmi les artistes reconnus de l'époque mais aussi mettait du beurre dans les épinards. Par la suite, au retour de vacances passées en Bretagne, il avait exposé des aquarelles, fruit de son été laborieux, à la Galerie des quatre chemins et je fus littéralement enthousiasmé par la qualité de ces œuvres traitées directement au pinceau, menées vivement et sûrement, spontanées, légères, vivantes, fidèles. L'une d'elles, assez grande (probablement 70x50) représentant une grande barque de pêche échouée sur le sable du rivage pour réparation, avait été acquise par les Beaux-Arts dont le directeur - M. Léon - avait présidé le vernissage. Le montant, 500 francs, était considérable pour l'époque et payait, en partie, les frais de séjour sur la côte bretonne.

M. Cavaillon qui possédait à la perfection la technique de son métier, était un artiste probe et consciencieux qui, tout en comprenant et expliquant les tendances de l'Art des années 20, restait fidèle à ses conceptions (Cézanne?). Il m'avait invité à plusieurs reprises à visiter son atelier, une espèce de hall dont une galerie intérieure ceinturait la mi-hauteur. La première fois que je m'y rendis, après avoir admiré les sculptures et les peintures terminées ou non, je m'avisai de grimper à la galerie où d'autres œuvres étaient exposées. J'y trouvai d'autres tableaux, nombreux, posés à même le sol et tournés vers le mur. J'y jetai un furtif regard et j'y vis de splendides académies académiques. En redescendant, j'exprimais à M. Cavaillon mon étonnement de voir des œuvres de factures parfaites délaissées au profit de peintures d'une facture grossière. M. Cavaillon, loin de s'offusquer de mon impertinence m'expliqua gentiment que les premières étaient du style pompier que l'École des Beaux-Arts affectionnait à l'époque de ses études, alors que les œuvres étaient celles d'un artiste échappé à l'influence funeste de cette triste institution.
" J'ai passé trois ans à étudier à l'École des Beaux-Arts, mais j'ai dû perdre sept ans à oublier ce que l'on m'y avait enseigné ! ".

Deux ans plus tard, j'eus l'occasion de lui servir son plat, réchauffé et accommodé à ma façon.

Pendant les premiers quinze ans de ma vie j'avais vécu dans les jupes de ma mère. Les plus grands voyages que j'avais faits étaient des excursions qui n'allaient pas au-delà de 11 Km de Mogador. Pendant mon enfance, ma mère avait effectué, à dos de mule, un pèlerinage à Rebbi Nissim ben Nessim, et j'en fus très malheureux. La séparation de mon père lorsqu'il entreprit un court voyage à Casablanca m'avait moins chagriné. Tout le reste de ma vie d'alors je l'avais passé en compagnie de mes deux parents. Après avoir reculé de trois ans ma présentation au Certificat d'Études (des élèves beaucoup plus âgés, et plus anciens que moi devaient passer avant moi). M. Gautron finit par s'y résoudre. Il fallait 75 points pour passer. Le matin, à l'écrit, j'en avais amassé 71 (à moins que ce ne fût 74) ce qui fait que l'oral ne comporta plus pour moi d'épreuves que nominalement.
Cette promenade entre les comptoirs où le maigre savoir des candidats se débitait à gouttes hésitantes m'amena devant l'éventaire de M. Maïr Lévy, Directeur de l'École de l'Alliance Israélite de garçons, qui interrogeait en agriculture. Je me tirai gaillardement des assolements et eus droit à des félicitations. Mme Lévy, sa femme, qui dirigeait l'École des Filles, m'interrogea en récitation (Le corbeau et le renard) et assista, attentive, à l'interrogation en lecture. Pressé auparavant de donner des mots de la famille de sang, je débitai d'un trait sanglant, ensanglanter, sanguinolent, sanguin, sangsue, sanglot et sangloter (larmes de sang?), saigner, saignement, saignée, etc…

Alors Mme Lévy : " Et…? Voyons, ce que l'on dit de quelqu'un qui aime à répandre le sang; cruel comme par exemple le tigre. On dit que le tigre est…?
" Sanguinaire ! " triomphai-je avec moins d'éclat que le sourire de Mme Lévy à son voisin de corvée. Et lorsque l'oreiller marqua l'heure des confidences, les Lévy, du moins je le suppose, parlèrent du petit Knafo, si bon élève pensa M. Lévy à haute voix, si intelligent, crut dire Mme Lévy, nous ferons bien de l'envoyer à Paris c'est dommage de le laisser s'étioler et se perdre dans ce trou de Mogador alors qu'il pourrait acquérir science et renommée comme maître de notre chère Alliance, le fils d'un grand rabbin dont notre cher beau-frère Isaac (Benchimol, celui-là) dit le plus grand bien tant à cause de l'ouverture de son esprit, de sa tolérance à l'égard du modernisme que de sa façon d'accommoder les plaideurs plutôt que de juger, et sa mère est si bonne la femme au grand cœur, analphabète certes, mais sachant par cœur tout ce qui concerne le judaïsme, ses légendes et ses usages, ses lois et son histoire (sainte), et charitable au point que c'en est une manie, courant à toutes les misères; compatissant à tous les chagrins, soulageant toutes les douleurs, fondatrice et présidente de l'Oeuvre d'Aide aux jeunes mariées, de l'Oeuvre d'Aide aux femmes en couches, de l'Oeuvre d'Assistance aux malades, etc… etc…

Consultées le lendemain, leurs filles qui enseignaient, Messody à l'école des Filles et Rosette à l'École des garçons ont dû déclarer qu'en effet… Si jeune, pensait l'une, si beau pensait l'autre (ou le contraire).

Et M. Isaac Benchimol, ex-directeur de l'École de l'Alliance, présentement secrétaire-greffier traducteur assermenté au Tribunal Rabbinique de Mogador, en contact permanent avec mon père, Rabbin-Juge à ce même Tribunal fut probablement chargé de tâter le terrain.
J'ai oublié de dire que le jour même de l'examen, M. Lévy, entre autres compliments me glissa que j'étais digne de compléter mes études à Paris. Ce qui fait que je me doutais de ce qui se tramait. Un tel projet n'avait rien que de très séduisant pour moi. Déjà, lorsque trois ans auparavant le premier Mogadorien de l'après-guerre (Haïm Oiknine) fut envoyé à Paris, tous ceux qui avaient des raisons de se croire bons élèves, et ils étaient relativement nombreux, se crurent autorisés à nourrir tous les espoirs. Avec mon copain Joseph M. Elmoznino (un tas de cousins portent le même prénom et celui-ci est le fils de feu Messod) je m'amusais à chanter d'une voix fausse mais convaincue, un des couplets de " La Source ", qui traduisait assez justement mes aspirations, à condition de modifier quelque peu le texte :

Paris sera ma gloire
Vers lui hâtant mes cours
J'irai un jour
Paris sera ma gloire
Chantez faubourgs
Je vous apporte ma poire

Paris! Et toute la splendeur attachée à ce nom!

Cependant, dès le certificat d'études obtenu, je me hâtai de fuir l'École Franco-Israélite à la suite d'une divergence de vues avec M. Gautron. Je prétendais au prix d'Excellence parce que j'avais été durant plusieurs années presque toujours premier de ma division ou de ma classe et surtout parce que j'avais été reçu 1er de ma classe au C.E. et 2e de toute la promotion. En fait, je n'avais été dépassé (de 3 points) que par Albert Corcos qui, né et élevé au Maroc tout comme moi, parlant l'arabe comme langue maternelle, tout comme moi, mais étant de nationalité française, avait eu le droit d'être interrogé en arabe parlé, ce qui lui valut 6 points dont je ne pouvais bénéficier.
M. Gautron estimait que mes réussites étaient dues à mes dons naturels et non à mon travail, à mon assiduité, à mon application. J'étais nonchalant (pour ne pas dire paresseux) négligent et distrait. Tandis que les succès, tout relatifs qu'ils soient, de mon pâle second, Lugassy étaient dus aux qualités de travail obstiné, de persévérance, d'acharnement que la nature m'avait refusées.

La veille de la distribution des prix, après plusieurs tentatives infructueuses pour me voir à l'école, M. Gautron se décida à venir me chercher à la maison et se montra tellement persuasif que je ne pus lui résister et consentis à paraître à la fête de la Distribution de prix où mon prix d'honneur fut suivi de tant de mentions flatteuses que je m'en sentis confus au-delà de toute expression.




Re: Livre en ligne : Temoignages - Souvenirs et reflexions sur l'oeuvre de l'Alliance Israelite Universelle
10 octobre 2008, 07:07
18 SUR 20
Isaac D. Knafo


Il faut dire qu'à cette époque, Freud était encore la risée des honnêtes gens en France, cette France de Clément Vautel (Le Journal) et de Georges de la Fouchardière (L'Oeuvre) qui lisait chaque matin Le Petit Parisien (le plus fort tirage des journaux du matin) et s'endormait le soir à la lecture du Temps.

Le Temps était précisément le journal préféré de M. Navon qui nous le recommandait à la place de l'Humanité ou de l'Avant-Garde. Peut-être y avait-il une autre raison à cette préférence : le Temps publia vers cette époque un roman commis par M. Navon : " Tu ne tueras point. " Roman de mœurs juives, je crois, comme l'était l'œuvre précédente du même M. Navon : Joseph Pérés, publiée par Calmann Lévy et qui était une honnête (auto ?) biographie d'un jeune Juif turc pénétrant dans la culture française.

Lors du concours d'entrée à l'ÉNIO, c'est un fragment de la même œuvre qui nous a été adressé comme épreuve d'orthographe : " Bonne et claire, la pâque régnait. Elle tient, cette pâque juive du mystère, du théâtre et du roman… symbole de notre délivrance… prêt à reprendre le bâton de la race plutôt que d'abandonner la foi de ses pères. " Je cite de mémoire. Ce que je n'oublierai pas c'est que, dans notre classe (nous n'étions que deux candidats, mais neuf autres titulaires du certificat d'études participaient aux épreuves du concours pour l'édification personnelle de Directeur : Eh! malheureux…!) toutes les filles - sans exception - avaient écrit cinq bols de notre délivrance. Et c'était signé A.H. Navon (Joseph Pérés).

À peine arrivé en pension, j'apprenais que le bouquin ne valait rien comme œuvre littéraire et que M. Émile Kahn a été le véritable auteur ou tout au moins en avait tellement corrigé les épreuves qu'il pouvait en revendiquer la part du lion.

M. Émile Kahn était notre professeur d'histoire qui se signalait par des cheveux plats d'un blond roussâtre et un nez cyranesque au-dessus d'une moustache aux crocs falots. C'était un vieux militant de la S.F.I.O. de Blum qui avait du style et de la dialectique. Par la suite, il devait devenir secrétaire de rédaction du Populaire et plus tard Secrétaire général de la Ligue des Droits de l'Homme.

Pour le moment, il exerçait à nos dépens un esprit caustique mais à répétition. Voici quelques-unes de ses plaisanteries qui ne craignaient point de revenir à toute occasion. Au point que l'on s'arrangeait pour lui fournir, sciemment, l'occasion espérée, désirée, attendue :

" La France signe la paix avec l'Autriche…
- Knafo (ou X…ou Y…ou Z…), vous qui êtes fort en dessin, venez au tableau et dessinez la France signant la paix.
- Euh….euh….euh…
- Je ne vous ai pas demandé une omelette, mon ami, mais la date du traité de Nimègue.
- Euh…………
- Ce n'est pas une réponse, mon ami, c'est le cri du veau qui a perdu sa mère !
- Louis XIV monta sur le trône…
- Son domestique aussi, pour l'essuyer ! "

Je n'ai nullement l'intention de le critiquer, il m'a valu une superbe réputation à l'ÉNIO et l'inébranlable considération de M. Navon.

J'ai dit plus haut qu'il passait pour être l'auteur (ou tout comme) du Joseph Pérés que M. Navon signa. La vérité est qu'il avait la plus grande influence sur notre directeur dont il semblait être tout à la fois l'augure et l'Égérie (En tout bien tout honneur).

Or donc, et avant que notre première année scolaire ne commençât, nous eûmes droit, en pleine période de vacances, à des leçons d'histoire. Le programme du B.E. commence à la Renaissance et M. Kahn consacra sa première leçon à l'architecture de l'époque aux différences entre les styles gothique et Renaissance. La semaine d'après, il appela un élève au tableau et demanda quelle est la différence entre pilier et pilastre. Mutisme. Second élève. Rien. Troisième mis à la question Ibidem. Alors il posa la question à toute la classe et un seul doigt se dressa. Hésitant, honteux, hasardé. Le mien. Ma réponse était juste et les quelques mots que j'y ajoutai firent bonne impression et manifestèrent d'un savoir accidentellement puisé dans de précoces lectures. M. Kahn tout frétillant de bonheur descendit chez M. Navon lui communiquer la bonne nouvelle : un génie hantait désormais les murs de l'établissement. Et la note 18/20 n'avait jamais été, de mémoire d'homme, décernée par M. Kahn à aucun de ses élèves. Je pouvais, par la suite, parler et me conduire comme un âne (et je n'y manquai pas) ma réputation n'en fut jamais ébranlée aux yeux de M. Kahn, Navon et Cie.




Re: Livre en ligne : Temoignages - Souvenirs et reflexions sur l'oeuvre de l'Alliance Israelite Universelle
07 novembre 2008, 06:24
JOURNALISTE
Isaac D. Knafo


Après le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord le 8 Novembre 1942, il fut décidé que les Juifs algériens, dépouillés de leur nationalité française par les lois de Vichy, encore en vigueur sous Darlan et Giraud, auront le droit de mourir pour leur patrie ingrate en s'engageant dans ce qu'on appela le Corps Franc d'Afrique, où le volontariat était de rigueur. D'autres Juifs, et même un Musulman marocain (de ma connaissance) s'offrirent pour lutter dans ce cadre aux côtés des Alliés, en Tunisie et en Tripolitaine. Tous les mobilisables ne répondirent pas à l'appel car ils attendaient que la patrie leur soit rendue avant de combattre pour elle car, comme il est dit dans le chant du départ :

Un Français doit vivre pour elle.
Pour elle un Français doit mourir. (bis)

Il s'agit de la République - à plus forte raison quand il s'agit de la France. Il fallut attendre la formation du Gouvernement Provisoire avec De Gaulle à sa tête pour que la nationalité française soit rendue aux Juifs d'Algérie et pour qu'ils soient incorporés dans les formations régulières de l'Armée française. Entre autres furent formés les 410eet 412e Régiments d'Artillerie Légère Portée qui détachèrent à Mogador des groupes importants où l'élément juif dominait nettement. Le rabbin Rouche qui était à la tête de l'Aumônerie juive de l'armée au Maroc avait établi ses quartiers à Marrakech d'où il rayonnait sur les diverses garnisons où l'on avait besoin de sa direction spirituelle. Au cours d'une visite que je fis à mon frère Maclouf qui habitait alors Marrakech, j'entendis parler des activités spirituelles et culturelles du Capitaine Rouche, en dehors du cadre de l'armée. J'assistai en partie à un Oneg-Chabbat (Plaisir du Samedi) donné par ses pupilles et le soir, j'eus le plaisir de célébrer en sa compagnie une brillante Havdala (différenciation entre la sainteté du Samedi et la Sainteté des jours profanes) sous le toit de mon frère dont les filles Hélène et Pearl secondaient de leur mieux le Rabbin Rouche et profitaient de son enseignement. J'eus aussitôt le désir d'en faire autant au sein de la Communauté Juive de Mogador.

Sujet à caution, changeant d'aspect et de point de vue suivant les circonstances, et bien que je ne l'aie jamais ignoré en dépit de mes efforts intellectuels pour m'en détacher, mon judaïsme m'était devenu évident depuis l'accession de Hitler au pouvoir. Le 31 mars 1933, au lendemain du premier boycott anti-juif en Allemagne, j'ai su que j'étais irrémédiablement Juif. J'étais en ce moment reporter à Marrakech de La Presse Marocaine qui menait en première page une politique réactionnaire légèrement teintée d'antisémitisme, La France aux Français, et le Maroc aussi, et la 2e page (La Presse à Marrakech) parlait, par ma voix, sur un ton nettement républicain, révolutionnaire, pro-marocain et pro-juif.

M. Francis Brisset propriétaire-directeur de La Presse Marocaine et du Soir Marocain dilapidait la subvention du Gouvernement et son propre argent pour être en mesure de défendre, s'ils venaient à être attaqués ou menacés, les intérêts miniers assez considérables de son groupe au Maroc. Il devait d'ailleurs, bien après, mourir d'un accident survenu alors qu'il visitait ses mines, faisant le don de sa personne à ces fameux intérêts miniers.

C'était un monsieur, un homme d'une grande distinction aux idées très larges (tant que l'on ne touchait pas aux fameux intérêts) toujours prêt à accueillir les journalistes les plus talentueux (tant qu'ils ne prétendaient pas vivre largement de leur plume) les amateurs les plus variés (qui écrivaient pour l'amour de l'art) et même des besogneux dans mon genre tant qu'ils n'essayaient pas de " vivre " à ses dépens.

Une fois il me proposa de me prendre comme correcteur unique de ses journaux à raison de 1500 francs par mois à la place de ses deux correcteurs espagnols à 750 francs chacun dont il voulait se débarrasser. Je lui en demandai la raison " Au lieu d'enlever les fautes, ils en remettent! "
Il m'avait pris en considération depuis le jour où fraîchement libéré du commerce de la grammaire et encore imbu de mon petit moi tout gonflé de sa supériorité, j'avais décroché le téléphone à la place de mon chef immédiat :

" Passez-moi Lounis !
- De la part de qui ?
- Je veux parler à Lounis !
- De la part de qui, s'il vous plaît ?
- Je vous dis de me passer Lounis !
- Pas avant que je sache qui parle !
- Brisset, Francis Brisset, le Directeur de la Presse Marocaine.
- Tout de suite, M. Brisset…"

Mais déjà M. Lounis avait bondi sur le récepteur et me l'arrachait des mains pour s'entendre tout d'abord complimenter au sujet de l'oiseau rare qu'il avait déniché, votre serviteur. Depuis lors, M. Brisset eut tendance à m'attribuer une force de caractère que je n'ai jamais possédée. Je suis convaincu que, par la suite il eut d'autres motifs pour m'accorder son estime.

Je n'avais pas 20 ans lorsque le 1er janvier 1930 parut, dans la Presse Marocaine le premier article que j'avais écrit deux jours auparavant, à titre d'essai…concluant. J'avais déjà derrière moi une courte carrière de journaliste…amateur menée conjointement avec celle d'instituteur. Dès mon arrivée à Mogador, pendant l'été 1928 mon ami, Georges Khiak, qui envoyait des avis de naissance et des comptes-rendus de bals au Journal du Maroc, qui paraissait à Rabat, m'avait recruté comme correspondant adjoint de ce journal. Personne ne lisait Le Journal du Maroc à Mogador mais lorsque y paraissait la "chronique" de Mogador, Georges s'en faisait envoyer quelques dizaines d'exemplaires, sous le prétexte fallacieux de les mettre en vente, mais qu'il s'empressait d'adresser aux autorités et notables de la ville et à ses amis et admiratrices.

En principe Le Journal du Maroc payait ses correspondants " à la pige " à raison de 20 centimes la ligne. D'autre part, le journal qui coûtait 25 centimes à la vente, lui était 20 centimes l'exemplaire. Il lui suffisait donc d'envoyer à son correspondant autant d'exemplaires que de lignes publiées pour être quitte envers lui.

La caisse de compensation ne joua pas aussi parfaitement à mon égard lorsque je fus nommé correspondant du Journal du Maroc à Safi. Mes chroniques étaient plus fournies que celles de Khiat et mes lecteurs n'étaient pas plus nombreux. Les autorités locales furent obligées de prendre des abonnements car si j'avais pris soin de me présenter à elles et d'y recourir pour mes informations, je me gardais bien de leur adresser les exemplaires du journal où paraissaient mes articles, articles qu'ils recevaient par la suite de leurs directions respectives à Rabat, collés sur une feuille de papier officiel, encadrés de crayon bleu avec, en marge, un gros point d'interrogation au crayon rouge.

M. Couget, alors Chef des Services Municipaux de Safi qui semblait voué à une souriante apoplexie, venait précisément d'être muté de Mogador, où il avait prôné et imposé de peindre les boiseries extérieures des maisons en bleu et de blanchir les façades à la chaux. J'avais connu M. Couget quelques semaines auparavant à Mogador par l'entremise de Khiat qui l'encensa religieusement. Son accueil fut donc affaibli mais comme aucune odeur d'encens ne montait plus aux narines de viveur et de bon vivant, larges et frémissantes par-dessus un bouc faunesque, il ne tarda pas à me refiler à son adjoint- dont j'ai oublié le nom. Ce dernier fut le premier que je vis portant à son revers le minuscule insigne des Croix de Feu, Association des Décorés au péril de leur vie qui venait à la suite du scandale de la Légion d'Honneur, d'être fondée (était-ce par le Colonel de la Roque?) pour se distinguer des autres décorés tellement nombreux en France.

Quoiqu'il en soit, mes articles qui demeuraient aussi confidentiels que le Journal lui-même, qui semblait destiné uniquement à l'Administration Centrale de Rabat me rapportaient, au bout de l'an, déduction faite des journaux portés à mon débit et compte non tenu de mes frais postaux, la coquette somme de 1,500 francs. J'avoue que je comptais sur cette entrée pour grossir mon trimestre d'été et réjouir les vacances que je projetais de passer en France, du moins en partie. Une double déception mit à néant mon programme; mon directeur d'école, M. Sarfati, refusait de me régler en bloc le trimestre des vacances et mon directeur de Journal, M. de Peretti (ça rime!) ne donnait aucune suite à ma demande de fonds. Mais il continua fidèlement le service du journal à Mogador où je passai, en définitive, l'été. Maigre compensation, le facteur lisait quotidiennement sur la bande de mon journal : Monsieur Isaac de Knafo, au lieu de Monsieur Isaac D. Knafo. Maigre compensation ai-je dit car le facteur arabe ne savait pas que la particule est une preuve de noblesse.

Je conservais cependant de bon rapports, quoique espacés avec M. de Peretti; aussi lorsque M. Lounis m'annonça que j'aurais à accueillir à la gare de Marrakech son ami, M. de Peretti et que je lui eus fait observer que je ne connaissais pas de vue le Directeur du Journal du Maroc et Président de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Rabat, il en fut fort étonné, car je lui avais rapporté mes relations avec ce dernier. Il me fit à cette occasion outre une rapide description de l'apparence physique du bonhomme, part de quelques traits de son caractère. Il était président de la Chambre de Commerce par tradition paresseux, ayant depuis longtemps cessé tout commerce et toute industrie à part l'industrieux commerce des lettres qui le faisait vivre. Car son journal, au tirage des plus réduits, ne servait qu'à justifier la subvention qu'il touchait du Gouvernement. Peretti rédigeait et mettait en page son journal à l'aide d'une paire de ciseaux et d'un pot de colle, utilisant sans commentaires les dépêches Havas et pillant modestement ses confrères qui lui faisaient le service gratuit. Il n'avait jamais payé un sou à ses collaborateurs, rédacteurs (?) et correspondants, mais il était toujours prêt à rendre service à ses amis par une intervention, le plus souvent efficace, dans les hautes sphères administratives. M. Lounis me conseillait, en conséquence d'être très aimable avec lui et de ne pas introduire de sordides questions d'argent dans la noblesse et l'élévation de la conversation artistique, politique et littéraire que nous ne manquerions pas d'avoir, assis dans le fiacre qui devait nous mener de la gare au bureau.

En réalité, ma vocation journalistique ne datait pas de M. de Peretti ni de Georges Khiat. Ceux-ci me donnèrent tout simplement la première occasion de voir mon texte " IMPRIMÉ ".

Auparavant, j'avais déjà sévi à 15 ans dans l'Écho du 59, hebdomadaire (presque) polycopié à la gélatine par les soins des élèves de l'École Normale Israélite Orientale, sise au 59 de la rue d'Auteuil à Paris (16e).

Traditionnellement, ce sont les élèves de la 2e année (réputée la moins chargée) qui s'en chargeaient. Dès que j'eus mon premier exemplaire, dès que je fus initié, par faveur spéciale, aux secrets de sa fabrication, je décidai que j'en serais le rédacteur en chef. Je commençai par y publier mon premier poème : " Coucher de Soleil sur la plage de Mogador " où l'azur vermeil de la mer léchait en mourant le sable d'or. Je ne parle pas de mon tout premier poème :

Belle Andrinople
Qu'est-ce que tu nous envoies
Rien de plus ignoble
Que tes petits chinois.

qui m'attira immédiatement l'hostilité respectueuse des six Andrinopolitains qui figuraient dans ma promotion. Essayerai-je d'en rappeler les noms ?
Barouch, Muvorab, Rodriguez, Behmorias, Danon, Béhar.
Et les autres ?
Botbol, de Meknes, Maissi, de Tel Aviv, Tagger, de Damas, Peretz de Salonique, Rabinovitch d'Alexandrie, Sion et Hanania de Smyrne.




Re: Livre en ligne : Temoignages - Souvenirs et reflexions sur l'oeuvre de l'Alliance Israelite Universelle
21 novembre 2008, 07:27
LA CHORALE DES TRUITES
Isaac D. Knafo


Avant que je ne l'oublie complètement, il est bon que je rappelle ici l'objet de ce récit, qui est un rêve. Un jour de la semaine passée, je me suis réveillé avec le souvenir d'une fin de rêve. Quelqu'un, que je ne saurais préciser, présentait une troupe de poissons dressés. Non seulement le fait ne m'étonna pas mais encore, je trouvai qu'il y avait mieux à faire : une chorale de truites (pourquoi spécialement des truites ?). Je partis du principe que quoique inaudibles à l'oreille humaine, les poissons ont une voix qu'un microphone plongé dans l'eau pouvait recueillir (voir les histoires de conversations entre dauphins), que les diverses espèces de poissons ont des voix diverses et les individus dans chaque espèce. Supposons que l'on adopte une série de petits aquariums individuels munis d'un dispositif pour faire passer à volonté un courant électrique dans l'eau. Dans chaque aquarium on place une truite. Qu'on fasse passer un courant dans un des aquariums et la truite, sous l'effet de l'électrochoc, émettra son cri plus ou moins prolongé suivant la durée du choc. Maintenant, supposons que l'on ait soigneusement sélectionné les truites en raison de leur voix, que l'on ait placé un micro dans chaque aquarium, que les commutateurs causant l'électrochoc soient disposés en forme de clavier, rien n'empêchera le meneur du jeu de donner de véritables concerts avec la voix des truites et je me voyais déjà, moi le grand concertiste réussissant avec la voix des truites ce que je ne pus réussir ni avec ma propre voix ni avec aucun instrument. Et je me suis réveillé remuant ce beau projet dans ma tête avec l'idée d'en faire un conte, mais je me mis à l'écrire, ce conte, je ressentis une certaine incontinence de plume à laquelle j'ai finalement cédé. Qu'en sortira-t-il? Je n'en sais rien.

Revenons à nos moutons. Le chœur de poissons m'a été probablement inspiré par le conte d'Alphonse Allais, que je n'eus de lui; sur les moules dressées à faire les castagnettes; et les oiseaux faisant les notes de musique sur la portée des fils télégraphiques.

Mais pourquoi les truites? N'est-ce point parce que cela permet un jeu de mots : la chorale détruite? N'est-ce point une allusion à mes échecs répétés, à ce persévérant instinct d'autodestruction qui fait de moi l'exemple même du raté?

Feu mon professeur de musique (au fait, est-il feu(?), il n'aurait aujourd'hui que 110 ans), M. (Émile) Bonnet m'estimait beaucoup, non point pour ma voix car, je le jure (mais, ai-je besoin de jurer ? Tout le monde - qui m'entoure - connaît ma voix, qui est celle du devoir et de l'honneur et non du Soprane et du ténor) je n'ai été prima-donna dans aucun Opéra (même pas la Scala de Milan - et dans ce cas-là deux mille ans c'est peu), ni même pour l'agilité de mes croches - quand je m'essayais (debout) au guide-chant, avec la partition complète devant moi et un ami pour actionner la pédale (dont je ne suis pas), pour jouer avec un doigt (et l'avoir !) Au Clair de la Lune, c'est moi qui transpirais, mais non le talent.

L'estime que le professeur Bonnet me portait était cependant amplement justifiée : primo, je copiais divinement les courtes partitions qui devaient obligatoirement figurer sur nos cahiers de musique - à tel point que mon camarade Élie Goldenberg (qui devait par la suite déchoir au rang de professeur de piano dans les écoles de Paris) me confia une de ses éternelles, nombreuses et immenses partitions à lui recopier. Il s'en repentit bien entendu parce que je l'avais agrémentée d'une multitude de petits croquis (on appelle ça gribouillages, pourquoi ? Que vient faire Gribouille dans tout cela ?) que la grrrande musique m'avait inspirés. Les notes et les indications figuraient correctement, mais elles disparaissaient sous les figures qui leur servaient d'accompagnement.

Secundo, il avait entendu (car je pris soin de l'en informer) que j'avais assisté à une représentation de la Bohême au Trocadéro (exploit qui méritait plus qu'une estime platonique) et Carmen au Parc des Princes. Ne vous récriez pas. Ce fut au cours d'un gala donné le dimanche en matinée au profit des Anciens Combattants et Mutilés de la Grande Guerre (celle de 14-18) avec mille artistes sur scène, cinq cents exécutants à l'orchestre et véritable course de taureaux (ou faut-il écrire toro comme les aficionados authentiques) sans mise à mort toutefois, celle-ci étant alors interdite par les lois en vigueur. Il n'y eut donc que le simulacre de cinq ou six " minutes de vérité ". Je dois avouer que le spectacle (je parle de la Corrida car j'étais trop loin de la scène pour voir et entendre quoi que ce soit de net) ne manquait pas de grandeur. Comme je connaissais de réputation l'air de : " Toréador ton c… n'est pas en or, ni en argent, ni en fer blanc…" je laissai entendre que je l'avais retenu au cours de la représentation, ce qui me valut la réputation flatteuse d'avoir de l'oreille. Mais de l'oreille, je n'en avais pas plus que ne l'avaient les malheureux toreros qui figurèrent dans l'arène. Je me suis bien gardé de dire à M. Bonnet que ce n'est pas une impulsion personnelle qui avait dirigé mes pas juvéniles vers le Parc des Princes, ni même une erreur concernant le programme - car je n'aimais pas non plus les courses cyclistes, même derrière moto. Car mon correspondant aimait les sports tout autant que la musique. C'était un mélo-sportsman convaincu au point qu'il en était réduit au prosélytisme. Quand je dis mon correspondant, j'exagère car, en réalité, nul n'avait imparti cette fonction au pauvre et cher David Sebag (il devait disparaître, déporté par les nazis). C'était un ami de la famille. Nos pères étaient des amis très proches. Lui-même était l'ami de mon grand frère et lorsqu'il apprit que j'étais à Paris pour mes études, il s'empressa de se considérer comme moralement obligé de s'occuper de moi, c'est-à-dire de me sortir de temps à autre et de m'initier à la vie parisienne. Il m'offrit mon premier repas au restaurant (ce fut au restaurant Kowarsky-Kasher) mon premier Opéra, ma première course cycliste en champs clos (avec accident mortel, brancard et le spectacle permanent) ma première promenade dominicale, désœuvré et désargenté dans les rues de Paris et ma première vision d'un couple d'amoureux en transes. Il disait les petits noiseaux et elle bêtifiait la petite bébête. Ils n'osaient pas s'embrasser en ma présence, de sorte que je ne tardai pas à m'ennuyer et que je m'empressai de prendre congé - à leur grand soulagement. Il faut dire aussi que j'étais fatigué après avoir fait plusieurs fois à pied le trajet de la Colonne de Juillet au Monument de la République, et chaque fois avec des détours appréciables.

Le pauvre David avait nourri de grands espoirs en me voyant. Malheureusement, lorsqu'il me payait un jeton à Pathéphone pour que j'écoutasse la Méditation de Thaïs, je m'empressais de former le numéro de Valencia, éraillée par Mistinguett.

M. Bonnet non plus ne tarda pas à déchanter lorsque le hasard (en la personne du Directeur) lui eut mis sous les yeux les paroles que j'avais adaptées à des airs en vogue. Car s'il avait perdu tout espoir en ce qui concerne ma carrière de compositeur (j'étais rebelle au contrepoint), il conservait encore celui de me voir mirlitonner de beaux livrets d'opéra.
Lorsqu'il eut constaté que j'avais le luth irrévérencieux il ne consentit plus à m'entretenir que d'une possible opérette dans le cadre du 18e siècle. Pour cet homme de progrès (il était socialiste mais votait Poincaré à cause de la rente de 3% dont il était un des porteurs ruinés) on ne pouvait être plus fantaisiste que Marivaux ni plus impertinent que Beaumarchais. Il en fut de ce projet comme de milliers d'autres oubliés sitôt conçus. Quelques vers vite dispersés n'en conservèrent pas la trace.

Son estime musicale me demeure acquise parce que tertio j'étais pour lui un admirable (et admirant) auditeur.
Ai-je dit que son amour de la musique et de la révolution se traduisait par une participation active à une révolution musicale ? Il faisait partie d'un groupe qui s'était donné pour tâche de répandre dans les écoles la méthode Aimé-Gelin-Paris. Rousseau était son dieu et Maurice Bouchor son prophète.

La méthode consiste à remplacer les notes musicales par les chiffres de 1 à 7, les silences étant représentés par des zéros. Un point en haut signifie une octave plus haut et un point en bas, une octave plus bas. Une barre horizontale, deux barres, trois et quatre barres signifient, croche, double, triple et quadruple croche. Une barre en diagonale signifie dièse ou bémol suivant le sens de la barre.

L'initiateur en est J.J. Rousseau, paraît-il, et ceux dont elle porte le nom l'ont développée, précisée et répandue. Le groupe avait mis au point toute une série d'accessoires ingénieusement simplifiés qui ont rendu, j'en suis sûr, plus de services à l'éducation musicale des jeunes français. J'ai parlé déjà du guide-chants espèce d'harmonium portatif de 2 ou 3 octaves dont le soufflet pouvait être actionné à la main ou au pied; il faut y ajouter le diapason à bouche et le métronome à ruban. Le groupe éditait, en outre, une quantité de brochures bon marché portant des chansons dont la musique était arrangée et adaptée par les membres du groupe sur des airs classiques ou populaires et régionaux et les paroles écrites par Maurice Boudron le poète au grand cœur qui proposait des thèmes éducatifs admirables d'honnêteté et de simplicité aux enfants des écoles et aux masses populaires. Il chantait en vers clairs et harmonieux les grands idéaux du 19e siècle, ceux de Hugo, Lamartine, Béranger, Zola et Manuel, les sentiments qui gisent au cœur des ouvriers et des paysans du conscrit et du vétéran, des héros et des victimes; il chantait les provinces de France, son peuple, ses paysages, ses usages et ses traditions, il célébrait les métiers et ceux qui s'y adonnent avec leurs grandes peines et leurs humbles joies, leurs soucis lancinants et leurs troublants espoirs.

M. Bonnet était un fervent adepte de la méthode et un membre actif du groupe. Il tenait d'autant plus à nous initier qu'il savait s'adresser à de futurs instituteurs susceptibles d'utiliser à fond la méthode et de la répandre parmi d'innombrables élèves. Et nous, qui étions destinés à enseigner dans les écoles françaises de l'étranger, semblions tout désignés pour en être les messagers et les apôtres.

Si la mauvaise graine a la vie tenace, la bonne, même semée à tous les vents, porte parfois des fruits. D'autres nécessités que celles imposées par l'amour de la musique me firent commettre bien des couplets, parfois connus de moi seul quand les circonstances ne permirent à aucun public, même le plus restreint, d'en prendre connaissance. Il faut croire que mes vers avaient des ailes puisqu'ils se sont envolés sans espoir de retour. Mieux encore, moi Dont Hurria, une chanteuse-danseuse beuglant en arabe à Marrakech, vu qu'il me manquait peu de chose (la voix juste, la connaissance de l'air, le sens du rythme et la mémoire des mots) pour être un chanteur agréable, moi qui croyais sincèrement (après une scène de clowns au cirque Nava) que : " Viens Poupoule " est une aria extraite de La Traviata, moi qui confondais Cavaliera Rusticana avec la Charge de la Brigade Légère, moi qui pensais que le Marché Persan était de Rimsky-Korsakof et que Granada Cani en était l'adaptation espagnole, moi qui ne connaissais le nom de René de Busceilil que parce qu'il était aveugle et celui de José Padilla que parce qu'il est mort tuberculeux, moi qui ne fais aucune distinction entre un oratorio et un paso-doble, moi qui confondais le Grand Orgue du Gaumond-Palace avec le Jeu d'Orgue de l'Opéra et prenais la Czardas de Monty pour une rhapsodie de Brahms moi enfin pour qui toutes les nocturnes de Chopin se ressemblent, j'écrivis un jour une critique musicale fort pertinente.

C'était pendant la guerre, tout de suite après la Libération de la France. Une formation musicale était venue donner un concert à Mogador pour commémorer le centenaire de Gustave Charpentier. Le hasard a voulu que j'aie acheté, quelques jours auparavant, une importante brochure consacrée à la vie et à l'œuvre de celui qui pour moi était un illustre inconnu. Il me suffit de confronter le programme de la soirée avec la brochure en question pour faire un article qui fut fort admiré par les mélomanes du cru et m'acquérir la réputation d'un musicologue distingué. On n'en fut d'ailleurs pas autrement étonné car ce même Mogador Club où fut donné ce concert, m'avait vu lors de la Libération de Paris diriger les chants d'une chorale de 350 gamins gueulant leur joie à pleine poitrine sous forme de chants hébraïques. Pour la circonstance, et le Club étant encore en possession des ex-légionnaires de Vichy, ses occupants illégaux, la Chorale Juive de Mogador chanta aussi un chant en langue française dont le refrain hurlé distinctement était :
Qu'Israël vit toujours malgré toutes les haines
Et qu'Israël vivra malgré ses ennemis.

Répété deux fois. Pour conclure la cérémonie on brûle en place publique une effigie d'Hitler (on ne savait encore rien des camps d'extermination) et celui qui eut l'honneur de bouter le feu au fagot paya mille francs l'allumette destinée à cet usage.

En ce moment, je n'étais que le guide spirituel de la Chorale. Je finis par en devenir le directeur de chœur.




Re: Livre en ligne : Temoignages - Souvenirs et reflexions sur l'oeuvre de l'Alliance Israelite Universelle
30 novembre 2008, 08:30
LA VIE DE S. D. LÉVY
Clémence Lévy


Il y a cent ans, naissait à Tétouan (Maroc) un homme dont beaucoup de juifs marocains habitant le Canada connaissent bien le nom : Samuel Daniel Lévy.

Son fils aîné, installé à Montréal, depuis un an a pu heureusement nous rapporter quelques documents précieux, concernant la vie de son père et c'est pour nous une grande joie de rendre hommage, dans ce journal qui est le porte-parole des juifs sépharades canadiens, à cet homme illustre que fut S. D. Lévy.

S. D. Lévy fit ses études à Paris, à l'école Normale Israélite Orientale. C'est dans cette maison d'Auteuil, berceau des pionniers de l'Alliance, qu'il se prépara à devenir une sorte d'ambassadeur de la civilisation de l'Occident au Maroc. En 1893, après avoir réussi brillamment à ses examens, S. D. Lévy est nommé instituteur à Tunis. Il y exerce pendant un an, à Sousse pendant deux, à Tanger trois ans, et quatre à Casablanca.

En 1903, S. D. Lévy est nommé directeur puis inspecteur de la colonie Mauricio, dans la province de Buenos-Aires, en Argentine. Il y créa et fit fonctionner des écoles de la Jewish Colonization Association. Dans ces colonies agricoles fondées par le Baron de Hirsch, la J.C.A. installait des réfugiés russes. S. D. Lévy apporta dans cette nouvelle mission son esprit d'organisation et fit connaître et aimer l'Alliance Israélite Universelle.

De retour au Maroc, S. D. Lévy commence une carrière d'homme d'affaires, mais ce qui l'intéresse vraiment c'est l'action dans la communauté juive. Poussé par la devise de Guillaume le Conquérant : " Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer ", S. D. Lévy attaque son labeur de bâtisseur. Déjà en 1900, il avait créé la première Association des Anciens Élèves de l'Alliance, mûs par le même souci visant à préserver le judaïsme. Il ne s'agissait pas seulement de soulager la misère, il fallait œuvrer pour la supprimer par l'Instruction qui donne plus de dignité, et surtout la possibilité de s'intégrer dans un monde de travail. Sauver l'enfance, l'instruire, lui permettre de s'émanciper sans qu'elle perde pour cela l'amour des traditions et de la loi juive, tel était l'objectif principal de S. D. Lévy. Pour la jeunesse, il créa aussi une bibliothèque, des cours du soir et une œuvre d'apprentissage.

S. D. Lévy poursuivit ses efforts pendant quarante ans. Dans cette action, d'envergure, cet homme, à la volonté généreuse et opiniâtre, dont la vocation était de régénérer le judaïsme marocain, trouva dans l'ardente jeunesse qu'il avait formé des éléments qui l'aidèrent à créer ou à participer à la création d'un nombre étonnant d'œuvres sociales : la Maternelle, l'Aide Scolaire, le Centre Anti-Tuberculose, le Préventorium de Ben-Ahmed, l'Union des Association Juives de Casablanca, le Comité d'Études Juives, l'institution Maghen-David, l'École Normale Hébraïque, l'œuvre des Bourses Abraham Ribbi, la Fédération des Associations d'Anciens Élèves de l'Alliance Israélite pour le Maroc, Le Centre Social du Mellah, le Keren Kayameth Leisraël. Il a aussi participé au Congrès Juif Mondial d'où il revint avec deux grands projets : Celui de l'O.R.T. et celui de l'O.S.E.

Chez cet être d'élite d'une modestie exemplaire qui n'a jamais joué de rôle dans les organismes officiels du judaïsme, qui n'a jamais brigué les honneurs, il y a autre chose qu'un cœur généreux. C'est un activiste du judaïsme sur tous les plans, politique, philanthropique et éducatif. Il n'avait pas d'ambition pour lui, il en avait pour le judaïsme marocain qu'il voulait toujours plus fier, plus structuré, plus ferme et doté d'institutions neuves, dignes du grand passé de cette communauté. Une des grandes lignes de la mission de ce bâtisseur infatigable fut le retour aux traditions Maghen David qui devint le foyer par excellence de la langue hébraïque et des traditions juives. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'École Normale Hébraïque prit la relève des foyers de la culture juive éteints en Europe. Des promotions successives de jeunes maîtres d'hébreu se sont répandues non seulement au Maroc, mais en Europe et en Amérique. Le Canada, et Montréal en particulier, peuvent s'enorgueillir de plusieurs de ces instituteurs, flambeau de la tradition juive.

Pour la renaissance et la mise à l'honneur de la langue hébraïque, S. D. Lévy a fait au Maroc plus qu'aucun autre. Mais son nom est également lié à la liste de ceux qui ont combattu pour la reconstruction d'un Foyer National Juif. S. D. Lévy fut le Président actif et dévoué du Keren Kayemeth Leisraël pendant 35 ans. Son sionisme, il l'entreprit avec son énergie habituelle, mais non sans prudence et clairvoyance. À l'époque de l'indépendance du Maroc, il osa continuer son travail de pionnier, dans la clandestinité. Pour lui, toutes les occasions étaient bonnes pour lancer des campagnes d'appel de fonds, et il habitua les familles à marquer des dates heureuses ou malheureuses par des dons destinés à faire planter des arbres en Israël. Son expérience de sioniste en fut une hardie, voire même risquée. S. D. Lévy est resté l'apôtre et le symbole du sionisme au Maroc.

Parallèlement à cette action sioniste, S. D. Lévy s'intéressait aux problèmes du judaïsme mondial. Invité à assister aux assises du Congrès Juif Mondial tenues à Atlantic City en décembre 1944, S. D. Lévy par un rapport magistral devant le congrès, retint l'attention des délégués. Sa brillante personnalité s'imposa dès les premiers travaux et lui valut la vice-présidence de la Commission Politique. Il engagea des tractations avec diverses personnalités et le Maroc entra de plain-pied dans la zone d'influence de la générosité juive américaine. C'est ainsi que des organisations telles que le JOINT, L'O.S.E. et l'O.R.T. s'installèrent au Maroc, contribuant généreusement au redressement social du judaïsme marocain.

Le 20 février 1945, à Casablanca, devant une nombreuse assistance, S. D. Lévy rendait compte des résultats de sa mission à Atlantic City. Mais, entre les lignes de son exposé on sentait son amour ardent pour le sionisme. Après l'affreuse tragédie de la guerre et du nazisme, dit-il, " il est permis de croire qu'il ne se trouvera pas d'homme politique à courte vue pour proposer au problème juif mondial de demi-solutions et que la seule solution qui s'impose et qui fera sortir Israël de son enfer, c'est celle qui répond à la formule si étincelante de précision et de clarté que j'ai proclamée à la Tribune du Congrès : Am Israël Béeretz Israël (Le peuple juif dans la terre d'Israël).

En juin 1967, la victoire de la guerre des Six jours remplit d'une joie exaltante le cœur de cet homme qui avait encore toute sa lucidité. Heureusement pour lui, quand le 16 avril 1970, il s'éteignit, la vision de Paix à laquelle il aspirait de toutes les fibres de son âme, semblait encore réalisable.

Nous ne terminerons pas cet article sans rappeler que la Communauté Israélite de Casablanca a tenu à rendre hommage à ce grand serviteur du judaïsme marocain en donnant son nom à l'une de ses institutions qui s'appelle depuis 1971 " Home de Vieillards S. D. Lévy ".
4 décembre 1974


Re: Livre en ligne : Temoignages - Souvenirs et reflexions sur l'oeuvre de l'Alliance Israelite Universelle
05 décembre 2008, 06:53
EN HOMMAGE À S.D. LÉVY
Mme Tolédano


Je tiens à prendre part à la manifestation organisée par la Communauté de Casablanca en l'honneur de mon ami S. D. Lévy, à l'occasion de son 78e anniversaire.

Je pense beaucoup de bien de lui, comme vous vous en doutez. J'aimerais en dire un peu. Je n'empiéterai pas sur le domaine des orateurs qui viendront dérouler devant vous le panorama de ses innombrables initiatives et de ses réalisations incessantes. Je voudrais plutôt tracer, aussi brièvement que possible, la silhouette morale de l'homme. Cet homme, je le connais depuis soixante ans et mon admiration pour lui n'a fait que grandir à chaque nouvelle expression de son caractère et de sa forte personnalité.

Ma première rencontre avec Samuel Lévy à Paris, quand, en 1892, je fus admis à l'École Normale de l'Alliance, où Lévy m'avait précédé de quelques années. J'arrivai à Paris un matin de décembre. Lévy vint me chercher à la gare. Nous nous embarquâmes sur le bateau-mouche qui devait nous transporter à Auteuil. En route, nous causâmes. Une sympathie mutuelle nous rapprocha d'emblée. Arrivés à l'école, nous étions déjà camarades. Et ce fut le début d'une amitié intime et profonde, qui dure encore et toujours, inaltérée et inaltérable.

A cet âge, on rêve. L'avenir s'étale devant nous comme la feuille blanche d'un livre, sur laquelle on espère pouvoir écrire une histoire merveilleuse. Nous rêvions. Mais que ferait le temps de ces imaginations d'adolescents ?

Ses études terminées, Lévy fut nommé instituteur. Il exerça à Tunis, à Tanger, à Casablanca et dans les colonies de l'ICA en Argentine. Il parcourut avec distinction sa carrière dans l'enseignement. Quand il quitta le service, il revint à Casablanca.

C'est alors que sa véritable vocation se révéla. La détresse des communautés juives ébranla fortement sa sensibilité. Les masses grouillantes des mellahs offraient le spectacle d'une dégradation sans nom. Les enfants, mal nourris, mal vêtus, affligés de maladies infectieuses, happés de bonne heure par la tuberculose, semblaient condamnés à une misère perpétuelle. Ceux de nos coreligionnaires qui avaient pu s'arracher à ce bourbier et acquérir des moyens de subsistance acceptaient la situation avec une résignation facile.

Lévy résolut de briser cette torpeur. Il ne concevait pas que des Juifs puissent abandonner d'autres Juifs, chair de leur chair, à une pareille déchéance. La pitié chez lui s'alliait à une haute conception du devoir humain. Fils de l'Alliance par sa formation intellectuelle et morale, il pouvait puiser dans les principes de cette grande organisation juive une précieuse inspiration. L'obligation de solidarité juive prenait à ses yeux la valeur d'un dogme. L'idéaliste qu'il était se révoltait contre un état de choses qui violait les exigences les plus élémentaires de la conscience sociale. Il fallait descendre dans l'arène de l'action pratique et livrer bataille aux maux qui pesaient sur cette population déshéritée. C'est ce qu'il fit. Il se voua à l'idée du relèvement, de ces communautés par la création progressive d'institutions régénératrices.

L'entreprise était vaste et ardue, mais ne souffrait pas de délai. Doué d'un caractère rectiligne et d'une volonté puissante et tenace, il s'attela à la besogne. Il a œuvré pendant de longues années, sans répit et sans découragement, prodigue de son temps, prodigue d'une énergie apparemment inépuisable, le regard constamment fixé sur le but à atteindre. Son extraordinaire dynamisme, la ferveur de son apostolat lui ont permis de surmonter tous les obstacles, de maîtriser les résistances et les préjugés, de plier, pour ainsi dire, l'impossible à l'effort de sa volonté. Son activité s'est étendue avec succès à tous les domaines de la vie communale; assistance sociale, santé, éducation, culture juive. Son œuvre s'est épanouie en une riche floraison d'institutions publiques, portant l'empreinte de son inspiration, de son dévouement, de son labeur acharné.

Cette description n'épuise pas les qualités qui ont fait de Samuel Lévy le grand réalisateur que nous admirons. Il faut y ajouter celles du diplomate et du ministre des finances. La mise en pratique de ses projets ne pouvait s'accomplir sans la mobilisation de larges ressources matérielles. C'était à lui à les trouver. Il lui fallait pour cela combattre l'apathie du milieu, l'incompréhension de ceux de nos coreligionnaires qui, habitués à l'idée de la charité au petit pied, semblaient incapables de saisir la nécessité de donner généreusement, sur une échelle proportionnée aux besoins. Lévy a subi la corvée avec stoïcisme et bonne grâce, réussissant presque toujours à forcer les bonnes volontés et à s'assurer les concours indispensables.

Mais le plus grand accomplissement de Samuel Lévy réside, à mon sens, plus que dans la matérialité des résultats concrets, dans l'exemple qu'il a donné de ce que peut l'action d'une volonté persévérante et bien dirigée sur le sort des communautés. C'est à son rôle d'animateur, de propulseur d'idées, d'éveilleur d'aspirations, qui constitue son meilleur titre à la reconnaissance de la collectivité juive marocaine. Il a diffusé un esprit nouveau, brisé la paralysie morale du milieu, allumé les espoirs, fortifié les courages. Son influence sur la jeunesse est manifeste. Et c'est ce qui compte fondamentalement et en dernière analyse, car cela représente, non pas des effets bornés au présent, mais leur prolongement dans l'avenir : c'est l'élan vers un progrès indéfini.

Mon ami Samuel porte légèrement et allègrement ses 78 ans. J'ai eu la joie de le constater lorsque, dernièrement, sans souci de son âge, il vint plaider à New-York la cause des œuvres qu'il dirige. Il garde sa flamme à la pesanteur des vies stagnantes et stériles. Son idéalisme lui donne des ailes.

Et maintenant, il peut contempler avec satisfaction et fierté, le déroulement fécond de ses années. La page blanche qui s'étalait devant lui en ces jours lointains de sa vie d'étudiant est partiellement remplie. Elle enregistre une histoire de travail, d'intelligence, d'abnégation mis au service de nos frères marocains. Peut-être est-ce l'histoire même dont, il y a soixante ans, Samuel Lévy rêva d'être le héros. La vie n'aura pas déçu ses imaginations d'adolescent.

Je salue, avec toute l'affection née de ma vieille et fidèle amitié, ce 78ème anniversaire; il sera, c'est mon vœu le plus fervent, suivi de beaucoup d'autres où sa présence parmi nous renouvellera la joie de nos cœurs.

Je suis heureux en même temps de lui transmettre l'hommage et les félicitations de Mme Tolédano, pour qui la personnalité de Samuel Lévy incarne un des aspects les plus nobles et les plus caractéristiques de l'âme juive.

Hommage envoyé de New-York à l'occasion de la manifestation organisée par la Communauté de Casablanca en l'honneur de S. D. Lévy le 21 janvier 1953.


Re: Livre en ligne : Temoignages - Souvenirs et reflexions sur l'oeuvre de l'Alliance Israelite Universelle
18 décembre 2008, 03:11
UN GRAND JUIF
Raphaël Benazéraf


Le grand juif que fut S. D. Lévy vient de nous quitter à l'âge de 97 ans.

Il était beaucoup plus qu'une personnalité juive du Maroc. Il était l'âme du judaïsme marocain, l'homme qui avait voué sa vie à tenter de faire passer la communauté juive marocaine du Moyen âge au XXe siècle.

Lors de ses obsèques, célébrées à Casablanca, le docteur Benzaquen, ancien ministre, président de la communauté juive de Casablanca, MM. Émile Sebban, directeur de l'École normale hébraïque de Casablanca, Elias Harrus, délégué de l'Ittihad-Maroc, ont évoqué les étapes de cette existence exemplaire.

Né le 4 décembre 1874 à Tétouan qui comptait alors 5 à 6,000 juifs, il fut élève de la première école de l'Alliance israélite ouverte dans cette ville en 1862. En 1889, il est admis comme élève maître à l'École normale israélite orientale de l'Alliance, à Paris. Quatre ans plus tard il est nommé instituteur de l'Alliance à Tunis. Il sera ensuite en fonction à Sousse, Tanger et Casablanca. Puis, en 1903, il est directeur, puis inspecteur des écoles de la colonie Mauricio de la JCA (Jewish Colonization Association), dans la province de Buenos-Aires, en Argentine. Il passera dix ans dans ce pays.

En 1913, il retourne au Maroc où il s'installe définitivement. Il se voue totalement à ses frères malheureux, négligeant une situation matérielle qui aurait pu être de premier plan.

Le génie de Lyautey ouvrait alors le Maroc au monde occidental. Mais la communauté juive y connaissait, allait y connaître encore pendant des dizaines d'années, une effroyable misère, voisine de la détresse. La masse, privée de protecteurs agonisait littéralement(1).

C'est pour cette population déshéritée du Mellah, de ce Mellah où la maladie était reine, pénétrant dans les maisons privées d'air et de lumière, qu'allait s'exercer l'apostolat de S. D. Lévy.

Pendant plus d'un demi-siècle il allait créer ou participer à la création d'œuvres dont la seule nomenclature donne le vertige : la Maternelle, l'Aide scolaire, le Centre anti-tuberculeux, la Fédération des associations juives pour la lutte contre la tuberculose, le Préventorium de Ben-Ahmed, l'Union des associations juives de Casablanca, le Comité d'études juives, Maghen David, l'École normale hébraïque de l'Alliance, l'œuvre des bourses Abraham Ribbi, la Fédération des associations d'anciens élèves de l'Alliance israélite, le Centre social du Mellah, l'O.R.T., l'O.S.E.

Sioniste militant - et dans ce domaine il s'opposait aux doctrines assimilationnistes en honneur dans les hautes sphères du judaïsme français d'avant guerre - S. D. Lévy et ses disciples estimaient qu'il fallait certes libérer le judaïsme des pays arriérés de la misère, de l'ignorance et des préjugés, mais avec l'espoir suprême de leur procurer le retour dans le pays de leurs aïeux.

C'est ainsi qu'il créa et présida dès le lendemain de la première guerre mondiale le Keren Kayemeth Leisraël et qu'il n'allait cesser de militer pour la réalisation du rêve de Herzl.


C'est lui encore qui dirige la délégation marocaine à l'assemblée extraordinaire du Congrès juif mondial qui allait tenir ses assises à Atlantic City en pleine guerre, du 26 novembre au 1er décembre 1944. Pour la première fois le judaïsme marocain était ainsi représenté dans une assemblée juive mondiale. Ses contacts aux États-Unis lui permettent d'obtenir la promesse que le Joint, l'O.R.T et l'O.S.E s'installeront incessamment au Maroc. On sait l'œuvre extraordinaire que ces organismes allaient y accomplir.

Nous n'avons pu que résumer ici une vie, une œuvre qui suscitent admiration et respect. Nous garderons fidèlement le souvenir de ce Juste, de ce Grand en Israël.

Allocution prononcée à l'occasion du décès de
Monsieur Samuel D. Lévy

(1) Cité d'après l’ouvrage de E Sikirdji " S. D. Lévy. Une belle figure du Judaïsme marocain " édité à Casablanca à l'occasion du 80e anniversaire de S. D. Lévy, où l'essentiel de son œuvre hors série est mis en relief.


Re: Livre en ligne : Temoignages - Souvenirs et reflexions sur l'oeuvre de l'Alliance Israelite Universelle
18 décembre 2008, 03:15
UNE VIE BIEN REMPLIE
Léon Benzaquen


À l'homme qui, parallèlement à son activité professionnelle, à sa mission initiale d'éducateur de l'enfance et de l'adolescence, consacra le reste de son temps et déploya toute son énergie à inculquer à ses concitoyens le sentiment de la solidarité humaine, à celui qui fut le créateur, le fondateur et l'animateur pendant de longues années de la presque totalité de nos œuvres d'entraide, au grand philanthrope Samuel Lévy, le Président de la Communauté Israélite de Casablanca, en son nom personnel, au nom de tout le Comité, a le douloureux devoir aujourd'hui de rendre un dernier hommage : hommage de respect, hommage de gratitude et hommage de filiale affection.

Face à l'œuvre immense accomplie pendant une existence que la Providence a voulue exceptionnellement longue, le profond chagrin où nous plonge sa mort doit trouver sa consolation dans l'évocation de ses vertus, de ses mérites et de l'enseignement qu'il nous lègue.

Tel Moïse qui, animé par l'inspiration divine, ouvrit aux hommes le chemin qui devait leur donner le vrai sens de la vie, il fut pour nous, Juifs habitant encore en ce pays ou dispersés aux quatre coins du monde, le guide, l'inspirateur, l'animateur et le réalisateur.

Nous harcelant sans cesse par son désir de nous voir tous unis dans un sentiment d'entraide et de solidarité à l'égard de nos frères nécessiteux, toute sa pensée fut occupée à nous inculquer ce principe et toute son énergie tendue à concrétiser ces nobles aspirations.

Parmi les grands hommes dont le nom mérite d'être inscrit en caractères lumineux dans l'histoire du judaïsme marocain, Samuel Lévy qui naquit à Tétouan le 4 décembre 1874, doit figurer parmi les premiers et les plus dignes. D'abord, par sa personnalité propre, ses vertus et ses qualités l'ayant placé très tôt au rang des dirigeants et des conseillers des Communautés juives réparties dans le Royaume, ensuite par les circonstances qui l'amenèrent à remplir sa tâche comme un missionnaire imbu de sa mission et parmi ces circonstances une des plus importantes et qui détermina de façon irréversible le sort de nos coreligionnaires fut la diffusion au Maroc des écoles de l'Alliance Israélite.

En effet, à partir de ce moment, et pendant une longue période, le nom de S. D. Lévy resta intimement associé à celui de l'Alliance Israélite. Cet homme et cette institution, association providentielle et rapprochement certainement désiré par D.ieu, marchèrent côte à côte se complétant et servant le même idéal.

Cette symbiose du cœur et de l'esprit, entrevue aujourd'hui après tant d'années de recul, dont les conséquences pour l'avenir des Communautés juives marocaines furent considérables, bouleversant complètement les perspectives d'avenir d'une collectivité condamnée sans cela au piétinement culturel avec ferveur et gratitude et remercier D.ieu d'avoir désigné des hommes comme S. D. Lévy pour en être un des facteurs et un des artisans.

Cependant, cette collaboration de S. D. Lévy avec l'Alliance devait cesser précocement sur le plan éducatif. Mais la mission dont il semblait que D.ieu l'avait chargé et qui n'était pas de solution de continuité et nécessitait un travail immense.

Au fur et à mesure que les écoles de l'Alliance se multipliaient dans ce pays, une carence sociale complète se faisait jour et la nécessité d'organiser des œuvres d'entraide scolaires, parascolaires et postscolaires, ne pouvait pas ne pas naître chez cet apôtre nullement rebuté par l'ampleur de la tâche, mais au contraire déterminé à la poursuivre jusqu'au bout du chemin. Or, le chemin de la charité et de l'entraide, s'il a un commencement, n'a pas de fin. " Rien n'est fait tant qu'il reste quelque chose à faire " se plaisait-il à dire à ses collaborateurs. Ce chemin est parfois jalonné d'étapes par la réalisation complète d'une action, d'une œuvre nouvelle.

Cette étape à peine est-elle franchie qu'elle fait déjà partie du passé, et, pour des hommes comme S. D. Lévy, seul l'avenir présente de l'intérêt et déclenche de vigoureux ressorts durant toute son existence, à l'aube de sa carrière comme au crépuscule de sa vie.

Car cet homme dont nous espérions pouvoir célébrer en vie le centenaire (ne vécut-il pas plus de 95 ans ?) eut, à l'instar du grand Moïse, ce privilège que la Providence n'accorde qu'aux âmes d'élite choisies par elle, il ne cessa pratiquement son action bienfaisante qu'avec son dernier souffle. Il sut, et il put, en dépit de son âge avancé rester toujours l'animateur, le réalisateur, insufflant son enthousiasme à ses proches, ne parlant pas de l'œuvre accomplie, mais de l'œuvre à accomplir, retenant une jeunesse d'esprit que bien des jeunes lui enviaient. Car comme l'a dit le sage " On ne devient pas vieux pour avoir vécu un grand nombre d'années, mais parce qu'on déserte son idéal ".

Chez Samuel Lévy, cet idéal était servi par des qualités immenses qui firent que pendant plusieurs décennies et jusqu'à ses derniers jours, nos œuvres philanthropiques ont vécu sur cette impulsion. Œuvres privées, Œuvres Communautaires, elles furent toutes marquées par cette empreinte dont elles subissent encore fort heureusement la bienfaisante influence.

Aujourd'hui, ce n'est pas sans une inquiétude rétrospective qu'on se demande ce qu'il serait advenu des collectivités israélites réparties dans le Royaume, fortes à cette époque de plus de 300,000 âmes, s'il avait renoncé, dès les premières difficultés, à poursuivre son œuvre, s'il n'avait pas fait taire ses doutes, ses craintes, ses désespoirs, au bénéfice de son idéal et de sa foi, s'il n'avait appliqué avec tant de conviction et d'efficacité ce qui fut le grand principe de sa vie : " Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ".

La carrière philanthropique de Samuel Lévy au Maroc, commence, on peut dire, au lendemain de la première Guerre Mondiale et se poursuivit toujours plus active, et sans solution de continuité jusqu'à ces derniers temps.

La population juive marocaine croissait d'année en année. À l'exception de quelques privilégiés dans certaines villes, le gros de la collectivité juive vivait parquée dans ce qu'il était convenu d'appeler le Mellah où la misère accompagnait la promiscuité.

Si l'instruction primaire était de plus en plus répandue grâce aux efforts incessants de l'Alliance, ces mêmes enfants qui bénéficiaient de cet enseignement devaient rejoindre à la sortie des cours leur taudis où la menace de plusieurs maladies pesait lourdement sur eux. Le paradoxe ne pouvait pas laisser insensible l'homme délicat et plein de cœur qui venait à peine d'abandonner l'enseignement pour se consacrer à ses propres affaires, mais qui, absorbé par sa tâche philanthropique, délaissait la plupart du temps ses propres affaires pour organiser des réunions, stimuler l'enthousiasme, faire des collectes et se déplaçer de ville en ville pour alerter ses coreligionnaires plus fortunés et les inciter à la création d'œuvres sociales susceptibles d'atténuer les plaies de la misère, de l'ignorance et de la promiscuité.

Dans le même dessein, il se déplaça à l'étranger en France et particulièrement aux États-Unis. Il fit entendre sa voix et ses appels aux organisations juives d'outre-mer et l'on peut dire que c'est en grande partie grâce aux harcèlements incessants, à l'envoi de nombreux rapports à ces mêmes organisations, pour les intéresser sur le sort déplorable de certains de nos coreligionnaires que l'American J.O.I.N.T. auquel nous devons tant, se fixa dans ce pays. Qu'il me soit permis en cette pénible circonstance de remercier cette organisation au nom du Judaïsme marocain tout entier, pour avoir toujours répondu favorablement à nos exigences financières.

On ne peut, à l'heure où notre pensée doit être entièrement consacrée à la prière et au recueillement, vous faire une lecture complète de la liste des œuvres que notre cher disparu inspira, anima ou élabora entièrement.

Il en est cependant qui doivent être mentionnées, non pas dans l'ordre chronologique de leur création mais pour en montrer leur diversité et pour prouver combien l'esprit de Samuel Lévy était ouvert à toutes les exigences sociales.

La Maternelle, l'Aide Scolaire, le Centre antituberculeux Israélite, Maghen David, l'École normale hébraïque, l'œuvre des Bourses Abraham Ribbi, la Fédération des Associations des anciens élèves de l'Alliance Israélite, L'O.R.T. et L'O.S.E. Que l'on me pardonne d'en avoir omis quelques-unes, la liste aurait été fastidieuse par sa longueur.
À travers ces œuvres, se dévoile l'homme qui ne fut pas seulement un philanthrope mais aussi un philosophe convaincu qui nous enseigna que pour vivre dignement il fallait vivre pour répandre le bien et soulager quand on le peut, ceux qui souffrent.

Son sillon fut surtout marqué par le désir de sauver l'enfance, la doter de moyens propres à s'intégrer dans la vie moderne, lui permettre de s'émanciper sans qu'elle perde pour autant l'amour des traditions et de la foi juive.

Que ceux qui ont pris aujourd'hui la relève et assurent la continuité de ses œuvres d'entraide en soient remerciés. Ils prouvent qu'ils ont compris l'enseignement du maître et qu'ils en sont les dignes successeurs.

Lui disparu, son œuvre persiste et son nom est prononcé par toutes les bouches avec ferveur et reconnaissance.

Dans tout le Maroc et par-delà les mers et les continents, partout où les Juifs marocains ont élu résidence, le souvenir de cet homme ne s'effacera jamais et restera gravé dans toutes les mémoires.

Le capital moral qu'il a représenté et qui a enrichi notre patrimoine nous donne légitimement le droit d'être fiers d'avoir servi sous son emblème.

Une longue vie remplie de bien, interrompue par la mort mais se perpétuant dans la mémoire de ceux qui l'ont approché ce sont les seules paroles de consolation que j'adresse à sa famille et à ses proches.

Que soit béni l'homme qui honora l'Humanité et que son âme repose en paix dans l'Éternité, Amen.

Allocution prononcée par le Docteur Léon Benzaquen
Président de la Communauté israélite de Casablanca
à l'occasion des obsèques de Monsieur Samuel D. Lévy


Re: Livre en ligne : Temoignages - Souvenirs et reflexions sur l'oeuvre de l'Alliance Israelite Universelle
04 janvier 2009, 06:41
S. D. LÉVY : UN HOMME D'ACTION
Émile Sebban


Très cher M. Lévy,

Le voyageur a regagné le port, celui qu'il avait quitté il y a près d'un siècle pour s'engager sur les flots mouvementés de l'existence.

" Une bonne renommée est préférable à l'huile parfumée et le jour de la mort est préférable à celui de la naissance ".

Rendons honneur au pèlerin qui a traversé les tourmentes, qui a su résister aux assauts des vents et des vagues et qui a regagné le rivage paisible. Ce n'est pas à l'homme commençant sa carrière que peuvent aller nos louanges : savons-nous s'il saura affronter avec bonheur les ouragans des mers lointaines, s'il ne succombera pas sous les fatigues accumulées, sous les désillusions et les ingratitudes ?

" Le jour de la mort est préférable au jour de la naissance ", car alors l'homme a traversé les tempêtes de la vie pour arriver de nouveau à son point d'attache : sa terre natale.

Il est rare de trouver illustration aussi éclatante de cette sagesse biblique que celle de la vie de notre patriarche que nous honorons tous en ce jour de 10 Nissan, veille du Chabbat Hagadol qui nous relie à la sortie de Mitzraïm. La leçon rayonnante de service à la communauté, de dévouement inlassable, de bonté souriante est celle des grands êtres qui tirent l'humanité vers le haut et la dirigent vers sa vocation infinie.


Il me souvient de son accueil toujours tonifiant, de sa disponibilité constante, de ce bureau de la rue Coli où nous allions puiser à la source du dynamisme social et de la solidarité réconfortante. Chaque époque réclame ses pionniers et ses visionnaires. L'après guerre travaillée par les courants profonds des grandes mutations a trouvé en M. S. D. Lévy l'un de ces créateurs capables d'accorder l'homme et l'événement, et de poser les bases d'une action à long terme : celle qui marquera une communauté, un pays, une histoire. Il s'agissait d'aider dans l'immédiat une population d'enfants et d'adultes ayant faim, de pain et d'affection; il s'agissait en même temps de former des générations de jeunes à servir de guides, d'enseignants et de cadres. Ainsi, sous son impulsion naissaient ou se renforçaient les organismes d'entraide sociale et médicale, ainsi se greffaient des œuvres scolaires et d'éducation. Les unes et les autres étaient portées dans ce large cœur qui battait à l'unisson de ses contemporains, mais pour cet ancien directeur d'école de l'A.I.U. les problèmes pédagogiques et d'avenir éducatif restaient prioritaires comme des gages de la continuité. C'est pourquoi il manifestait un tel intérêt pour notre École normale où il voyait grandir les pousses; c'est pourquoi il a tellement œuvré pour la voir se développer à partir du petit noyau de Maghen David jusqu'à sa floraison à l'Oasis. Et il restait toujours soucieux même du fond de sa calme retraite, de la vie et des progrès de tous nos mouvements de jeunesse du D.E.J.J.

Et c'est cette continuité qu'il assumait dans ses gestes, dans ses pensées, dans son rayonnement. Quelle merveilleuse chose pour nos générations qui s'interrogent, pour nos jeunes ballotés par les événements déconcertants, que ce pont jeté entre deux siècles, que cette voie magistrale qui relie deux veilles de guerres et deux lendemains de guerres, et qui a traversé les bouleversements mondiaux des naissances des peuples.

" À présent je suis assis, me disait-il dernièrement, et c'est la vie qui passe devant moi ".

Heureux le navire qui accoste à son dernier quai ayant fait provision de richesses abondantes, et heureux les témoins qui sauront retrouver la voie de son sillage.

Dans notre hommage suprême à notre grand précurseur on sent la vibration profonde des cœurs : celui des pères vers celui des enfants, et celui des enfants vers celui de leurs pères. Soyez remercié, très cher Monsieur Lévy, pour cet accord harmonieux dont vous avez toujours rêvé pour la terre des hommes, et dont les résonances de paix s'accordent à la mélodie éternelle.

Allocution prononcée par Monsieur Émile Sebban
Directeur de l'École Normale Hébraïque et

Président du D.E.J.J.-Maroc
Casablanca, le 17 avril 1970



Re: Livre en ligne : Temoignages - Souvenirs et reflexions sur l'oeuvre de l'Alliance Israelite Universelle
10 janvier 2009, 02:46
UN HOMME EXEMPLAIRE
Élias Harrus


Un mois s'est déjà écoulé depuis que notre vénéré patriarche S. D. Lévy s'est éteint, entouré de l'affection des siens et de l'attachement fidèle et amical de ceux qui avaient l'honneur de le connaître et de l'approcher.

Ce fut un mois de deuil, certes pour la famille, mais également pour toutes les Communautés présentes ou éloignées.

Nous commémorons ce soir la cérémonie religieuse qui clôture cette période, à l'École Normale Hébraïque, son œuvre et son sanctuaire, au sein de l'Alliance israélite universelle devenue Ittihad, qui fut sa famille spirituelle première dont il a été l'animateur et le continuateur sur le plan social et éducatif et dont il se plaisait à se réclamer jusqu'à ses derniers instants, tant il adhérait intimement à sa mission.

Si chaque groupement humain peut se flatter de certains de ses fils plus ou moins providentiels, si la Communauté juive en général est réputée féconde en hommes dévoués et désintéressés, notre Communauté peut proclamer qu'elle eut en Monsieur S. D. Lévy un homme exceptionnel, tant par son esprit généreux et lucide, son dynamisme infatigable et efficace, que par l'étendue de ses initiatives et la pérennité de ses réalisations.

La fin de l'autre siècle le voyait déjà au sein d'une équipe de jeunes missionnaires, tous issus de l'École normale d'Auteuil, animer et diriger la jeunesse juive de Tanger. Et déjà le reste du Maroc s'ouvrait à leur action, souhaitée peut-être même au delà des frontières, Isaac Larédo, Haïm Tolédano, Moïse Nahon… ont eu des destins heureux sur le plan social, à Tanger même et en faveur de la Communauté élargie. Leurs réalisations et leurs noms sont dans la mémoire de tous et inscrits sur des murs ou attachés à des œuvres qui leur survivent.

Monsieur S. D. Lévy eut un sort incomparable et son œuvre est immense dans le temps, dans l'espace comme dans les idées. D'autres voix plus autorisées que la mienne ont retracé avec bonheur ses apports innombrables à la cause juive, à la cause humaine.

Je voudrais cependant, ce soir, exalter sa mémoire et rendre hommage à son action en soulignant auprès de vous tous, ses proches et ses amis, les anciens et les jeunes, ses qualités de cœur, son immense optimisme, sa générosité inlassable favorisés par une fraîcheur d'âme que rien n'a pu altérer, ni sur le visage, ni dans les sentiments. Il a vécu presque un siècle d'une jeunesse ardente et le corps n'a failli qu'aux tous derniers moments.

Monsieur S. D. Lévy avait par dessus tout le culte de l'amitié et perpétuait la mémoire de ceux qu'il avait connus et aimés et avec qui il avait partagé des idées, des sentiments et souvent une action au bénéfice de la Communauté.

Notre reconnaissance affectueuse et notre hommage à sa mémoire seront éternels. Nous pouvons offrir son exemple prestigieux aux jeunes et aux moins jeunes à un moment où les valeurs changent d'orientation. Sa générosité a fait plus - et avec peu de moyens - que toutes les contestations à la mode; son désintéressement et son dévouement ont vaincu les difficultés les plus tenaces, son optimisme communicatif a eu plus d'efficacité que n'auraient eu, de nos jours, les concertations les plus savantes.
Je ne saurais mieux conclure cette modeste évocation pour un si grand homme qui comptera dans l'histoire de nos Communautés qu'en vous faisant part d'un message d'amitié et de vénération que Monsieur Jules Braunschvig, Vice-Président de l'Alliance israélite universelle nous a chargés, mon ami Émile Sebban et moi-même, de vous apporter pour l'associer à la manifestation du souvenir et à l'hommage que ce soir, nous rendons avec ferveur à la mémoire de notre cher et vénéré S. D. Lévy.

Allocution prononcée par Monsieur Élias Harrus
Délégué de l'Ittihad Maroc
à l'office de commémoration du mois de deuil
de Monsieur Samuel D. Lévy



Re: Livre en ligne : Temoignages - Souvenirs et reflexions sur l'oeuvre de l'Alliance Israelite Universelle
16 janvier 2009, 04:03
UNE VIE CONSACRÉE À L'AIDE SOCIALE
Jules Braunschvig


Obligé d'être à Paris ce jour pour présider une Commission de l'Alliance, je tiens à m'associer à l'hommage rendu ici, dans cette maison, à M S. D. Lévy. Je suis certain que l'on saura exprimer la reconnaissance de tous les juifs du Maroc due à un homme qui a consacré sa vie à imaginer, à créer, à faire vivre tant d'institutions. Ce ne sont pas seulement les juifs - c'est le Maroc entier qui a bénéficié de son exemple et de son action.

Plus particulièrement, cette École normale hébraïque a été voulue et commencée par lui. L'Alliance à l'époque, a considéré comme un honneur de pouvoir s'associer à lui pour faire de Maghen David l'établissement où vous êtes réunis aujourd'hui. Ici, plus encore qu'ailleurs, que sa mémoire soit bénie et que son œuvre soit continuée et développée.

Que nos jeunes, pour toute leur vie, sachent que ce qu'ils apprennent ici pour devenir de vrais juifs instruits et dévoués, c'est, n'oublient pas non plus qu'à l'origine il y avait, ici, aussi, Monsieur S. D. Lévy.

Allocution de Monsieur Jules Braunschvig,
Vice-Président de l'Alliance israélite universelle,
prononcée par Monsieur Émile Sebban



Re: Livre en ligne : Temoignages - Souvenirs et reflexions sur l'oeuvre de l'Alliance Israelite Universelle
16 janvier 2009, 04:05
UN SIÈCLE D'ACTION AU SERVICE DES SIENS
Émile Sebban


Évoquer la naissance de M. S. D. Lévy à Tétouan il y a 100 ans, alors que l'Alliance Israélite Universelle créée en 1860 venait de célébrer sa Bar Mitzva, rappeler son enfance dans les ruelles de la Judéria héritière du fier judaïsme espagnol, suivre l'adolescent à l'École Normale Orientale à Paris où il découvre le Nouveau-Monde européen, accompagner le jeune pédagogue et l'ardent missionnaire parmi ses frères déshérités en Tunisie, au Maroc, en Argentine, le retrouver installé à Casablanca en 1913 et se donnant dans la force de ses 40 ans à une action sociale considérable dont il devait être durant plus d'un demi-siècle un créateur, un animateur, un guide, c'est parcourir une carrière humaine exceptionnelle de longévité et de réalisation, et en même temps embrasser une vaste fresque du Judaïsme marocain, presque l'ensemble de son histoire contemporaine. Tant il est vrai que certains êtres touchés par un feu céleste, élus pour une mission, s'identifient à une communauté, à un pays, à une histoire. Chaque époque exige et sécrète ses pionniers et ses visionnaires. La poussée hors des ghettos à la fin du siècle dernier, l'après guerre de 1918 éprise de liberté égalitaire, celle de 1945 bouleversée par la tragédie hitlérienne et travaillée par les courants profonds des grandes mutations, ces charnières successives de la vie des peuples et des groupes humains ont trouvé en S. D. Lévy l'un de ces conducteurs capables d'accorder l'homme à l'événement et de poser les bases d'une action à long terme.

Quelle formidable transformation dans le pays, dans la société, dans les mentalités, depuis le temps de l'enfant Samuel Daniel Lévy environné de la misère des rues, des maladies endémiques, de la somnolence de Communautés oubliées jusqu'au début du XXe siècle dans un Maroc moyenâgeux. Quelle puissance dans le réveil des vieux Mellah assoupis jusque là, à demi asphyxiés et qui vont éclater en lançant aux quatre vents du monde des semences si longtemps délaissées et maintenant fécondes. L'école moderne sa cour et la cantine, le dispensaire son hygiène et ses soins, le centre d'apprentissage et son initiation, l'asile et l'hôpital, l'ouvroir et le home, le cercle et le foyer, la lutte contre l'ignorance, la conscience civique, la conquête de la dignité, les échanges nationaux et internationaux, l'affirmation de la personnalité, à toutes ces étapes d'une émancipation patiemment conquise, le pionnier S. D. Lévy était présent, animateur infatigable, ambassadeur d'une communauté grosse de son avenir et de son destin, apôtre d'un Judaïsme épris de fraternité et d'épanouissement universel. L'école d'abord, l'école toujours, plaide l'ancien instituteur qui voit dans les jeunes la moisson du futur; mais en même temps et sans cesse il faut étendre l'œuvre sociale qui soigne nourrit et habille les corps, car le pauvre écrasé de misère ne saurait exposer ni son cœur ni son âme.

Comment mesurer le capital d'énergie, de volonté, de persévérance d'abnégation investi dans ces réalisations innombrables qui vont couvrir le Maroc d'Est en Ouest, du Nord au Sud, les quartiers juifs des grandes villes, les rues des petites cités et les masures des bleds les plus reculés ! Comment rendre compte de cette lutte de tous les instants, à tous les niveaux pour dépasser les inerties, vaincre les incompréhensions, triompher des hostilités, des peines, des déceptions surmonter les difficultés financières, administratives, politiques, effacer les distances, les fatigues, les découragements, entretenir l'espoir. Il faut convoquer, réunir, se déplacer, frapper aux portes, convaincre, enthousiasmer et sans relâche recommencer, réinsuffler, réanimer la flamme de la solidarité. Si la création peut se faire dans l'exaltation de l'instant, l'œuvre, elle, doit être inscrite dans la durée, dans la continuité; il faut la maintenir et la développer en dépit des tracasseries, des résistances, des nuits sans sommeil, des échecs, des ingratitudes, de toutes les sirènes de l'abandon. Mais justement S. D. Lévy avait le secret de ne pas perdre de vue l'étoile lointaine et il savait dire le mot, la formule qui décident et déterminent, il avait le regard et le geste qui entraînent. Et le désert fleurissait, les apostolats naissaient et se multipliaient; les réseaux d'assistance se ramifiaient prenant en charge le nourrisson et le vieillard, l'écolier et l'artisan, la jeune fille et la veuve, l'infirme et l'orphelin. Bien sûr un homme à lui tout seul ne peut suffire et il faut aussi penser avec reconnaissance à la pléiade de dirigeants, d'assistants, d'animateurs, à l'armée de volontaires, grands et petits, hommes et femmes, qui ont contribué au sauvetage et à la régénération de dizaines et même de centaines de milliers d'enfants et d'adultes frappés par la misère physique et morale, marqués par la faim et la maladie. Aujourd'hui nous avons presque oublié ce que fut la condition dramatique des Mellahs, la saleté repoussante de certains quartiers, leur puanteur, l'entassement incroyable des habitats sinistres, les rues sans soleil, les enfants sans rire, les yeux sans éclat. Que de poussière déposée sur le miroir de la vie, que d'ombre accumulée sur le rêve messianique.

Parler de S. D. Lévy c'est nécessairement souligner l'élan du cœur d'un de ces personnages de légende auréolés de grandeur et de noblesse qui ont fait reculer les frontières de l'ombre par leur courage et leur rayonnement; comme ces lumières de Hanouca que nous allumerons ce soir, que nous allumerons de nouveau chaque année à venir, encore et toujours; même aux temps messianiques - disent nos Rabbins - parce-qu'au-delà de la guerre qui sera enfin bannie il restera la lutte de l'homme vers plus de liberté, de vérité et de vie.

Centenaire de la naissance de S. D. Lévy ! Quelle occasion propice à nous tous ici ses parents, ses amis, ses disciples, ses continuateurs, ses admirateurs de dire la dette de gratitude du Maroc et de ses juifs à l'un de ses fils bénis, à l'un de ses grands promoteurs. C'est pour moi le lieu d'exprimer l'hommage de mon respect et de mon affection pour l'homme que j'ai connu, le militant qui a marqué mes jeunes années, le beau vieillard que j'ai aimé.

Pour ma dernière visite chez lui, quelques semaines avant sa mort, il m'a accueilli comme à l'accoutumée dans le salon de sa maison de bois de la Rue Rouget de l'Isle, avec son sourire plein de bonhomie et sa main chaleureuse. Il avait 96 ans. L'âge qu'auraient eu les grands hommes de sa génération qui ont marqué le monde : Churchill, Albert Schweitzer, Haïm Weizmann. Quelle écoute attentive chez cet homme d'action, resté modeste au fond de sa retraite, discret et délicat, droit et appliqué comme le dessin de sa fine écriture. Quelle écoute attentive malgré sa surdité ! Les yeux restaient pétillants et curieux quand il se penchait vers vous la main et cornet sur son oreille. De quoi croyez-vous que m'a parlé cet homme presque centenaire qui avait été un pont entre deux siècles, un fil conducteur à travers les bouleversements sociaux et politiques. Pas un mot de lui, ni de sa santé, ni même des événements qui venaient comme mourir au pied de ce grand chêne. C'était tout de suite l'interrogation, l'avidité de savoir où en était l'École normale hébraïque cette pépinière qu'il avait plantée à Maghen David qu'il chérissait tout particulièrement comme son dernier enfant et qu'il suivait avec tellement de sollicitude depuis la vigoureuse greffe Braunschvig et Tajouri. Combien d'élèves, quels résultats, quelles perspectives, quels projets? Toujours la préoccupation du futur, de ce qu'il reste à faire. Et ce cercle de l'Alliance avait-il ajouté, qui me donne bien du souci qu'est-ce que le D. E. J. J. pourrait y faire pour un programme vraiment éducatif ? Et où est la question des bourses aux étudiants qui ont besoin de notre concours… C'était à la fois émouvant et fortifiant de contempler le rare spectacle d'un homme en accord profond avec la trajectoire entière de son existence. À cette heure du bilan où les hommes se retournent vers le passé, au moment où ce grand philanthrope pouvait se complaire dans la richesse unique d'une mission accomplie, il gardait les inquiétudes qui honorent les jeunes responsables. Et je voyais sur les murs de sa véranda les documents, les photos, les portraits, tous ces jalons d'un itinéraire bien rempli, toutes ces notes d'une magistrale symphonie. Et je revivais ma première rencontre 25 ans plus tôt avec le président S. D. Lévy dans son bureau de la rue Coli d'où il réglait un peu ses propres affaires et beaucoup les affaires communautaires. Nous sortions de la guerre et entamions les dix années les plus fécondes de l'action éducative et sociale. Contact capital pour un jeune idéaliste qui avait vécu les angoisses des soirs de bataille, les affres de son peuple persécuté, et qui recherchait un champ d'action à la mesure de son rêve. Dès l'abord, j'avais trouvé auprès de mon grand aîné S. D. Lévy un exemple et une confirmation : l'exemple illustré d'une vie consacrée au service désintéressé du prochain, la confirmation authentique de la voie éducative suivant la tradition de nos Sages. Le tout dans la chaleur de l'accueil et de la relation humaine. C'était une chance que je mesure encore mieux aujourd'hui dans un monde qui craque, où la place de l'humain se réduit chaque jour. Pareille rencontre est un bonheur que je souhaite à tellement de jeunes désorientés qui recherchent un réconfort et des raisons d'espérer. Et nous tous en cette terre accueillante et ceux éloignés dans l'espace mais qui restent proche à nos cœurs vibrants en ce jour du Centenaire, ceux qui l'ont connu et ceux qui entendront parler de lui, nous pourrons toujours puiser un encouragement à vivre en retrouvant dans l'épopée du livre des hommes la belle page écrite par notre Maître S. D. Lévy.

Allocution prononcée par Monsieur Émile Sebban
Directeur de l'École Normale Hébraïque
et président du D.E.J.J. Maroc
à la célébration du Centenaire de la naissance de
Monsieur S.D.Lévy
Casablanca, le 15 Décembre 1974.
1er Tebeth 5735





Re: Livre en ligne : Temoignages - Souvenirs et reflexions sur l'oeuvre de l'Alliance Israelite Universelle
25 janvier 2009, 02:55
EN RECONNAISSANCE À UN GUIDE
L. Benzaquen


Donner le nom S. D. Lévy au " Home de Vieillards ", n'est que la très humble et très modeste contribution de la Communauté israélite de Casablanca, au culte que nous devons tous à la mémoire de cet apôtre de la Bienfaisance.

Il est normal qu'une de nos plus belles institutions communautaires perpétue le souvenir de celui qui fut le créateur ou l'inspirateur de presque toutes nos œuvres d'entraide et ce n'est de notre part, qu'accomplir une partie de notre devoir en profitant de l'occasion qui nous est offerte aujourd'hui. La structure et le fonctionnement de notre " Home de Vieillards " ouvert depuis longtemps déjà à nos concitoyens coreligionnaires, mais dont l'adjonction récente d'une aile supplémentaire comporte un grand nombre de lits, nous autorise à parler d'inauguration, d'évoquer tous ensemble dans le recueillement et la dévotion la mémoire d'un de nos plus illustres coreligionnaires, ayant vécu toute sa vie dans notre pays.

Illustre pas ses vertus et par ses qualités morales, et illustre par son activité inlassable en faveur d'un groupement déshérité et non secouru par l'absence totale d'organisme d'entraide au moment où il commença son activité sociale. Celle-ci débuta il y a plus de 60 ans et se poursuivit sans désemparer et sans solution de continuité jusqu'à son dernier souffle, vers l'âge de 95 ans, il y a à peine 18 mois.

Cet homme, qui, s'il ne créa pas tout, inspira tout ce qui se fit dans ce domaine, sut par son enthousiasme communicatif et son sens aigu de la charité dans la dignité, inculquer à tous nos coreligionnaires parfaitement indifférents ou peut-être effrayés par l'ampleur de la tâche le sentiment de la solidarité non pas comme une action de piété, comparable en cela aux prières religieuses ou aux actions de grâce, mais purement intrinsèquement, d'une façon absolument désintéressée donnant à l'homme le véritable sens de la vie.

À la charité de la main à la main, dégradante et discriminatoire, il substitua petit à petit, d'année en année, l'entraide collective stimulante et plus conforme à la dignité de l'homme, par la création d'organismes de toutes sortes dont il patronna les comités et qui, du temps où nous étions plus de trois cent mille juifs dans ce pays, contribuèrent d'une façon substantielle à soulager nos coreligionnaires dans le besoin, et à assurer aussi leur repli ultérieur dans des conditions convenables vers d'autres régions du monde.

Actuellement, en dépit de la réduction progressive du nombre de nos coreligionnaires vivant dans ce pays, des organismes d'entraide juive nous rendent vous le savez bien, d'énormes services et ne sont que la prolongation naturelle donnée par l'impulsion initiale de leur fondateur Samuel Lévy.

Permettez-moi, Mesdames et Messieurs, afin de sortir de l'oubli quelques témoignages, parmi tant d'autres, de l'immense labeur si profondément humain de S. D. Lévy, de vous faire une rétrospective qui nous ramènera à quelques années en arrière.

En Janvier 1953, il y a donc près de 20 ans, peut-être certains d'entre vous s'en souviennent-ils, à l'occasion d'une cérémonie en son honneur parce qu'il allait très prochainement boucler ses 80 ans, un des orateurs disait ceci en substance " S. D. Lévy n'est-il pas l'alpha et l'oméga de toutes les œuvres sociales du judaïsme Marocain ? N'est-il pas le noyau magique d'où sont sortis ces rayons qui s'appellent l'Aide scolaire, la garderie d'enfants, la Maternelle, les Dispensaires de l'OSE, les bourses d'études, Abraham Ribbi, etc, etc, etc. Enfin, l'Asile des Vieillards dont la réalisation le hante maintenant et qu'il saura créer, en dépit des lenteurs et des apathies ? ".

Ainsi donc, Mesdames et Messieurs, cet asile de Vieillards, ce Home de Vieillards en plein fonctionnement ce matin, obsédait sa pensée et il en sentait la nécessité par une intuition d'inspiration divine, sans aucun doute. À ce moment là, vous ne l'ignorez pas, et il n'est pas inutile de le rappeler, le Maroc luttait pour son indépendance, et l'indépendance recouvrée, l'exode de nos coreligionnaires commençait et se poursuivait de façon rapide.

Pour notre bonheur à tous, Samuel Lévy vécut presque 18 ans encore, après cette cérémonie dont je viens de vous parler. Il ne cessa pas, comme on le prévoyait, de harceler les Comités des Communautés qui se succédèrent et qui finirent par être convaincus, avec le Joint, de la nécessité d'une telle œuvre. Grâce à la création de ce Home, ceux qui ne pouvaient pas être concernés par l'émigration parce que, handicapés physiquement ou trop vieux, y trouvèrent leur refuge naturel. Et ainsi, un autre chantier s'ouvrait à l'activité de la solidarité juive, la protection des vieillards, que malheureusement, l'indifférence ou l'égoïsme naturel des jeunes, reléguait au rayon des préoccupations mineures.

Mesdames Messieurs, le Judaïsme Marocain ne manque pas de noms illustres qui ont enrichi son histoire dans le passé et dans le présent, et apporté au prestige de cette grande communauté sépharade des fleurons glorieux et lumineux dont il nous revient d'entretenir la mémoire et de garder le souvenir. Il faut les évoquer à chaque occasion car ils sont une partie de notre patrimoine à transmettre à nos descendants. Ici et ailleurs, une flamme doit toujours être entretenue afin que jamais ne disparaisse la trace de leurs qualités et vertus et que leur souvenir soit le moteur constant de notre comportement.

Presque tous ces noms prestigieux se sont surtout illustrés et signalés par leurs écrits, par leur culture ou par leur piété. Il serait cependant injuste que nous n'engloutissions pas dans la même considération ceux, très rares, qui comme S. D. Lévy n'ont acquis le droit au respect et à l'amour de leurs concitoyens que par leur activité purement sociale, activité simplement humaine, non encadrée de considérations religieuses ou philosophiques, excluant tout développement théosophique pour ne lui conserver qu'une idée encore plus belle par sa simplicité et sa nudité, l'idée de la solidarité et de l'entraide. Ceux qui ont eu le privilège de connaître S. D. Lévy et qui ont pu le suivre jusqu'aux dernières années de sa vie, se rappelleront avec émotion et tristesse mais aussi avec ferveur ce visage au sourire lumineux, reflétant l'espérance et l'enthousiasme, la satisfaction du devoir accompli, suprême récompense offerte par la Providence, à ceux, qui spontanément ont agi comme le voulait D.ieu.

Aussi il importe que la volonté de D.ieu qui a nous envoyé cet apôtre, soit respectée et que se maintienne et se perpétue l'action bienfaisante qu'il a entreprise.

Ce Home que vous venez de visiter, dont vous avez vu les pensionnaires venus de plusieurs coins de notre pays, vous avez pu en apprécier la belle tenue et son merveilleux fonctionnement, non seulement grâce aux grandes qualités de sa directrice Madame Shlouss et de ses collaboratrices à qui je suis heureux d'adresser, en votre nom et au mien, nos chaleureuses félicitations, mais aussi grâce au labeur inlassable de notre collègue à la Communauté, notre ami, Jacques Moreno qui supervise avec une compétence et un dévouement qui mérite toute notre gratitude, la marche de cet établissement dont nous sommes tous fiers et qui fait l'admiration de tous les visiteurs venus d'Europe ou d'Amérique.

Cet établissement a été édifié et est entretenu grâce à la collaboration financière de la Communauté Israélite de Casablanca et du " J.O.I.N.T. ". La Communauté Israélite ne fait que son devoir et essaie par tous les moyens, de trouver des ressources, mais le J.O.I.N.T dont la contribution est particulièrement substantielle, suscite de notre part, une reconnaissance infinie. Je manquerais à tous mes devoirs si je ne profitais pas de cette occasion pour adresser, s'il m'est permis de le faire, au nom de toute la collectivité Juive du Maroc, nos remerciements les plus émus aux donateurs et à leurs dirigeants, ici et ailleurs pour tout le bien qu'ils font à nos coreligionnaires marocains.

Il ne nous est jamais marchandé leur soutien alors que d'autres sollicitations les réclament partout où il y a des juifs dans le monde. Aussi, en fonction d'une équitable répartition des secours, en fonction des besoins évidents et plus impérieux que les nôtres de beaucoup de nos coreligionnaires dans d'autres régions du monde, il importe que nous révisions notre propre contribution à la cause juive; il est temps que ce que nous avons appris du désir de D.ieu de voir les hommes unis par le sentiment de la solidarité, que ce sentiment ne soit pas à sens unique, c'est-à-dire, que nous devons maintenant songer à augmenter notre aide et nos efforts financiers. Nos œuvres sociales communautaires où nos communautés doivent continuer à fonctionner tant qu'il y aura des Juifs qui habitent cette terre, terre de nos ancêtres depuis plus de 2,000 ans.

L'émigration vers d'autres cieux de nos coreligionnaires, loin de diminuer nos problèmes d'entraide, nos préoccupations sociales, les a augmentés par le fait que cette émigration a surtout intéressé la population jeune et rentable et nous a laissé à charge la population inactive.

Des temps meilleurs récompenseront nos efforts, le chemin qui doit déboucher sur la suppression de la haine remplacée par l'amour de l'humanité toute entière, doit être suivi quelle qu'en soit sa longueur, avec patience et ténacité, s'appuyant pour cela sur la pensée du philosophe et qui fut le grand principe de la vie de Samuel Lévy. " Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ".

Discours prononcé par Monsieur Le Docteur L. Benzaquen
Président de la Communauté Israélite de Casablanca
à l'occasion de l'inauguration du
" Home de Vieillards " S.D.Lévy



Re: Livre en ligne : Temoignages - Souvenirs et reflexions sur l'oeuvre de l'Alliance Israelite Universelle
30 janvier 2009, 06:28
LES PORTES DE L'UNIVERS
Naïm Kattan


À l'école de l'Alliance à Bagdad, nous apprénions quatre langues et chacune était une porte ouverte sur une dimension de l'univers. D'abord l'arabe, notre langue maternelle. Notre école était, dans tout le pays, l'une des meilleures pour l'apprentissage de cette langue. Nombreux sont les écrivains, les journalistes, les professeurs spécialistes de grammaire et de langue arabes qui ont fait leurs classes dans notre école. Parmi eux, aujourd'hui encore, certains occupent des chaires d'arabe dans diverses universités israéliennes. Nos maîtres nous inculquaient l'histoire et la civilisation de notre pays.

Dès les premières années, nous nous initiions à déchiffrer les paroles de la Torah, à réciter les prières et quand, chaque année, nous partions en excursion à Babylone, le professeur qui nous accompagnait ne manquait pas de nous rappeler que c'était là que nos ancêtres avaient été emmenés comme prisonniers par Nabuchodonosor et qu'ils avaient appris à découvrir les chemins de la liberté, non seulement en préservant la Loi mais en l'étudiant, en la commentant. Nous leur devons, comme tous les autres juifs, le Talmud.

Nous étions Irakiens et nous étions Juifs. Plus qu'une leçon, ce fut un état d'esprit qui nous fut inculqué et qui continue de nous animer tout au long de notre vie, où que nous soyons.

Nous découvrions chaque jour que notre école avait été fondée par des Juifs d'un autre pays, d'un pays de grande civilisation : la France. Dans un territoire dont les huit-dixièmes de la population étaient des illettrés, la communauté juive se distinguait par son vaste réseau scolaire.

Établissements qui suivaient, selon la loi, les programmes de l'État et qui, en plus, dispensaient un enseignement religieux hébraïque. Deux institutions se distinguaient : l'école Shamash, fondée par une famille de Bagdad qui avait fait fortune à Manchester et qui préparait les élèves à l'examen du " matriculation " britannique et, les écoles de l'Alliance, celle des garçons, celle des filles et la maternelle qu'on surnommait '' l'asile ''.

En plus de l'arabe et de l'hébreu, nous apprÉNIOns l'anglais et le français. Certains de nos professeurs, venus de Salonique ou d'Alger, ne connaissaient pas notre langue et nous indiquaient la voie qui nous conduisait à ce pays, devenu mythique pour moi, la France. J'aimais bien l'anglais, mais, quoique invisible dans nos murs, la Grande-Bretagne, nous colonisait. Les leçons de liberté me parvenaient en français, dans les livres de Gide, de Romain Rolland et de Malraux que je pouvais emprunter à la bibliothèque de l'école. Leurs textes n'étaient pas contredits par une présence coloniale.

Un dicton arabe dit que celui qui m'apprend une lettre me possède comme esclave, man allamani harfan malakani abdan. L'école de l'Alliance m'a appris la première lettre de chacune de mes langues. Elle m'a appris à être l'enfant de mon pays, d'où les circonstances historiques et politiques m'ont chassé; elle m'a incité et m'incite encore à tenter d'être digne de mes ancêtres talmudistes, à accueillir Shakespeare dans sa langue et à m'alimenter à toutes les richesses de la France. Les premières lettres auraient suffi pour me remplir de gratitude, mais toutes les autres ont suivi et je ne cesse de les déchiffrer et d'essayer de les inscrire jour après jour.

Extrait de "Les Cahiers de l'Alliance Israélite Universelle" (Juillet 2000 No.22, Page 28)


Re: Livre en ligne : Temoignages - Souvenirs et reflexions sur l'oeuvre de l'Alliance Israelite Universelle
09 février 2009, 07:48
L'ALLIANCE ISRAÉLITE UNIVERSELLE,
DE L'IDENTITAIRE AU RELATIONNEL
Gérard Israël


L'idée est impossible à formuler. Elle gît dans l'inconscient collectif des communautés mais quelquefois, lorsqu'un événement en rappelle la gravité, elle surgit sous une forme déstructurée. Cependant la peur du recommencement est bien là, obsédante et démoralisante. En parler serait en accepter la fatalité. Et pourtant le premier devoir des juifs, comme celui de tous, reste de faire que les causes profondes de l'antisémitisme meurtrier soient éradiquées et que les conditions qui ont permis à Hitler, à ses séides et à ses alliés, de mettre en œuvre, somme toute aisément, leur entreprise criminelle, soient définitivement extirpées.

La première initiative avancée au lendemain même de la guerre a été celle d'un historien. Jules Isaac a immédiatement désigné le point crucial : il y avait dans l'enseignement chrétien concernant les juifs un germe qui contaminait gravement la mentalité du peuple chrétien. On admettait, comme un dogme, le principe selon lequel les juifs avaient mis à mort Jésus dont ils avaient refusé le caractère divin et continuaient d'opposer à l'envoyé de Dieu ce même refus, aujourd'hui comme hier, qu'en fait ils refusaient Dieu Lui-même et surtout que, par leur seule existence, ils empêchaient la venue d'une ère nouvelle pour l'humanité.

Le grand mérite de Jules Isaac a été de formuler clairement les choses : il fallait obtenir des autorités catholiques et des protestants qu'ils modifient en profondeur la signification qu'ils donnaient fallacieusement au concept juif. Le changement était défini comme très important sur les plans religieux et spirituel, il l'était encore plus en considération des catastrophes que l'enseignement chrétien avait entraînées tout au long de l'histoire.

Les résultats obtenus au cours de ce dernier quart de siècle, auxquels l'Alliance israélite universelle n'est pas restée insensible et que Les Nouveaux Cahiers ont régulièrement analysés et commentés positivement, ne doivent pas faire oublier que beaucoup reste à faire pour que le nouvel enseignement chrétien concernant le judaïsme et les juifs pénètre enfin dans les paroisses les plus reculées et même en Europe, et cela malgré la résurgence d'un intégrisme religieux qui reste hostile à tout dialogue judéo-chrétien. Jules Isaac a ouvert une voie dont le but, s'il est en vue, n'est pas encore atteint, loin de là.

Il y eut, toujours au lendemain de la guerre, une réaction plus politique. Il fallait créer un ordre international qui empêcherait juridiquement et concrètement la criminalité totalitaire de certains États dirigée contre tout ou partie d'un peuple, d'une nation, d'une minorité, d'un groupe d'individus.

C'est René Cassin qui, le plus clairement, donna forme à cette nouvelle idée. Président de l'AIU, il savait ce qu'il faisait en proposant que soit instituée une autorité supérieure à celle des États. En faisant finalement admettre que les individus devaient devenir sujet du droit international et qu'ils pourraient recourir directement, au-delà du pouvoir étatique dont ils dépendaient, à la communauté internationale pour demander justice, l'ancien Prix Nobel de la paix a fait accomplir à l'humanité un pas extraordinaire. René Cassin savait (il le disait aux membres du comité central de l'Alliance) que la seule façon d'éviter des drames comme le massacre des juifs européens était de donner à la communauté internationale les moyens d'intervenir pour les prévenir ou pour les sanctionner lorsqu'ils s'étaient produits.

Là non plus le succès n'est pas total mais la récente création d'un Tribunal pénal international chargé de juger les individus non les États, idée que René Cassin et l'Alliance ont soutenue avec force, constitue un pas décisif même si ce tribunal reste limité à l'ex-Yougoslavie et au Rwanda et s'il convient d'obtenir, malgré les difficultés, qu'il acquière très vite une compétence universelle.

Avec Jules Isaac et René Cassin, une modification en profondeur de l'histoire des religions et du droit international a été entreprise. L'Alliance et, avec elle, le judaïsme européen tout entier conservent le cap, dans la vigilance et l'optimisme.

Il y eut aussi une réaction d'un troisième type. L'idée de départ en était qu'après deux milles ans d'histoire, le judaïsme demeurait une énigme pour la civilisation. Il était considéré depuis toujours comme un ensemble de pratiques, au mieux comme une réflexion sur un rituel compliqué, voire incompréhensible. Dès lors, redonner naissance, donner une nouvelle naissance, à la pensée juive, rétablir sa dignité et sa prééminence dans le monothéisme, étaient de nature à réduire l'incompréhension et à empêcher la persécution. La renaissance du judaïsme comme conception du monde et comme théorie de la connaissance ne relevait plus de l'utopie, elle avait désormais un lieu, l'intelligence des nations.

Les acteurs de cette nouvelle vision d'un savoir millénaire ont été, et sont toujours, nombreux et compétents. Nous dirons peut-être qu'avec Emmanuel Levinas, le savoir judaïque a franchi les portes de l'Université, non comme un simple élément de l'histoire des religions mais comme un humanisme, une perception de l'homme dans sa dimension morale et spirituelle. Emmanuel Levinas (il serait injuste de ne pas citer également Léon Askénazi et André Néher) a réussi à transcender une opposition fondamentale qui a été de tous temps un lourd handicap pour les intellectuels juifs. Le fait que Levinas dirigeait à Paris une école de l'Alliance et qu'il siégeait au comité central de l'AIU lui a certainement permis de dominer la difficulté : fallait-il se contenter de renforcer le caractère identitaire du judaïsme en l'enseignant dans la pure et bonne tradition à des disciples convaincus ? Ou fallait-il, obéissant au même mouvement, mettre en évidence, dans une optique relationnelle, les transitions qui permettaient aux différentes traditions philosophiques et religieuses de comprendre enfin les éléments d'une pensée religieuse qui imprègne fondamentalement une société dite aujourd'hui judéo-chrétienne ?

Certes les deux possibilités n'étaient pas exclusives l'une de l'autre mais, au lendemain de la guerre, le relationnel semblait moins urgent que l'identitaire. En effet, par une réaction normale, les rescapés étaient plus soucieux de mieux comprendre leur être propre que de démontrer aux autres la grandeur du judaïsme. Mais cette attitude compréhensible ne saurait être confondue avec certaines tendances de nature fondamentaliste tendant à tourner le dos à tout ce qui ne constitue pas un approfondissement identitaire.

Le génie de Levinas a été de démontrer, par son enseignement, que l'identitaire et le relationnel constituaient deux mouvements nécessairement concomitants. Ainsi est née une forme de pensée qui reste de nature à susciter pour le judaïsme un intérêt général, réducteur de l'antisémitisme doctrinal et générateur d'une sympathie qui va bien plus loin que la compassion, la commisération ou la componction. Désormais, le judaïsme, dans toute sa complexité, est perçu par beaucoup comme une ouverture vers l'humanisme contemporain et comme un facteur d'élucidation d'une pensée religieuse authentique. Encore faut-il renforcer cette extraversion de la pensée juive en acceptant honnêtement le dialogue inter-religieux : être compris, mais aussi comprendre.

L'histoire de l'AIU prouve là encore que les deux principes relèvent de la même mouvance.

Tout au long des cent trente-cinq ans de son existence, l'Alliance a ouvert et fait fonctionner des écoles de culture française dans lesquelles le savoir traditionnel a pu s'épanouir. Cette ambivalence de la pédagogie Alliance, quelquefois critiquée, reste un élément essentiel de sa modernité et de son succès. Elle se fonde sur l'idée que la fierté d'être juif relève aussi aujourd'hui, et peut-être essentiellement, de la relation à autrui.

Jules Isaac, René Cassin, Emmanuel Levinas ont illustré trois temps forts d'une réflexion, issue de l'angoisse, mais qui reste plus que jamais actuelle et nécessaire.


Re: Livre en ligne : Temoignages - Souvenirs et reflexions sur l'oeuvre de l'Alliance Israelite Universelle
14 février 2009, 07:03
LES DEUX VERSANTS DE LA PENSÉE D'EMMANUEL LÉVINAS
Gérard Israël


L'homme qui nous a quittés a marqué son siècle, non certes comme un acteur politique, mais comme un penseur, un philosophe et un passionné de la tradition juive.

Pour l'Alliance, il était avant tout le serviteur d'une idée, celle avancée par les fondateurs et poursuivie par leurs successeurs. Déjà avant guerre, il était attaché à la direction du service scolaire de l'A.I.U. puis, après cinq ans de captivité en Allemagne, il occupa à titre provisoire le siège de secrétaire général, rue La Bruyère. Enfin, il prit la direction de l'École normale de la rue d'Auteuil, où il put se livrer au plaisir infini qui consistait pour lui à ouvrir les portes de l'interprétation juive. Ses élèves étaient des sépharades, en général originaires du Maroc, ce qui à la fois lui facilitait et lui compliquait les choses. Il était impatient de voir ces jeunes gens, assez éloignés de la formation gréco-latine, devenir des maîtres universels, juifs et philosophes.

À l'Alliance, pendant longtemps, il donnait tout son temps, au détriment sans doute de l'œuvre philosophique qu'il portait en lui. Il avait accepté des missions au Maroc, en Israël; il en faisait des relations peu administratives, mais toujours convaincantes, fondées sur son unique passion : trouver le cheminement qui pouvait conduire à l'approche de la vérité. Il craignait le rigorisme administratif de la rue La Bruyère, il cherchait à s'y conformer…, sans trop convaincre de sa vertu bureaucratique.


Lorsqu'en 1961 il soutint sa thèse, Totalité et Infini, l'Université française reconnut enfin en lui un de ses principaux maîtres. Il put dès lors être coopté au comité central de l'A.I.U. Il y fut assidu et intervenait souvent sur les questions politiques autour du conflit du Proche-Orient. Son débit rapide, ses références allusives et peut-être une certaine timidité faisaient que la subtilité de son opinion n'était pas toujours saisie.

Lévinas, pour sa part, avance l'élément essentiel d'une pensée à la fois philosophique et poétique. Il le fait sous forme interrogative : " Le visage du prochain n'est-il pas le lieu original où la transcendance appelle une autorité par une silencieuse voix où Dieu vient à l'idée ? "

On a voulu présenter la pensée de Lévinas comme ayant deux versants, l'un philosophique, l'autre judaïque. Et Lévinas lui-même disait quelquefois, peut-être comme Spinoza, que les deux modes de pensée différaient. Il écrivait même : " La philosophie est platonicienne ", c'est-à-dire grecque, et pourtant, rattacher la transcendance, plus exactement son lieu, au visage du prochain, n'est-ce pas un mouvement qui trouve sa source ailleurs que dans la philosophie grecque? Au demeurant, l'idée même d'un lieu pour la transcendance, l'invocation d'une " autorité " ou celle d'une " silencieuse voix " donnent à l'idée de Dieu une dimension peut-être autre que philosophique. Mais le membre essentiel de la phrase est : " Dieu vient à l'idée ". On pourrait dire que Dieu vient à l'idée par hasard, par association d'idées, par effraction. On a envie de dire : " Tiens, Dieu est là ". Un Dieu subreptice, advenu par inadvertance. Dieu se révèle ainsi dans l'intersubjectivité… sans qu'on y prenne garde.

Comme on le voit, Lévinas n'a pas seulement été l'ambassadeur de la phénoménologie, il n'a pas seulement converti les Sartre, les Gabriel Marcel ou les Merleau-Ponty, ou même les Jean Wahl ou les Jean Hyppolite à une méthode philosophique nouvelle, il a, comme le dit Jacques Derrida, " le premier introduit une mutation discrète mais irréversible, l'une de ces très puissantes, très singulières, très rares provocations qui, dans l'histoire depuis deux mille ans auront ineffaçablement marqué… Autre chose en tout cas qu'un simple dialogue entre la pensée juive et les autres, les philosophies d'ascendance grecque ou les autres monothéismes abrahamiques ". C'est vrai, Lévinas a su donner à la pensée juive un contour, une configuration que l'Occident gréco-chrétien a pu comprendre.

Pour lui en effet, si l'itinéraire extatique commence " tout de même dans l'intelligence ", il n'en demeure pas moins, comme il l'écrit, que " cette nostalgie ou cette piété ou ce recueillement allant au-delà et au-dessus de l'intelligible, présent à l'intelligence, est philosophie, aspiration à une sagesse qui n'est pas savoir, qui n'est pas représentation, qui est amour. "

Les philosophes de l'existence, les phénoménologues n'ont jamais produit de morale véritable, de morale philosophique, ni Husserl, ni Heidegger, ni Cassirer, ni à plus forte raison Sartre ou Merleau-Ponty. Lui, Lévinas, introduit l'amour, non pas comme mode de connaissance au sens platonicien, mais comme nostalgie (de l'Être) et piété. Et il peut écrire : " L'aspiration au retour est le souffle même de l'esprit. "

On comprend pourquoi des philosophes aussi éloignés qu'ils puissent être des connaissances traditionnelles aient pu voir en Lévinas le poète et le penseur d'un savoir qui a échappé à tant de générations. À cet égard, son mérite est immense.


Mais il était heureux d'être au cœur d'une équipe fidèle à la tradition du judaïsme français, discrète, non agressive, active dans le domaine de l'éducation et dans celui des droits de l'homme. En 1965, il participa avec l'avocat général Raymond Lindon et le professeur Pierre-Maxime Schuhl aux études qui ont préludé à la naissance des Nouveaux Cahiers. Dès le numéro 3, il collabora à la revue par un important article intitulé " Dialogue avec Martin Buber ". Par la suite, il contribua aux numéros 6, 7, 31, 32, 54, 60, 71, 78, 85, 86, 101 et Les Nouveaux Cahiers lui ont consacré un numéro entier, le no 82.

Il avait une sorte de prédilection pour le colloque des intellectuels juifs de langue française auquel il réservait ses fameuses leçons talmudiques.

Pour l'Alliance, Emmanuel Lévinas restera un titre de gloire. Avant les autres, dans cette maison, on a reconnu le génie.

Car c'est de génie qu'il s'agit.

Cet homme a modestement, presque en s'excusant, introduit en France une nouvelle dimension de la philosophie, initialement formulée par l'Allemand Husserl et illustrée par un autre Allemand, moins sympathique, Heidegger. La réflexion philosophique en France et en Europe occidentale partait du cogito - du fameux Je pense, donc je suis, et continuait par l'argument suivant, la célèbre preuve par les effets : Je pense, donc je suis. Je suis quoi? Je suis une pensée et parmi toutes mes pensées, il y en a une qui fait problème, c'est celle de l'infini. Cette idée est impensable, elle ne peut venir de moi, il y a donc nécessairement un être qui l'a mise en moi, cet être, c'est Dieu. Lévinas formule merveilleusement la difficulté du cartésianisme : " l'idée cartésienne de l'infini (se situe) dans une pensée qui se trouve penser plus qu'elle ne saurait embrasser ". Avec Husserl, Lévinas introduit l'idée qu'il existe au plus profond du sujet du Je pense une visée, une intention de découvrir, une pensée intentionnelle. Cette intention est dirigée vers la transcendance. Lévinas pense que " la recherche du lieu originel de cette idée de l'infini et de sa transcendance est sans doute l'un des problèmes principaux de la philosophie. "

La transcendance doit certes être prise en son sens étymologique : trans (traverser) vers le haut (ascendance) : trans-ascendance. Mais elle n'est pas aussi lointaine que l'on peut croire… Le lieu de la transcendance, c'est le visage du prochain, celui qui apparaît parce que l'homme est capable, " de vigilance extrême en face de son prochain absolument autre ". Cette vigilance n'est pas celle du regard, ni celle d'un vigile, elle est celle " d'une responsabilité qui de moi à l'autre est transcendance dans laquelle l'altérité de l'autre, irréductible, me concerne moi, en tant qu'élu et irremplaçable ".

Lévinas se fait ici l'écho d'un philosophe juif avec lequel il a dialogué, Martin Buber, qui écrivait : L'homme est " cet Incomparable unique dans le temps et dans l'instant, ce visage qui n'a jamais eu de pareil, ces voix encore jamais entendues, ces gestes jamais vus, ce corps doué d'une âme… Chaque homme étant unique, toute naissance est celle du premier homme au monde. "

Mais il y a plus.

Dans les relations inter religieuses auxquelles l'Alliance est particulièrement attachée, l'auteur de "Difficile liberté " a ouvert une voie dont l'exploration commence à apporter sa récompense. Il ne suffisait pas d'exposer et de faire partager la grandeur de l'interprétation juive, ni la problématique des relations Créateur-créature, ni même l'extraordinaire signification des pratiques du judaïsme rabbinique, il fallait encore trouver le passage susceptible de permettre aux chrétiens de comprendre en quoi leur propre religion était en situation de dépendance par rapport au judaïsme. En un sens, Lévinas a rendu service aux penseurs chrétiens. Il leur a permis, grâce à son enseignement modeste et subtil, de renouveler certains de leurs propres concepts. Notamment l'amour et la morale qui en découle, et peut-être la nature même de la divinité. Peut-être était-ce une question de tact ou de pudeur, toujours est-il que Lévinas n'a pas rendu impossible, parce qu'il a su tourner le dos à la radicalisation, un dialogue entre les religions. Un dialogue comme il le voyait, c'est-à-dire également comme une aperception de la sociabilité. Comme il le dit : " aller vers l'homme là où il est véritablement autre. "

Cette philosophie ne pouvait conduire qu'à une définition des droits de l'homme.

Les droits de l'homme apparaissent pour Lévinas comme un à priori " indépendant de ce qui est convenu ", c'est-à-dire indépendant des conventions et des déclarations communes, bien que les hommes aient la tâche de formuler les exigences de la liberté. La pensée critique des droits de l'homme consiste exclusivement à rechercher les conditions de leur possibilité. Lévinas écrit : " Le droit de l'homme ne prend sens, absolument et originellement, qu'en autrui comme droit de l'autre homme; droit à l'égard duquel je ne suis jamais quitte. "

Ainsi apparaît le cœur de la pensée d'Emmanuel Lévinas : " L'humanisme de l'autre homme. "

Tel était, je crois, celui dont l'Alliance, et Les Nouveaux Cahiers en particulier, déplorent aujourd'hui la disparition et la perte.


Re: Livre en ligne : Temoignages - Souvenirs et reflexions sur l'oeuvre de l'Alliance Israelite Universelle
20 février 2009, 02:03
RENÉ CASSIN : REDONNER CONFIANCE À L'HUMANITÉ
Gérard Israël


La France était pratiquement libérée, mais la guerre continuait. Les armées alliées piétinaient au seuil du grand Reich; les prisonniers de guerre français n'étaient pas de retour… quant aux déportés… on ne savait rien. Il fallait cependant reconstituer la France dans sa plénitude républicaine. En cette fin d'année 1944, les élections générales étaient évidemment impossibles, mais le général de Gaulle, soucieux de paix civile et désireux de démontrer, si besoin en était encore, qu'en droit, la République n'avait jamais cessé d'exister, décida que le rétablissement du Conseil d'État assurerait aux Français, à défaut d'un Parlement, une garantie essentielle quant à leurs libertés individuelles. C'est au professeur René Cassin qu'il confia cette tâche. René Cassin devenait le gardien des limites de l'État et le garant des libertés du citoyen.

Entre l'État et René Cassin, c'était une longue histoire : après sa blessure au front en 1914, il s'était déjà, avec les anciens combattants, retourné contre l'organisation étatique qui n'avait pas su ou pu éviter la guerre. L'État devait réparation à ceux qui avaient consenti tous les sacrifices. Pour le jeune juriste, en premier, l'État se devait d'être protecteur sinon pourquoi l'État ? Peu importait que l'Allemagne dût payer, les mutilés, les veuves, les orphelins ne connaissaient que la France…

Avec la montée du nazisme, René Cassin le pacifiste, lui qui voulait, avec Briand, mettre la guerre hors la loi, décèle une perversion majeure : l'État comme moyen de domination politique sur les citoyens. Il dénonce de Léviathan étatique, tel qu'il apparaît dans les régimes totalitaires, et s'insurge contre l'État au pouvoir sans limites, conçu comme un absolu, autour des conception hégéliennes.

Mais en choisissant René Cassin, le général de Gaulle entendait surtout mettre à sa juste place un de ses tout premiers compagnons, arrivé à Londres le 28 juin 1940, porteur de cette idée que la France républicaine n'était pas morte.

Des le premier instant, René Cassin a légalisé la France Libre. Ce n'est pas tellement qu'il rédigeât l'accord Churchill/de Gaulle qui conférait aux Français libres la dignité d'alliés à part entière. Ce fut surtout que l'ancien délégué à la Société des Nations incarnait une certaine idée de la France d'avant-guerre. Par sa présence, il montrait qu'en un sens, cette France-là n'avait pas failli.

Parmi ces jeunes officiers irréductibles, en uniformes disparates, traumatisés par une incompréhensible défaite sur le terrain, René Cassin incarnait une étonnante " singularité civile ", doublée, comme le remarque Jean-Louis Crémieux-Brilhac, d'une grande " dignité culturelle ". Son statut au sein de la France bientôt combattante, est ainsi quelque peu exceptionnel. Pourtant, il a connu la guerre et quelle guerre!

Au fil des mois, René Cassin comprend que dans l'esprit de beaucoup, peut-être inconsciemment, on impute à la IIIe République la responsabilité de la défaite. Il se fixe alors secrètement la mission d'être le gardien de l'esprit républicain de la France Libre. Il s'autodésigne comme le " garde du sceau " républicain de la France Libre.

C'est sur ce thème que s'établit le dialogue de Gaulle-Cassin, un dialogue qui, au-delà des nécessités de l'organisation de la guerre, est empreint d'amitié.
De Gaulle et Cassin…

D'un côté un officier de carrière rebelle à l'autorité, un catholique de tradition, un visionnaire d'une France éternelle, séduit par Barrès.

De l'autre, un professeur de droit, théoricien d'un monde sans guerre, un israélite de vieille tradition, soucieux de l'humanité, un intime de la pensée de Victor Hugo.

Tous les deux pourtant sont également ennemis du totalitarisme et du racisme, dreyfusards pourrait-on presque dire, ayant en commun une lecture comparable de l'histoire de la France.

Avant même d'être convoqué à Alger en août 1943, par le chef de la France combattante, René Cassin poussa, si l'on peut dire, le général de Gaulle à l'intransigeance. Il combattit par le verbe et par la plume les adhérences vichystes perceptibles dans une partie de la population européenne d'Algérie.

Mais il y avait peut-être plus grave. Déjà à Londres, il savait que cette guerre-là n'était pas comme les autres. Nombreux étaient les signaux qui avaient révélé, avant même l'ouverture des hostilités, le projet exterminateur des nazis à l'égard des populations juives.

Un monde s'était écroulé. Celui des bonnes volontés humanitaires. La réalité du massacre de millions de personnes civiles pour motif racial fut vite connue. Et de Gaulle voulut que René Cassin se chargeât de préparer, sur ce plan également, l'après-guerre, c'est-à-dire l'heure de la justice. La mission du doyen des Français libres était claire : qualifier le crime; le réprimer; empêcher son renouvellement.

Il s'agissait d'un crime sans exemple qu'on désigna sous le vocable de génocide. Et René Cassin, le juriste, écarta l'idée qu'en l'espèce, le principe de la non-rétroactivité des lois pénales pût s'appliquer. De même, la répression ne devait pas viser que les quelques individus directement coupables de l'exécution monstrueuse d'une politique décidée par d'autres. Il y avait incontestablement un niveau à définir à partir duquel, lui, le juriste, aurait à délimiter une part de responsabilité collective. Celle par exemple du parti nazi tout entier puisque le crime faisait partie du programme politique auquel chaque membre avait ipso facto adhéré.

Il restait peut-être le plus important : viser une organisation du monde qui empêcherait le retour d'une telle ignominie.

Avant-guerre, les droits de l'homme n'étaient pas un enjeu de politique internationale, ils relevaient de la bonne volonté des États. Désormais, il fallait que les libertés devinssent une obligation internationalement garantie. Vice-président du Conseil d'État de son pays, René Cassin se retrouva, sur la scène internationale, au sein des Nations Unies, chargé de limiter le pouvoir des États au regard des individus et des nations.

Dès 1947, des philosophes de tout bord avaient été sollicités par l'Unesco dans le but d'informer ceux qui préparaient la Déclaration universelle.

La réponse de Jacques Maritain retint l'attention du futur prix Nobel de la Paix. Le penseur chrétien estime que la raison ne saurait fonder la légitimité des droits de l'homme. Ces derniers résultent pour lui du " droit naturel " et, par conséquent, ils ne doivent pas être accordés par les États mais reconnus tout simplement. Dès lors, ils sont universellement valables et nul ne peut, fût-ce provisoirement, en interrompre l'application. Mais l'ordre naturel, pour Jacques Maritain, n'est pas un ordre positif, " il se fonde dans un absolu supérieur du monde ". Dans un monde sans Dieu, la fin justifierait les moyens.

D'autre part, l'amitié qui liait Mgr Roncalli à René Cassin fut peut-être à l'origine d'une évolution extraordinaire de l'Église. Le bon Pape Jean XXIII, en promulguant, peu avant sa mort, l'encyclique Pacem in terris ne faisait en fait que proclamer une déclaration catholique des droits de l'homme, et allait même, sur le plan des droits sociaux notamment, plus loin que la Déclaration universelle.

De même, l'ancien Français libre voyait dans le soutien que lui apportait l'Alliance israélite universelle, œuvre qu'il présidait depuis qu'en pleine guerre le général de Gaulle lui avait confié cette tâche, une adhésion globale du judaïsme tout entier et en particulier celle des juifs français, à l'idée d'un ordre international fondé sur les droits de l'homme. Certes, René Cassin estimait que les droits de l'homme devaient être considérés comme positifs et que l'individu était lui-même un absolu. Mais la conception religieuse des droits de l'homme ne le gênait pas, pourvu que les religions aient la force de reconnaître qu'elles placent la personne humaine, individuellement considérée, au centre de leur vision du monde comme totalité.

Mais, précisément, cette organisation du monde posait un problème socio-politique dont il fallait définir la perspective : dès le début des années 30, René Cassin avançait sa conception d'un monde organisé fondé sur la primauté de la loi internationale et sur la sécurité collective. L'homme du 28 juin ne restait au demeurant pas dans l'abstraction et parlait de " police internationale " dotée du pouvoir de faire appliquer le droit international; il parlait de sanctions collectives prises à l'égard d'États récalcitrants. Il visait un ordre international, ce qui impliquait une renonciation à la compétence exclusive des États, une renonciation des États à une part de leur souveraineté au profit de la communauté des États.

Mais, pour René Cassin, le monde organisé qu'il appelait de ses vœux ne devait pas se fonder exclusivement sur les intérêts des États mais surtout sur un droit collectivement défini et en particulier sur les droits des hommes. L'ordre international, dans son esprit, supposait l'accession de l'individu au rang de sujet du droit international. Il savait la résistance des États à ce projet. Il savait que les États ne renonceraient pas facilement à leurs privilèges et à une partie de leur autorité. Comme il le disait devant le jury qui venait de lui accorder le prix Nobel de la Paix : " Je ne crois pas aux nuits du 4 août dans ce monde tendu et dur qui est en pleine transition ". L'organisation du monde supposait qu'une force supérieure aux États impose la loi commune.

L'actualité de la pensée de René Cassin ne crée pas seulement, chez ceux qui ont eu le bonheur de l'écouter et de l'entendre, un légitime sentiment de satisfaction. Elle ouvre un devoir d'intervention dans les affaires du monde. Elle crée une véritable obligation politique dont les droits de l'homme seraient l'arc-boutant.

Aujourd'hui, à la faveur de l'effondrement d'une idéologie réductrice, à l'Est du continent européen, la sécurité collective ne relève plus de l'illusion.

Les historiens se demanderont longtemps quelle fut la raison profonde de ce bouleversement inattendu et bienvenu, de ce retour de 200 millions d'Européens dans la communauté internationale.
Le défi économique lancé par les États nantis?

Le " banco " nucléaire impossible à suivre ?

René Cassin, lui, aurait certainement pensé que l'idée des droits de l'homme, grâce à des processus comme celui d'Helsinki, a pénétré les dirigeants et les peuples et que ces derniers, poussés par une force incoercible, ont fini par imposer leurs vues.

Rien ne peut en effet arrêter, c'était la conviction de René Cassin, la marche des hommes vers la liberté.

Allocution faite à l'occasion de la publication de son livre
René Cassin (Desclée de Brouwer)


FIDÉLITÉ ET MODERNITÉ - 140 ANS D'ALLIANCE
Marc-Alain Wolf


Je ne peux offrir ici qu'un témoignage extérieur, n'ayant jamais " habité " la maison. L'Alliance, c'est, bien sûr, cette curieuse institution de la République qui est allée répandre la " double culture ", française et juive, à d'innombrables enfants, principalement " méditerranéens ". Œuvre de colonisation culturelle qui éveille encore, minoritairement, quelques réticences. La France y a gagné un rayonnement durable qui a suivi les migrations du siècle. L'Alliance a certainement contribué à faciliter l'intégration séfarade en France et dans d'autres pays occidentaux francophones. Plus ironiquement, elle permet aujourd'hui, en Israël, le maintien d'une présence française qui ne doit plus grand' chose à la métropole.

Mais l'Alliance, c'est aussi une belle ambition d'universalité qui a donné naissance à une pensée juive de langue française diverse, féconde, souvent brillante, mais dont la cote d'écoute n'est malheureusement plus à la hauteur de ses mérites.

Enfin et surtout, l'Alliance est un état d'esprit, la recherche d'un mariage (comme son nom l'indique) ou d'un équilibre. Non plus seulement entre une culture nationale et une religion, mais plus généralement aujourd'hui entre la modernité et la fidélité. Avec d'autres, elle mène un double combat contre les deux grands courants opposés du judaïsme contemporain, qui sont l'oubli de soi d'un côté et, le repli sur soi de l'autre.

La modernité et l'orthodoxie, l'université et la yéshiva semblent s'éloigner l'une de l'autre, en Israël comme en Diaspora. L'indifférence, la méfiance et le mépris réciproques semblent être malheureusement plus développés aujourd'hui qu'hier. Avec la création de l'État d'Israël, la crainte ancestrale et salutaire d'une disparition du judaïsme a été remplacée d'abord par la peur légitime de la défaite militaire puis, à partir de 1967, par le souci exclusif d'affirmer et d'imposer son point de vue. Qu'il est triste le judaïsme, quand il sombre dans les haines fratricides et les excommunications. Sa diversité n'est pas révocable. Montréal, d'où j'écris ces quelques lignes, est un bel exemple d'harmonie relative entre toutes les tendances imaginables de notre judaïsme qui, en plus, s'exprime et vit dans cinq langues (hébreu, anglais, français, russe et yiddish). Tout n'est certainement pas parfait, mais la plupart des membres de la communauté y trouvent leur compte. L'assimilation y est peut-être un peu moins préoccupante qu'ailleurs. Chacun finit par trouver un lieu accueillant, adapté à ses besoins et à sa sensibilité. Ce judaïsme à la carte effraie les puristes, mais sa transmission s'en retrouve facilitée. Longue vie à l'Alliance, à ses écoles, à ses revues et à ses lieux de rencontre (comme le Cercle d'études juives de Montréal), où des Juifs différents se côtoient, se questionnent et s'écoutent, où le judaïsme est célébré sans restriction.

Extrait de "Les Cahiers de l'Alliance Israélite Universelle" (Juillet 2000 no.22, Page 26)


L'ENSEIGNEMENT DES ÉTUDES JUIVES
DANS LES ÉCOLES DE L'ALLIANCE
Moïse Ohana


Je voudrais, à la mémoire de Jules Braunschvig (z''l) et à l'occasion du cent quarantième anniversaire de la fondation de l'Alliance, évoquer un petit épisode dans l'histoire des études juives des écoles de l'Alliance au Maroc.

(…) L'École normale hébraïque de Casablanca venait d'être créée sur l'initiative de M. Braunschvig, qui était très attaché à l'éducation juive. Or, dans l'échelle des priorités de l'époque, l'enseignement du judaïsme n'était malheureusement pas très élevé.

L'argument que nous avons alors invoqué était que les études juives à l'Alliance, de l'avis de beaucoup et malgré les progrès récents, continuaient à faire figure de parent pauvre et faisaient très peu honneur à la tradition d'exigence, de rigueur et de qualité des écoles de l'Alliance au Maroc et ailleurs.

Convaincu du bien-fondé de notre requête, M. Braunschvig accepta la création d'un projet de classes dites " pilote " où les études juives seraient plus à l'honneur, au cours complémentaire de Meknès, puis à celui de Casablanca.
Le projet visait à augmenter le nombre d'heures consacrées à l'étude du judaïsme, les faisant passer de cinq à dix heures par semaine. Ce fut une véritable révolution dans le contexte de l'époque. Grâce à l'ascendant et au respect dont jouissait M. Braunschvig, cette réalisation devint possible. C'était à nos yeux une She'at Ratson, un moment de grâce peu commun, dont nos enfants les élèves de l'Alliance, ont tiré grand parti.

Au cours des quatre années qu'il a duré, près de deux cents élèves ont bénéficié de ce programme et ils en gardent tous, où qu'ils soient aujourd'hui de par le monde, un souvenir ému et reconnaissant (…).


Extrait de "Les Cahiers de l'Alliance Israélite Universelle" (Juillet 2000 no.22, Page 28)


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