DE LA PART DE DAVID BENSOUSSAN
MOGADOR 50 ANS APRES par David Bensoussan
Premières impressions
Ce qui m’a surpris après 50 ans d’absence, est la relativisation des dimensions de la ville de Mogador. D’une part, les jardins qui bordent le Méchouar et que je considérais être à mes yeux une jungle véritable lors de mes jeux d’enfants, m’a eu l’air d’un jardin Bonzai. La Place de l’Horloge qui contenait alors des places de stationnement et une aire de jeux autour d’une ancienne fontaine, me paraissait avoir rétréci. Par contre, et cela est peut-être dû à ma visite matinale, au moment où les rues étaient encore vides, la Médina me parut plus large. Dans le Mellah abandonné et en ruines, il manquait cette joie de vivre et cette bruyante truculence de jadis. Dans la Kasba qui autrefois, regorgeait de produits de luxe, des nouvelles galeries de peinture avaient été ouvertes. Aux abords de la forteresse de la Scala, les boutiques proposaient encore des objets en bois d’arar. Un peu partout dans la ville on proposait maintenant une grande variété de produits cosmétiques, d’huiles et de savons à base d’argan. Les mouettes à l’envol gracieux piaillaient gaiement au-dessus du port qui semblait inchangé.
En descendant l’axe Est-Ouest menant de Bab Dekkala au Méchouar, je pus mieux prendre conscience de la planification de la ville divisée en secteurs bien délimités: La Place des bouchers (Sok el Gzara) où l’on pouvait voir des carcasses sur l’étal; le marché de fruits et de légumes (Sok el Khder); le marché de grains (Sok Zra’) où les céréaliers proposaient leurs récoltes; le marché aux épices (Sok el Ghzel), dont les délicieux aromes, quoique moins forts, étaient restés un peu fidèles à ce que ma mémoire en avait gardé; le marché aux poissons (Sok el Heut) se trouvait tout près; les bijouteries (Derb Siyaghine) en retrait côté Sud, ne contenaient plus les objets de style hassani qui firent la gloire de la ville; la place des encans (Joutiya); Le marché des tissus (Sok Jdid) aux coupons multicolores, superposés et soyeux et, le marché des grossistes (la Hdada).
À la Médina
En déambulant dans la rue de la Médina, je fus envahi d’odeurs et de bruits virtuels : Ceux d’antan. C’est ainsi que je revécus la présence des boutiquiers de la Médina et que je visualisais à nouveau ses anciennes échoppes une à une. Par la suite, lorsque les rues se remplirent, les anciennes silhouettes de Juifs en djellaba noire me manquèrent. Il y avait toujours dans leur regard, une sérénité bonhomme, un bon mot, un certain sens de l’admiration de ce à quoi la nouvelle génération pouvait accéder grâce à l’instruction française et peut-être un certain respect qui était dû à la notoriété de mes parents. L’absence des offices religieux à l’unisson qui fusaient alors de toutes parts, colportant des rêves et des espoirs millénaires, m’oppressait par leur silence insoutenable. Les minuscules échoppes de fripiers, de cordonniers, de ferblantiers, de fruitiers, de marchands de primeurs, variantes, de fruits secs, de pépites, d’herbes rares, de ficelle, de sacs en papier, de charbonniers et de marchands de beignets semblaient avoir laissé leur âme au vestiaire. La solennité tranquille des boutiquiers d’aujourd’hui contrastait avec le grouillement d’antan, les scènes de rues où les joyeux compères qui s’interpellaient par sobriquets lançaient leurs expressions imagées et épicées en judéo-arabe, où les adultes pouffaient de rire tels des enfants qui faisaient les 400 coups et où les conteurs savaient vous transporter d’emblée au monde fascinant de l’Orient délirant de fantasmes.
À la Kasba
Sur le boulevard Front de Mer où de mon temps il y avait affluence des élèves des écoles musulmane, française et celle de l’Alliance, on ne trouvait plus que des hôtels. Le Chalet de la Plage existait encore. À la place de l’Horloge, l’ancienne synagogue Koriat qui faisait face à ma maison, avait été convertie en café. La légendaire pâtisserie Driss était toujours là. La Place du Chayla pullulait maintenant de vacanciers en tenue légère. Jadis, on ne s’y promenait qu’endimanché et le Café de France résonnait des rires des soldats français en permission. L’ancien club qui rassemblait tout le gratin de la ville n’existait plus. La CTM (Compagnie de Transport Marocain) était emmurée et, je ne sais pourquoi, le souvenir de deux posters qui en décorait les murs, illustrant des berbères cheveux au vent et souriants, me revint à l’esprit. Dans la petite boutique tout près, personne ne se souvenait plus du légendaire nain Kaïla qui interpelait les voyageurs avec son surprenant joyeux cri de guerre : « Defendi zitoun! » (les olives sont interdites!!). Toutes les rues de la Kasba étaient maintenant pavées, tout comme si on avait cherché d’emprisonner sous leur dalle le souvenir des jeux de billes, de tiro (sorte de baseball) ou de ballon, des concours de course à vélo, des bruits de canne des vieillards à la vue baissante, des passants qui se saluaient du chapeau à longueur de journée, des échos des premiers disques de mambo, de Dalida, de Tino Rossi ou de Dario Moréno, des appels du marchand de lait et de petit-lait qui remplissait les bouteilles à partir de bidons métalliques, du vendeur de zabane, nougat collé sur un bâton, du vendeur de pommes rouges sucrées ou même de la joyeuse trompette de mol zbel, l’éboueur. Même les coups d’horloge répétés naguère toutes les quinze minutes, étaient rendus muets. Tout semblait être enfoui dans une léthargie fantomatique.
Au port
Lorsque j’approchai du port, mes réflexes de chef pirate intrépide me firent vouloir menacer de ma redoutable épée de bois d’enfant le gardien qui voulait me faire payer 10 Dirhams pour entrer dans la Scala du port. Moi qui m’y étais toujours senti comme le roi des lieux! J’étais à nouveau dans Mon domaine. Je pouvais revivre les promenades sur les rochers en faisant éclater les algues, les petites excursions qui menaient du Petit Port à la grande rade, mes batailles de pirate à même les murailles de la Scala, mon sentiment de superpuissance alors que, juché tel Don Quichotte sur l’un des nombreux canons de la Scala, je restais imperturbable devant les vagues qui venaient se fracasser bruyamment sur les murailles. Momentanément, je ressentis un choc lorsque je voulus comme autrefois me lancer à l’abordage des bateaux en rade. Il y avait de mon temps trois chalutiers échoués qui servaient à nos jeux de pirates. Il n’en restait plus qu’un, tout dévoré par la rouille. Le bois vermoulu était prêt à craquer au toucher, la cabine du capitaine semblait vouloir contrôler un bateau fantôme et le mât tout perforé semblait vouloir s’écrouler à la moindre pichenette. Voilà ce que le temps avait fait de Mon Bateau! Et il a fallu qu’on me fasse payer l’entrée pour voir ainsi ma flibuste ravagée par les ans!
Au cimetière
Le gardien du cimetière, très avenant, me guida au travers des tombes où des épitaphes sobres et poétiques attendent patiemment qu’on les recense avant que le vent marin ne les érode. Mon grand-père paternel et mon grand-oncle Moïse y reposaient. Lorsque nous nous rendîmes à l’ancien cimetière, le gardien me montra des chiens bergers attachés, aboyant et tirant sur leur chaîne de toutes leurs forces. Il se plaignait de ces que ces chiens soient particulièrement difficiles. Or, je pensais qu’ils étaient peut-être les descendants de mon chien. Je criai : «Bacchus! » et les chiens s’immobilisèrent un long moment, au grand étonnement du gardien. Plus tard, je récriai : « Bacchus! » et obtint le même résultat. Qui donc se rappellera de mon enfance en cette ville ?
Rencontres
À Mogador où je passais deux jours, je fus enchanté par l’accueil que l’on m’y fit à titre de Weld el blad, d’enfant de la ville. L’ancienne génération se lançait dans des tirades larmoyantes pour marquer sa peine du fait que les Juifs ont abandonné la ville. « Vous nous avez laissé tomber et nous ne sommes plus rien sans vous!», le tout accompagné de grands gestes qui en accentuaient la sincérité. Je n’étais pas sûr que cette opinion fût partagée par la nouvelle génération qui n’a pas connu les Juifs. Il m’arrivait même de penser qu’ils devaient avoir une grande difficulté à comprendre l’immense respect de leurs parents envers les anciens habitants de la ville. Par contre, les intellectuels de la ville avaient grande soif de connaître le passé juif de la ville et se découvraient une fierté évidente lorsqu’ils en découvraient les auteurs, les penseurs et les artistes.
Les synagogues
Le premier matin, je me promenai seul, très tôt. En arrivant au Mellah, je vis un bulldozer s’attaquer à la synagogue de mon grand-père « Slat Elhkdich », celle dont les boiseries furent importées de Jérusalem. La vue de l’ensemble de la partie Nord du Mellah en destruction était difficile à soutenir. Ceux qui ont quitté le Maroc ont laissé derrière eux des institutions et des écrits sans penser qu’un jour viendrait où il n’y aurait plus une population juive suffisamment importante pour en prendre soin. Sur le côté Sud du Mellah, la synagogue de Haïm Pinto et l’école du Talmud Thora étaient encore intactes. Les autres synagogues semblaient s’être éthérées. Dans la Kasba, la glorieuse synagogue Slat Attia dont les boiseries furent importées de Manchester, tombait en ruines. Tous les objets en argent n’étaient plus. Le sol était recouvert de plâtre tombé du toît. Je m’assis à ma place d’autrefois et en revécus les moments de prière des airs graves des hommes en chapeau et de l’accompagnement discret des sopranos du balcon. L’intérieur du Hékhal - l’Arche - était mité et les couleurs ternies des étoffes conservaient pudiquement cette majesté d’autrefois, aujourd’hui bafouée. Je m’approchai de la Téba, là où le rabbin Yossef Melca présidait les offices et ma gorge se laissa aller toute seule à chanter le cantique de Shouva lim’onakh…
À la plage
Contrairement à son habitude, la mer dans laquelle nous nous ébattions des heures et des heures après d’interminables parties de saute-mouton sur le rivage, était calme. Le prolongement de la jetée du port et l’ensablement de l’Oued Kseb ont éloigné le rivage, au point où les îles ne m’ont jamais paru aussi proches et le Fort portugais n’était plus immergé. On y avait accès à pied sec du côté Est. Un sentiment de victoire m’envahit lorsque j’en escaladai les rochers, moi qui tant de fois voulus m’y rendre et qui en fus découragé par les puissants courants marins. Le château ensablé semblait maintenant bien plus distant du rivage, car les dunes de sable sur lesquelles j’avais l’habitude de m’élancer en cabrioles folles en criant « Tchicha la fava!» ont avancé impudemment pour se prélasser sur la côte et s’y faire une place au soleil. Du haut du Fort Portugais, savourant l’alizé, je me laissai aller à mes pensées d’adieu à la ville. Qui se souvient aujourd’hui qu’il existait autrefois un pont reliant le Fort au rivage ? Enfant, j’avais entendu cette information de vieux juifs parlant avec nostalgie de Mogador de jadis. Ce fort, construit sur une tour phénicienne et surmonté par la suite de créneaux de l’époque saadienne, fut peut être le témoin de l’arrivée des premiers Juifs au Maroc durant l’époque où les rois de Tyr entretenaient un commerce avec les rois d’Israël et de Juda. Ce Fort fut peut-être à l’origine du nom de la ville : Migdal - Migdol en tenant compte de la prononciation tyrienne – qui signifie tour. Ce fut peut-être ce nom qui, au travers des siècles, devint Amougdoul, Mongador et enfin Mogador… Le sable avait aujourd’hui recouvert une grande partie du Fort Portugais. Sous le sable gît le passé de la ville. Sous le sable gît le passé de mon enfance. Seuls le ressac des vagues sur les remparts et les cris des mouettes semblent demeurés inchangés depuis toujours. L’onde racoleuse continue de lécher amoureusement le rivage. Tout au loin, au-delà de l’Atlantique, dans l’Amérique où je vis, résonnera en moi toujours le cri des mouettes de Mogador.
Modifié 2 fois. Dernière modification le 10/09/2005 08:25 par Dafouineuse.