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Écrire, c'est habiter le vide

 

 

C'est s'aventurer dans les territoires de l'inconscient. C'est aller chercher les souvenirs du corps et tenter de reconstruire un récit dont on ne peut jamais savoir s’il est réel.

 

L'écriture est toujours un départ vers l'inconnu. Quel que soit la longueur du texte qu'il faut écrire, tenter d'exprimer une pensée, un sentiment, c'est déjà lâcher les amarres, se retrouver instable sur une coquille de noix en pleine mer ou flottant dans l'espace, désorienté, à la recherche de sens.

C'est bien de cela qu'il s'agit. Quel est le sens? Que signifie écrire?

Cette instabilité, ce malaise se perçoit quand on veut aborder des thèmes intimes, parler de la maladie, de la mort, présenter ses condoléances. Il ne suffit pas d'aller sur internet reproduire des citations prémâchées, il faut aller se chercher, se confronter à ses propres émotions et dépasser les banalités et les clichés.

Si on s'exprime avec le cœur, si on creuse très profond... alors parfois les mots tombent justes, s'imbriquent les uns dans les autres et forment une assise stable sur laquelle on peut prendre appui, la coquille de noix cesse d'être ballotée dans tous les sens, on revient sur terre, ferme sur sa base, certain d'avoir livré une parcelle de soi, un fragment de sa vérité.

Écrire c'est parler de soi, c'est s'aventurer dans les territoires de l'inconscient, c'est plonger dans un espace qui ne peut-être ressenti que comme infini, à l'image des déserts qu'il m'est arrivé de parcourir. Écrire, c'est tenter de se comprendre, de s'expliquer, de se révéler à soi-même, c'est fondamentalement une aventure personnelle qui parfois permet à d'autres, les lecteurs, de décrypter leur propre vie. On aimerait, être musicien, peintre... trouver d'autres voies créatrices mais l'écrivain, comme Sisyphe, est condamné à pousser son texte au plus haut pour finalement être obligé de redescendre en soi, jamais satisfait, toujours à la recherche de sens... comme s'il devait en permanence recréer sa propre histoire, sa propre vie... à l'infini.

Ma vie m'échappe... elle s'estompe dans le brouillard. Du film de ma vie il ne subsiste que des fragments, des bribes de souvenirs qui s'étirent tout au long d'une histoire mentalement reconstruite et se projettent en désordre sur l'écran de ma mémoire. Je tends la main pour en retenir des parcelles mais je n'agrippe que l'air, un rien, quelques noms, des lieux vagues, qui se télescopent. Cette cours de ferme me semblait mesurer cent mètres de long alors qu'en réalité elle n'en faisait qu'une vingtaine. Les noms de lieux, de personnes se sont effacés. Il m'est juste resté une vague réminiscence de ce que je ressentais. Mon corps a plus de mémoire que ma tête, il réagit à la résurgence d'une sensation avec une spontanéité qui me surprend. Écrire c'est aller chercher les souvenirs du corps et, à partir d'eux, tenter de reconstruire un récit dont on ne peut jamais savoir s'il est réel.

Je réécris la vie, je donne du sens à mon passé, le mien et celui de mes proches. Dans mon roman, "Maman je ne veux plus être Juif", je me bâtis une fiction d'enfant sur des résidus d'images, d'odeurs, de bruits, de lumières... Lentement une réalité se reconstruit. L'écriture devient LA réalité.

J'ai aussi voulu donner une existence à des personnes disparues dont je n'ai jamais su ce qu'elles pensaient ni ce qu'elles avaient vécu. Je voulais vivre leur solitude, leur désespoir, leur rares moments de bonheur. Je voulais accompagner mon père durant sa déportation vers Auschwitz et être "présent" à sa mort dans la chambre à gaz, jusqu'à son ultime basculement dans le four crématoire.

Les hommes des Sonderkommandos avaient sorti les cadavres de la chambre à gaz. Ils passaient d'un corps à l'autre et examinaient les bouches pour en extirper les dents en or avant de les incinérer.

- Regarde celui-là, dit l'un d'eux, en montrant un corps décharné, il garde la main serrée comme s'il tenait un trésor.

Ils prirent le cadavre et le poussèrent dans le creuset. Il flamba comme une brassée de petit bois. Une flamme orange jaillit par l'ouverture avec un bruit sourd. Quelques escarbilles restèrent en suspens, et la porte du four se referma.

Je devais l'accompagner jusqu'au bout.

Serge André (1), psychanalyste, me semble livrer une des clés du mystère. L'artiste crée à partir de ce qu'il ne sait pas, de ce qu'il ne peut pas savoir... La source de la création prend sa source dans un vide du savoir (2)... Ce vide est le moteur même de la vie, il est tension du connu vers l'inconnu, du conscient vers l'inconscient, il est un impossible-à-dire, un trou dans le savoir que nous essayons vainement de remplir.

C'est l'écriture scientifique qui s'est d'abord imposée à moi.

Intuitivement on pourrait dire que science et roman sont deux mondes, l'un rationnel et l'autre émotionnel, antinomiques et irréconciliables. Une analogie m'est pourtant apparue dès mes premières tentatives d'écriture. C'est par les réactions de mon corps qu'elle s'est manifestée. Je l'ai perçue dans cette sensation d'instabilité physique, que je décrivais au début de ce texte pour l'écriture romancée, au moment où les premiers mots se sont alignés sur la page. On est loin de la rédaction d'un procès-verbal. La rationalité du discours scientifique n'est qu'apparente ou plutôt elle se superpose à une qualité essentielle et nécessaire du chercheur: l'intuition. L'intuitio désignait le regard intérieur. La recherche implique d'allers vers des contrées inconnues. On ne cherche qu'à la lisière de nos connaissances. Il faut trouver les nouveaux concepts, les mots pour les définir, les décrire. C'est peut-être là l'analogie. La vérité de l'être humain à laquelle le roman tente d'accéder et celle de la science doivent se chercher hors des chemins battus, hors des références habituelles. Il faut passer par l'émotionnel pour le roman, par l'intuitif et le conceptuel pour le scientifique. L'écriture scientifique est le résultat d'un processus: Il a fallu émettre des hypothèses, les tester, structurer une recherche, concevoir une étude, la réaliser, interpréter les résultats. On se meut dans l'inexploré, dans 'un inconscient' des connaissances à l'image de l'inconscient humain. On sait qu'il existe des phénomènes à comprendre sans pouvoir encore les identifier ou les décrire. Passer du connu à l'inconnu est un travail créatif qui prend sa source dans un vide du savoir (2).

La découverte du boson par Brout, Englert et Higgs illustre mon propos. Dès 1964 ces physiciens ont eu l'intuition de l'existence d'un champ, appelé aujourd'hui champ BEH aux initiales de leur nom, présent dans tout l'univers. Le Modèle Standard, qui est la théorie unificatrice des particules élémentaires et de leurs interactions, ne pouvait s'expliquer entièrement que si les particules avaient une masse. Or, dans ce modèle, toutes les particules paraissent dépourvues de masse. C'est le champ BEH qui donne une masse aux particules élémentaires. L'image donnée par François Englert, au cours d'une de ses interviews, est celle du skieur (une particule) dans un champ de neige (BEH). Ne s'agit-il pas de poésie?

Le scientifique et le romancier se rejoignent. Ils sont dans la même situation de "savoir" sans savoir qu'ils savent (2), à la recherche des possibles du monde physique et de la nature humaine. Il a fallu attendre 2012 pour démontrer expérimentalement l'existence du boson. Pour l'écrivain il n'y a jamais de réponse, jamais de preuve tangible de ce qu'il écrit. Il enserre ses personnages dans un réseau de possibles d'une infinie complexité mais qui se refusent absolument à tout savoir.

(1) Serge André, psychanalyste belge, membre de l'École de la cause freudienne et de l'École belge de psychanalyse, né le 9 juillet 1948, décédé en 2004. Ses ouvrages "Que veut une femme" et "L'imposture perverse" ont été traduits en anglais, en espagnol, en portugais et en chinois.

(2) Serge André: "L'écriture commence ou finit la psychanalyse" (Editions Le bord de l'eau, 2015).

 

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