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Ceux qui ont tué Rabin

 

Ceux qui ont tué Rabin

 

Par Derogy Jacques et Carmel Hesi, 1996 

 

Extraits du livre de Jacques Derogy et Hesi Carmel

Les ennemis acharnés du dialogue entre Israël et l'Autorité palestinienne ne se trouvent pas seulement dans les rangs des mouvements islamistes. Le 4 novembre 1995, Itzhak Rabin tombait sous les balles d'un jeune juif, Ygal Amir. Dans leur livre Ils ont tué Rabin (Robert Laffont), Jacques Derogy et Hesi Carmel, chroniqueurs chevronnés des tourments d'Israël, dénouent les fils d'un effarant écheveau. Rien ne manque à cette «enquête sur une mort annoncée» dont L'Express livre ici quelques clefs: ni l'autisme des ultras, ni la dérive de rabbins dévoyés, ni les défaillances du Shin Bet, ni le jeu des agents doubles. A commencer par Avishay Raviv, disciple du rabbin raciste Meir Kahane, recruté dès 1985 par «Kaf», futur patron du service de sécurité intérieure

Les premières manifestations d'hostilité à l'accord d'Oslo et à la poignée de main de Washington incitent le nouveau responsable chargé de surveiller l'extrême droite, «Het», à étoffer son réseau d'informateurs à Hébron, fief du national-messianisme. D'où son intérêt pour l'idée que lui soumet «Champagne» (Raviv): créer son propre mouvement à la droite de l'ultradroite, afin d'y attirer les éléments les plus déterminés et de contrôler les plans de sabotage destinés à empêcher la mise en pratique du processus d'autonomie palestinienne. (...) 

Protections haut placées? L'agent ne sera guère inquiété après l'assassinat.
La police est en train d'établir son acte d'accusation pour complicité quand le chef de la brigade criminelle chargée de l'enquête reçoit de ses supérieurs l'ordre de le relâcher (...). Or, moins de vingt-quatre heures plus tard, le 16 novembre 1995, le rabbin Benny Elon, chef du groupe extra-parlementaire Zu Artzenu et oncle de l'amie d'Ygal Amir, Margalit Harshefi, est en mesure de révéler à la presse l'appartenance du suspect relâché au Shin Bet, dont il est l'agent «Champagne»! (...) Le même rabbin a participé à une campagne d'intoxication auprès de la presse visant à désigner le Shin Bet comme l'éventuel cerveau d'une conspiration politique, afin d'occulter toute responsabilité morale de l'ultradroite.
Proche de Raviv, Ygal Amir entre en scène. 

Un matin pluvieux de janvier 1995, à la sortie du kollel de l'université Bar Ilan, il lie connaissance avec l'une des étudiantes les plus courtisées pour sa beauté blonde autant que pour l'aisance de sa famille, Nava Holtzman, 22 ans, qu'il rencontre dans l'allée étroite menant à la midrasha, le séminaire pour filles. Coup de foudre réciproque. La belle Nava se dira «irradiée» par l'idéalisme de ce petit Yéménite (...). «Il vibrait de toute son âme pour l'intégrité d'Eretz Israel, racontera-t-elle après son «sacrifice» du 4 novembre. Comme nous, il avait l'impression que cette terre brûlait sous nos pieds depuis la trahison d'Oslo. Nous disions entre nous qu'il fallait agir, faire un éclat retentissant, surtout après que Rabin nous eut traités de ??Hamasniks'', osant ainsi nous comparer aux terroristes islamiques de Hamas!»
Le 14 juin 1995, Hila Frank, une autre étudiante de l'université Bar Ilan, relate à son ami Shlomo Halevy, officier de réserve du renseignement militaire, son étrange tête-à-tête avec Amir. 

Ce matin, il m'a dit tout à trac dans les couloirs de l'université: «Il n'y a pas d'autre solution que de tuer Rabin. Et c'est moi qui vais le faire. J'ai déjà l'instrument de l'exécution: mon revolver. Et j'ai déjà fait ma confession.» Je lui ai répondu: «Arrête de faire l'imbécile!» Vexé, il a interrompu la conversation et m'a tourné le dos. 

Le lendemain, Halevy alerte un colonel du 2e bureau de la région Centre.
Mais, soucieux de ne pas compromettre son amie, il protège sa source en inventant une version différente de son récit: il prétend avoir surpris une conversation entre deux inconnus dans les toilettes de la station centrale des autobus à Tel-Aviv. L'un disait à l'autre: «Ce petit Yéménite s'apprête à assassiner Rabin. Il a déjà l'arme, un revolver, et il est déterminé à passer à l'acte.» (...) Le colonel demande à Halevy de rédiger sur-le-champ un rapport, qu'il s'empresse d'adresser au poste local du Shin Bet. Le responsable de permanence se contente d'annoter le rapport, qu'il transmet à la brigade criminelle de la police de Jérusalem: «Recueillir des informations complémentaires.» Il ne trouve pas l'affaire digne d'exploitation par son propre service, pas même d'être suivie par ses enquêteurs... 

Le 14 juillet 1995, Ygal Amir commente en public le texte lu le matin même à la synagogue.
«Vous voyez, quand le peuple est en péril, il ne suffit pas de se lamenter ni de protester par la parole. Il faut agir.» Un murmure parcourt son auditoire: «Rabin... Rabin... Rabin...» [Quelques semaines plus tard], Ygal Amir réunit son réseau de vengeurs un week-end à la colonie de Barkan. Un réseau clandestin de dix membres, comprenant notamment son frère aîné, Hagay, son associé du groupe Eyal, Avishay Raviv (l'agent «Champagne» du Shin Bet), son égérie, Margalit Harshefi, et un autre étudiant, Michael Epstein. Ygal leur annonce que le moment est venu de passer à l'action armée, puisque Tsahal s'apprête à se retirer des centres urbains au profit de la prétendue Autorité palestinienne. (...) Au vu et au su de dizaines de personnes, les frères Amir ont, avec la complicité du sergent Schwartz, constitué un arsenal impressionnant d'armes et d'engins explosifs stockés dans leur maison familiale de Herzlya, tout juste camouflés au grenier, au poulailler, dans des caches murales ou enterrés au fond du jardin.
Au séminaire rabbinique de Bar Ilan, Ygal est devenu l'idole d'une vingtaine de filles... 

Ygal Amir a ainsi pu compter sur l'aide d'un réseau féminin, dévoué à lui corps et âme (...). Aux enquêteurs, éberlués de découvrir une telle constellation de femmes gravitant autour de lui, l'assassin de Rabin expliquera ainsi l'irrésistibilité de son charme: «Avec moi au moins, elles pouvaient parler aussi de philosophie, de psychologie, de spiritualité, etc. Elles savaient qu'elles n'avaient pas affaire à un simple extrémiste fanatique.» 

En mai 1995, peu après une tentative d'attentat avortée - il y en aura trois - Ygal consulte une astrologue. L'ésotérisme et la kabbale le fascinent. En cette matière les maîtres sont légion: la scène se déroule le 2 octobre 1995 à Jérusalem, devant la résidence d'Itzhak Rabin. 

Une dizaine d'hommes revêtus du châle de prière balancent leurs épaules en cadence, les yeux fermés de ferveur. Parmi eux, trois rabbins kabbalistes, tenant des bougies noires dont la flamme fait danser leur ombre, murmurent gravement des paroles... en araméen! Un texte secret, dont ils ont fait sept fois de suite la lecture: celui d'une malédiction, la poulsa denoura (flagellation de feu), vouant à une mort violente et rapide le «maudit» contre lequel elle est prononcée. (...)
«Pour maudire le nommé Itzhak, fils de Rosa, dit Rabin, nous sommes autorisés à convoquer les anges du mal et à leur imposer, en ce lieu, de le faire périr par l'épée de feu. (...) Voici les deux portes qui s'ouvrent pour lui sur le néant: la provocation à l'égard du peuple élu et l'abandon de la terre d'Israël à son ennemi Ismaël. Elles le condamnent à mourir dans les trente jours. (...)» 

La cérémonie de la poulsa denoura prononcée ce soir-là a été organisée en fait à la demande d'un immigré de Russie, Avigdor Askine, devenu l'un des dirigeants les plus virulents du kahanisme en Israël. (...) A Moscou, il continue d'exploiter une affaire commerciale et de jouir de son ancien appartement, où, dans sa bibliothèque, Tchekhov, Dostoïevski et Tolstoï voisinent avec Kahane... Et c'est de la capitale russe, toujours, que cet ex-juif soviétique monte sa prochaine opération médiatique: la présentation d'une nouvelle liste ultra aux élections de la prochaine Knesset, avec à sa tête l'exécutant de la damnation de Rabin, Ygal Amir!
Un mois plus tard, le dîner de shabbat réunit, autour de la nappe immaculée et au chant des psaumes, les dix membres de la famille Amir. Hagay et Ygal regagnent les premiers leur chambre. 

Ygal: «On a la confirmation de la présence de Rabin demain à leur grand happening de la place des Rois-d'Israël, à Tel-Aviv. Pas question pour moi de rater une occasion pareille. C'est le moment ou jamais!» 

Hagay: «Je te le répète: prends le fusil à lunette pour l'abattre à distance. Avec ton revolver, tu vas te faire descendre aussitôt par ses gardes du corps et tu risques d'y laisser ta peau, peut-être pour rien...» 

Ygal: «Non, je ne risque rien. Dieu veille sur moi. Cette fois est la bonne: je ne peux pas échouer et je suis sûr de m'en sortir. C'est demain ou jamais.»

Copyright L'Express/Robert Laffont 1996 

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