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CHRONIQUE DE MOGADOR : LE RÉPÉTITEUR DE DIEU, par Ami Bouganim

CHRONIQUE DE MOGADOR : LE RÉPÉTITEUR DE DIEU, par Ami Bouganim

 

Cette photo serait de Mogador, peut-être d'ailleurs. C'était partout la même chose dans les écoles rabbiniques. Les élèves se pressaient par trois sur des bancs particulièrement étroits et étriqués. Ils ânonnaient tant les prières qu'elles se gravaient sur leurs âmes et leur ouvraient la voie du ciel. Les maîtres vivaient des écolages qu'ils collectaient auprès des parents. Ils s'absentaient volontiers pour faire leurs courses ou pour de menus courtages qui arrondissaient leurs misérables fins de mois. Ils nous laissaient alors sous la surveillance de l'un des étudiants de la classe terminale où l'on passait des années à décortiquer les traités talmudiques dans l'attente d'une proposition maritale intéressante. Avant de s'absenter, les maîtres donnaient des consignes précises sur le nombre de versets de la Bible à recopier. Les murs étaient grisâtres, la lumière blafarde, l'encre noire, les plumes étaient encore de merveilleuses plumes d'oiseaux soigneusement traitées. Dans le meilleur des cas, on devenait kabbaliste ; dans le pire, épicuriens ; dans tous les cas, copistes en herbe.

Quand le maître revenait, des heures plus tard ou le lendemain, il examinait les cahiers dans un silence gorgé d'ennui. Il ne cherchait pas tant les mots sautés, les lettres manquantes ou les fautes d'orthographe – nul ne serait risqué à commettre un sacrilège aussi grave – qu'il examinait notre calligraphie. Ce n'était pas seulement un exercice d'écriture, mais un test religieux et moral. On écrivait sous la dictée intérieure de Dieu et notre calligraphie restituait les courbes de notre crainte et les manquements dans notre obéissance. Le maître, qui n'était que son répétiteur et son agent correcteur, disposait d'une riche gamme de punitions, de la baguette sur le bout des doigts à la falacca sur la plante des pieds. Celle-ci consistait à faire déchausser la petite graine de cancre, à lui demander de se coucher sur le dos, à enserrer ses chevilles entre un gourdin et une corde et à demander à deux volontaires de soulever le gourdin de manière à présenter la plante des pieds nus au nerf de bœuf du maître toujours assis sur sa chaise. Il assenait invariablement treize coups – au nombre des vertus de grâce de Dieu. Je crois même qu'il récitait le passage biblique qui les décline et que tout juif des mellahs connaissait par cœur pour le clamer le jour du Pardon je ne sais combien de fois afin de se repentir des péchés qu'il n'avait pas commis autant que de ceux qu'il continuerait de commettre. Mais je ne suis pas sûr, je ne sais plus, une mauvaise et irrémédiable sénilité brouille mes souvenirs sur ce point.

C'étaient les mœurs didactiques, c'était le douloureux bonheur d'être du mellah. Ce qui n'entrait pas par le cœur entrerait par le bout des doigts et ce qui n'entrait pas par la tête entrerait par la plante des pieds. Cela dit, le maître distribuait volontiers des bons points qui nous permettaient de racheter des… punitions, voire d'avoir droit à un verre de thé quand il s'en préparait ou à une pincée de tabac à priser. Je ne sais quelles séquelles ces petits sévices et plaisirs ont laissé sur mon âme, je sais seulement que je connaissais mes prières sur le bout des doigts et que j'avais Dieu chevillé à l'âme pour l'éternité. Ce maître-là ne m'en aura pas moins condamné à échouer à mon tour sur le vaste divan du ciel et à ressasser les consignes de son bedeau, le très célèbre et très intouchable Rabbi Sigmund Freud, זצ"ל, Grand Maître de l'Inconscient, Commentateur émérite des Songes et des Rêves, biographe toutânkhamonien de Moïse, fondateur de la très hassidique Compagnie des Thaumaturges KKniens. Se serait-il acquitté un peu plus intensément de son devoir à mon égard et m'aurait-il corrigé un peu plus souvent et régulièrement, j'aurais moins hanté en brebis épicurienne la sainte communauté des disciples de Dieu.

Sinon on passait plus de temps à entendre le vol des mouches, qu'on ne pouvait chasser parce qu'on devait garder les bras croisés, qu'à écouter l'enseignement du vénérable maître.

Photos : Inconnu ?

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