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Les Juifs de France et leurs voix

Les Juifs de France et leurs voix

 

 

Tribune de Jean Leselbaum et Antoine Spire, publiée dans le hors série des Études du  CRIF anniversaire des 70ans du CRIF

Le CRIF a publié un recueil de textes en hommage au 70e anniversaire du  CRIF, qui a été offert aux invités lors du 29e Dîner de l’institution. Ce recueil est composé de trente articles rédigés par des intellectuels, écrivains, journalistes, sociologues, philosophes... Nous reproduisons ci-après le 16e article de ce recueil : la tribune de Jean Leselbaum, universitaire et journaliste, et Antoine Spire, journaliste, universitaire et éditeur. Nous publierons par la suite l’ensemble de ces textes.

Marc Knobel, Directeur des Études du  CRIF

Reconnu, écouté, sinon entendu, le  CRIF est, en matière politique, l’interlocuteur des plus hautes instances de la République. C’est l’une des rares grandes institutions juives qui conserve son caractère originel laïque. Créé pour faire entendre l’avis des Juifs de France sur toutes les questions qui intéressent leur existence au sein de la société française et pour défendre leurs intérêts matériels et moraux, le  CRIF est considéré comme la voix des Juifs de France, de ceux qui sont représentés en son sein comme de ceux qui demeurent, pour l’instant ou par principe, à l’extérieur. Son action d’explication auprès des pouvoirs publics est directement liée à son appréciation de la condition de « communauté » juive (entendue au sens le plus large du terme). Elle est loin de constituer un bloc monolithique.

Le lien historique noué avec la République, dans le cadre du « franco-judaïsme », qui reposait sur une citoyenneté réassurée par un État central, c’est-à-dire fort, s’est alors délité. Une telle rupture n’a pas manqué d’avoir des conséquences pour la suite de l’histoire judéo-française, en inaugurant une ère de soupçon, à éclipses, récurrente. Elle a ouvert la voie à des formes de doute sur le destin politique des Juifs. Dans un discours récent, l’actuel Président de la République lui-même en est arrivé à devoir répéter cette affirmation : « Je sais qu’il y a des Juifs en France qui se posent la question. Elle ne me fait pas plaisir, elle est même une souffrance. Cette question, quelle est-elle ? Est-ce que nous pourrons encore vivre dans notre pays ? Est-ce que nous avons encore une place dans le destin national ? Est-ce que la France est capable de faire vivre ensemble des citoyens de religions différentes, de cultures différentes, d’origines différentes, de couleurs différentes, de situations différentes ? Je réponds oui… L’avenir des Juifs de France est en France. »

En effet, tout recul de l’État, plus enclin que jamais à satisfaire les demandes des divers groupes sociaux, est interprété de façon ambivalente par les Juifs français. Ils sont désormais entrés en crise, eux qui avaient été heureux durant si longtemps, en réussissant notamment à préserver leur « identité » au sein de la sphère privée tandis qu’ils s’intégraient à la sphère publique en tant que fonctionnaires, professeurs, magistrats, scientifiques, hommes politiques, intellectuels, créateurs.

Les conditions dans lesquelles nous avons pu rassembler, pour notre Dictionnaire du judaïsme français depuis 1944(1), une vingtaine de chercheurs trentenaires passionnés par l’histoire, la sociologie et la psychologie des Juifs de France, prouvent que le travail sur le monde juif français déclenche encore des vocations chez les jeunes, juifs ou non, persuadés qu’il y a là des sujets passionnants. Il faut dire ici que les intellectuels juifs se sont peut-être trop longtemps laissés enfermer dans des questions ressassées qui alimentent une certaine paranoïa (même si les paranoïaques ont des ennemis) et font d’eux des spécialistes de la Shoah ou d’Israël. N’est-il pas temps de raviver le lien que les Juifs ont avec leur histoire et leur culture ?

Même si la religion fut la colonne vertébrale de la transmission du judaïsme, elle en est seulement l’arête centrale, que le patrimoine culturel fantastique qui est le nôtre vient habiller et remplir de contenus. Nous sommes constitués d’une tradition et d’une histoire qui ont modelé une identité spécifique et d’abord culturelle. Alors que de trop nombreux Juifs déclarent aujourd’hui en France, comme des chrétiens, qu’ils croient ou ne croient pas, qu’ils suivent leurs rabbins comme des prêtres, nous aimons revenir à « l’avant Maïmonide », à une époque où le Juif ne résolvait pas le problème de Dieu, mais laissait la question fichée au cœur de l’individu comme de l’assemblée des siens : une question à laquelle il ne fallait surtout pas s’empresser de répondre. Quant au rapport à Israël, s’il tient de la solidarité fondamentale avec un peuple dont le droit à l’existence politique est incontournable, il ne signifie en aucune manière un alignement inconditionnel sur la politique de l’État. Cela posé, reste à définir ce patrimoine culturel juif dont nous nous sentons les héritiers. Il est fait d’idées, de réflexions théoriques contradictoires, mais aussi d’expériences littéraires, françaises ou étrangères, dont la lecture nous a imprégnés, modifiant parfois nos modes d’adhésion au judaïsme.

Évidemment, des films, des poèmes, des pièces de théâtre ont aussi composé ce trésor dont nous avons voulu donner une idée dans notre Dictionnaire.

Trop souvent les institutions juives ont été tentées de s’exprimer au nom de tous les Juifs de France. Il n’est que temps de mesurer le fossé qui sépare ceux qui apparaissent comme des représentants de la communauté juive, de la majorité des Juifs de France. C’est de leurs valeurs, de leurs consciences juives qu’il nous paraît nécessaire de parler également. On a l’habitude d’évoquer « la communauté juive » comme si des liens explicites s’étaient noués entre les Juifs de France. S’il est bon que le  CRIF nous représente face aux pouvoirs politiques, trop de porte-paroles autoproclamés se pressent pour s’exprimer au nom de la communauté. Nous, individus se reconnaissant comme juifs, sommes plus que sensibles à la diversité et au pluralisme des Juifs de France. Ils ne forment pas une communauté, mais participent d’un peuple en recherche, désireux de dialoguer avec ce qui n’est pas lui dans la nation. Peut-être est-il temps de remettre au goût du jour le beau mot de diaspora, qui évoque la dispersion et l’attachement à leur culture d’emprunt des Juifs de France. Juifs français nous sommes, et Juifs français, nous

revendiquons de l’être !

L’adhésion à la communauté risque de virer au communautarisme dont nous ne voulons à aucun prix. Si des solidarités de toute espèce nous unissent aux autres Juifs de France, ce n’est pas en tant que membres de la communauté que nous les manifestons, mais en tant qu’individus, intellectuels juifs engagés dans la cité.

Notes :

 

 

1. Jean Leselbaum et Antoine Spire (dir.), Dictionnaire du judaïsme français depuis 1944, Paris, Le bord de l’eau/Armand Colin, 2013.

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