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Marlon Brando et moi

 

Marlon Brando et moi

 

En mars 2004, l’acteur américain Marlon Brando s’engage à jouer son propre rôle dans une fiction écrite par Ridha Behi. Hélas ! quelques jours avant le commencement du tournage à Los Angeles, Brando décède. Behi mettra des années pour se relever de cette épreuve. Mais, obstiné, il reprend son ouvrage et, en avril dernier, achève de tourner "Brando & Brando", qui sera projeté lors de la 23e édition des Journées cinématographiques de Carthage, qui se tiennent du 23 au 31 octobre à Tunis. C’est l’histoire de ce projet que le cinéaste tunisien raconte à "Jeune Afrique".

Il était une fois une équipe de tournage américaine qui débarque dans un petit village tunisien. Mission : réaliser un remake de L’Atlantide. Un jour, l’un des membres de l’équipe remarque la présence d’un garçon tunisien, Anis Raach, dont la ressemblance avec Marlon Brando est stupéfiante. Il va lui donner un petit rôle, et le jeune homme finit par n’avoir qu’un rêve, rencontrer son sosie de Hollywood. Cette histoire, je l’ai imaginée, un jour de l’année 1992, en rencontrant pour la première fois Anis, dont la ressemblance avec l’acteur américain est effectivement frappante. Je m’étais dit : « Il faut absolument que je fasse quelque chose avec ce type. »

Les années passent, je réalise Les hirondelles ne meurent pas à Jérusalem, puis La Boîte magique, sélectionnée à Venise. En 2001, je parle de mon rêve à mon agent Phil Martin et lui donne mon scénario, sans grande conviction. Quelques mois plus tard, Phil m’apprend qu’il vient de rencontrer Elizabeth Taylor, que l’idée l’enthousiasme, et que la productrice Norma Heyman veut bien se charger de la production. Puis le temps passe. En mars 2004, il m’appelle de nouveau : « Brando vient de nous téléphoner. Taylor lui a donné le scénario. Il demande ton contact, ce soir il t’appellera. »

Quelques heures plus tard, le téléphone sonne chez moi à Tunis et j’entends au bout du fil une voix bizarre qui susurre : « Ici Marlon Brando ! » Ce n’était autre que mon fils, qui s’amusait à me faire une blague, sachant l’état d’anxiété dans lequel j’étais. Je raccroche en colère et voilà que le téléphone se remet à sonner. C’était Brando en personne.

« Tu veux venir quand ?

– Quand vous voulez.

– Demain. »

Le 17 mars au matin, je prends l’avion pour Londres, où je rencontre Norma Heyman, désormais ma productrice, ainsi que Phil. Norma me donne un paquet de chocolat à l’attention de Brando, que je joins à la petite boîte de gâteaux tunisiens que j’avais achetée pour lui, plus un livre sur la Tunisie que le ministre de la Culture, alors Abdelbaki Hermassi, lui faisait parvenir. J’arrive à Los Angeles l’angoisse au ventre. Entre-temps, Brando avait envoyé un fax à mes agents pour savoir ce que je mange et ce que je bois. Je réponds de tout sauf du lait et des œufs.

Sandwich aux œufs

Je prends ma chambre à l’hôtel, je l’appelle, je tombe sur son assistante Angela. Elle m’informe qu’il m’attend. Je passe un grand portail truffé de caméras et entre dans une villa agrémentée d’un très grand parc. Quand je pénètre au salon, je vois Brando debout, au téléphone, et j’entends de la musique classique jaillissant de partout, des chambres, des couloirs, du jardin. Ce bruit me met encore plus sur les nerfs, je ne me sens pas à l’aise, cette musique est comme un intrus dans les lieux. Je regarde autour de moi. Partout, des objets d’art asiatique, des tissages, des statues de Bouddha et des bougies par terre. Tout était couleur ocre, les murs, les rideaux, le parquet en bois. Sur une table, des boissons, pas de lait, mais que des sandwichs… aux œufs.

Toujours au téléphone, Brando se tourne vers moi et me tend la main. Je la serre et porte la mienne sur la poitrine, à la façon de chez nous. Deux minutes plus tard, il raccroche et prononce dans un français impeccable : « J’invite toujours les réalisateurs avec lesquels il y a possibilité de travailler, mais je te dis tout de suite – il me tutoie – je fais le film avec toi car tu es resté un vrai Arabe ! Je viens de le constater à la manière dont tu m’as salué et j’ai su que tu es un tendre, à la façon dont tu as posé la main sur ton cœur ! »

J’étais troublé par cette introduction et j’allais l’être davantage en entendant la suite : « J’ai tout raté dans ma vie. » Comme je m’étais bien documenté et que je venais de passer quatorze heures d’avion à me familiariser avec son personnage, j’avais fini par savoir que c’était un farceur et je me suis dit que c’était pour s’amuser qu’il faisait ce bilan catastrophique de son parcours. Il continue : « J’ai échoué en tout, avec les Indiens, les Noirs et même avec les Israéliens que j’ai voulu aider. Savez-vous que j’étais le premier Blanc non juif à donner de l’argent à Ben Gourion ? Après avoir vu les images sur les horreurs de l’Holocauste, j’ai fait le tour des États-Unis pour ramasser des dons. Puis, en 1964, je suis allé au Liban et j’ai vu les Palestiniens parqués comme des bêtes sous les tentes. Alors je me suis dit que mon argent y était pour quelque chose, que c’est en partie à cause des dons collectés par mes soins que la Palestine en était là. Depuis, chaque fois que j’entends dire qu’un Palestinien est tué, blessé, ou humilié, je me dis que c’est en partie de ma faute. » Il s’est tu, puis il a repris : « Quand j’ai commencé à travailler, j’avais 17 ans. Je ramassais la bouse des vaches et le crottin des chevaux… Je crois surtout que je n’ai pas su aimer… », et Brando commence à pleurer.

Je pense : ou il déprime, ou il se moque de moi. Mais il pleure à grosses larmes, et je ne sais s’il faut me laisser aller à l’émotion ou rester sur mes gardes. Je songe en même temps à ce qui m’arrive : le fils de Kairouan que je suis devant l’enfant terrible du plus grand cinéma du monde, Brando, qui me parle de sa vie la plus intime, avec cette musique, ces bougies par terre, et son tube d’oxygène à l’aide duquel il respire.

Pendant deux heures, il parle. De tout, sauf de mon film. Et moi n’osant rien dire. Puis le voilà qui se lève et énonce : « Je vais aux toilettes. » Cinq, dix, vingt minutes passent et il n’est toujours pas revenu. Je commence à m’inquiéter. Angela entre et dit : « Il vous demande. » Nous n’allons tout de même pas converser aux toilettes ! Je la suis et me retrouve dans sa chambre à coucher. Il est étalé sur un lit géant, avec trois téléviseurs de tailles différentes, chacun dans un coin de la chambre et, dans un autre coin, un frigo fermé par une chaîne.

Sourire innocent

« J’avais un peu de vertige », murmure-t-il. Je réponds que je peux le laisser se reposer et revenir le lendemain, il prononce fermement : « Non, reste. » Se relève pour demander : « As-tu vu le meilleur film que j’ai fait, Queimada ? » Puis il se recouche et ferme les yeux. Il est silencieux, calme, la nuit est tombée déjà, il dort peut-être. Je le regarde. Son corps est énorme. Sa jambe dépasse de son pantalon, et je suis étonné de voir ses veines saillantes et sa peau si sèche et craquelée. Soudain, je tends la main, touche cette peau, lui caresse la jambe. Il ouvre un seul œil. Et pour la première, je suis frappé par le bleu extraordinaire de son regard. Il m’adresse un sourire innocent et je pense tout bas : je pourrai dire que j’ai vu Brando bébé. C’est à ce moment précis que, par je ne sais quelle intuition, je comprends qu’il ne vivra pas longtemps.

La décision est prise de nous revoir une fois tous les deux jours, et Angela me raccompagne vers la sortie. À Londres, Norma et Phil attendent le résultat de l’entrevue : « Alors, il fait le film avec toi ou non ? » Je réponds « oui », mais si tristement qu’ils en sont désarçonnés. De fait, j’étais dans un état second et une autre voix ne cessait de répéter en moi : « Qu’est ce que tu veux prouver en allant embêter un mourant ? » Je sentais l’inutilité de la démarche artistique et savais que ce qu’on cherche dans une réalisation je l’avais atteint. Pas besoin d’aller plus loin. Bref, si, à Londres, mes associés étaient enthousiastes, moi, j’étais KO.

Deuxième rendez-vous. Lorsque j’arrive, Brando est dans un état d’excitation extrême. Il lance en anglais, furieux : « Ta productrice m’a insulté. Et de toute façon, ton scénario est mauvais, je ne veux pas faire le film avec toi. Je t’ai préparé 23 points à changer dans le script, mais je ne te les donne pas. »

Sitôt dehors, j’appelle Norma. Elle explique que l’acteur a demandé 5 millions de dollars pour une semaine de tournage, qu’elle a répondu par la négative, c’était trop, les jeunes d’aujourd’hui ne le connaissent plus assez et, par conséquent, les diffuseurs ne seraient pas faciles à convaincre.

Je rappelle Marlon Brando deux jours plus tard. Il me répond en français et je suis rassuré. Dès qu’il me voit, il prononce : « J’ai bien réfléchi. Tu as 5 difficultés énormes qui t’empêcheront de faire un film à succès : un, tu es un Arabe qui ressemble trop à un Arabe ; deux, tu parles mal l’anglais ; trois, tu ne connais pas le jazz ; quatre, tu as choisi Marlon Brando comme acteur, soit un vieux malade et chiant ; cinq, tu n’as pas de Juif avec toi à Los Angeles. » Et il conclut : « Mais nous ferons quand même notre film ! Je vais demander à Johnny Depp de nous rejoindre comme interprète ; je vais changer le scénario et les dialogues. » Il me remet les 23 remarques. « La bonne nouvelle ? Tu diras à ta productrice que je demande seulement 4 millions de dollars. »

Nous reparlons du scénario. Je me rends compte que c’est un autre film qui est en train de se faire : Brando veut que je parle de l’Irak – nous étions au moment de la chute de Bagdad – et de l’impossibilité pour un jeune Tunisien de rêver de Hollywood : « Après le 11 Septembre, il n’est pas question qu’un Arabe vienne et que l’Amérique de Bush en fasse un Omar Sharif ! Elle n’admet plus d’Omar Sharif sur son territoire ! Tu comprends ? ! » Je pense à la production, que je risque de ne pas maîtriser… mais je ne le contrarie pas, je tiens compte de ses remarques, il veut que l’acteur victime du rêve américain termine sa vie à… Guantánamo. En parlant du contenu du scénario, il se met devant la bouche un rouleau en carton : « le FBI est en train de nous écouter », argue-t-il. Encore une fois, je me demande : est-il sérieux ou se moque-t-il de moi ?

Bras d’honneur

Le va-et-vient continue, le projet se transforme, Brando délire sur l’histoire et les personnages, je sors lessivé après chaque séance mais sur un nuage. Deux semaines passent, après lesquelles j’annonce à Brando mon départ. Je suis dans la voiture vers l’aéroport, il m’appelle et exige que je fasse demi-tour, quelque chose d’urgent. « Je veux une réponse claire, me dit-il, parce que, au mois de juillet, je pars sur mon île. » Il veut tourner en mai, absolument. Je sentirai après coup qu’il savait sa fin proche et tenait à faire ce film à tout prix. Il ajoute : « Dans ce casier, il y a plus de cent scénarios, je ne les ai pas lus et je n’ai pas eu envie de les lire, mais le tien, oui. » Il me tend la main : « Ne me laisse pas sans nouvelles. »

Une fois à Londres, Norma m’annonce qu’il ne demande plus que 3 millions de dollars. Je ne réponds pas, l’argent ne m’intéresse pas, je sais que Brando va partir, j’ai compris qu’il avait envie de faire un film avec un Arabe, comme un bras d’honneur contre l’Amérique de Bush, la guerre en Irak, comme une revanche pour les Palestiniens, même si, au fond, le scénario ne lui plaisait pas réellement.

À Cannes, en mai 2004, j’annonce le tournage pour la semaine qui suit la fin du festival. Entre-temps, aucune assurance n’a accepté d’assurer Brando – depuis vingt ans, il est connu pour ses caprices ou ses absences… Norma essaie de descendre son cachet à 2 millions. Moi, je continue à l’appeler au téléphone. Sa voix baisse, ses jours sont comptés. Il accepte de réduire à 2 millions et déclare : « C’est fini. Après, je ne réponds plus au téléphone. » Norma demande qu’on attende encore deux semaines, persuadée de pouvoir négocier à 1 million. Je brûle de mettre fin à ce marchandage. Hélas ! j’ai beau faire l’inventaire de tous mes biens, je n’arrive pas au quart de la somme. Contre toute attente, Norma a eu gain de cause. Il a dit oui pour 1 million de dollars cash et 1 million de plus avec les recettes. Décision est prise de tourner au mois de juin.

Quelques jours plus tard, j’appelle Angela. Elle répond que Brando est indisponible, qu’il me rappellera. Mais il ne rappelle pas. Idem pour les jours suivants. Le 30 juin 2004, je repars à Londres, décidé à prendre l’avion le lendemain pour Los Angeles. Tout est fin prêt. J’arrive au bureau de mes agents. Phil me dit que des journalistes cherchent à me contacter, sans que je sache pourquoi. Mon dialoguiste chuchote avec les agents. Quelqu’un allume la télé et la nouvelle tombe : « Brando vient de mourir. »

Je ne suis pas triste, je ne suis pas choqué, dans ma tête c’est du coton, c’est le vide total. Pendant trois mois, je n’ai plus envie de ne rien faire. On me sollicite de partout pour des interviews, les Anglais me demandent d’écrire un livre sur l’acteur, je ne bouge pas. Ensuite, je commence à cogiter et je prends conscience que ce que j’ai vécu est assez fort pour devenir un carnet de voyage. De temps en temps, je relis les scènes critiquées par Brando, je réécris le scénario en tenant compte de ses annotations. Jusqu’à cette année. J’engage Anis Raach et je lance le tournage en avril. Maintenant, c’est parti et je n’ai aucune idée de l’issue. Mais une chose est sûre : quand Norma Heyman appelle, je ne prends jamais le téléphone.

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