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Maroc : « La réhabilitation du patrimoine juif générera toujours des résistances »

Maroc : « La réhabilitation du patrimoine juif générera toujours des résistances »

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 @nadialamlili

Sur instruction royale, le vieux quartier de Marrakech a recouvré son nom juif d'origine dans le cadre de la réconciliation du pays avec son identité plurielle. Un chantier sensible mené avec prudence par le roi du Maroc depuis 2011 dont nous parle Jamaâ Baida, directeur des Archives du Maroc.

Le jeudi 5 janvier, le roi Mohammed VI a rebaptisé le vieux quartier de Marrakech par son nom juif d’origine ainsi que toutes les petites ruelles qu’il abrite. Le quartier Essalam (« paix » en arabe) va redevenir El mellah (« Sel » en arabe et en hébreu). Au Maroc, le mellah désigne traditionnellement les quartiers où vivaient les juifs dans les grandes villes avant leur départ massif vers Israël ou vers d’autres pays dans les années 1950 et 1960.

Selon les estimations, ils ne seraient que 2 500 juifs à vivre encore au Maroc mais des milliers reviennent annuellement en pèlerinage sur la terre qui a vu vivre leurs ancêtres ou pour visiter le pays. La monarchie marocaine cherche à réhabiliter le patrimoine de ces populations juives avec lesquelles elle a toujours entretenu un lien solide. Elle le fait avec précaution et à dose homéopathique pour ne pas secouer une société marocaine gagnée par le conservatisme. Mais son initiative reste un cas à part dans le monde arabe. Interview de Jamaâ Baida, directeur des Archives du Maroc et spécialiste du judaïsme marocain.

Jeune Afrique : Que signifie pour vous l’initiative royale consistant à rebaptiser le vieux quartier de Marrakech par son appellation juive d’origine ?

Jamaâ Baida: Je pense que c’est un signal fort qui s’inscrit dans un processus lancé par la Constitution de 2011 qui a mis en avant notre identité plurielle. Le Maroc est juif, chrétien, musulman, amazigh, arabe et africain. On doit en faire un motif de fierté et non en avoir honte. Jusqu’à présent, ce sont surtout les cercles académiques qui avaient appelé à la réhabilitation de l’identité juive dans notre patrimoine architectural. Maintenant, c’est le chef de l’État qui porte cette initiative.

À l’origine, pourquoi le mellah de Marrakech a t-il perdu son nom juif ?

Selon des informations que j’ai recueillies auprès de Jacky Kadosh, chef de la communauté israélite de la région de Marrakech, la décision d’arabiser ce quartier a été prise en 1989, par le conseil municipal de Marrakech. Ce dernier l’a rebaptisé « Essalam ». Il en a profité pour bannir toutes les appellations de ruelles portant les noms de rabbins, d’anciens commerçants juifs, celles tirées du Talmud, de la Torah…

Quel parti politique dirigeait ce conseil municipal à l’époque ?

Selon Jacky Kadosh, c’est le parti de l’Istiqlal qui était aux commandes.

Un fervent défenseur de l’arabisation…

Il ne faut pas s’en étonner. À cette époque, l’arabisation était en vogue et touchait tous les domaines de la société…

Quelle est l’histoire des mellah au Maroc ?

Le mellah n’est pas le ghetto « à la Varsovie » comme on pourrait croire, c’est-à-dire un camp de concentration. Toute traduction qui irait dans ce sens est une aberration. Le premier mellah qui a vu le jour au Maroc, celui de Fès, a été initié sous la dynastie des Mérinides, entre le XIIIème et le XVème siècle, et était accolé au palais du sultan. L’objectif était de protéger une minorité qui, en cas de trouble, se trouvait à la merci de la masse. Voyant l’expérience du quartier de Fès réussir, ce sont les juifs eux-même qui ont voulu la dupliquer sur d’autres régions du Maroc pour préserver leur mode de vie. À tel point que chaque ville et même plusieurs villages du royaume avaient leur quartier juif. Avant 1948 (création de l’État d’Israël), entre 250 000 et 300 000 juifs vivaient au Maroc et la grande majorité se trouvait dans les mellahs.

Le temps des idéologies totalitaires est révolu

Comment cette identité juive s’est-elle estompée ?

Les années 1950 et 1960 ont connu une grande vague de départ des juifs (exode massif vers Israël ou vers d’autres pays). Lorsqu’on quitte son lieu d’origine, d’autres cultures s’y installent. Actuellement, ces quartiers sont en majorité habités par les musulmans.

La réhabilitation du patrimoine juif ne risque-t-elle pas d’être confrontée au conservatisme de la société marocaine ?

Il y aura toujours des résistances. Mais je pense que les force vives de la nation ont compris que les Marocains ont tout intérêt à se réconcilier avec leur identité plurielle. Après des décennies d’oubli, le patrimoine amazigh est en train de renaître de ses cendres grâce à l’adoption de l’inscription tifinagh et à l’intégration de la langue amazigh dans l’enseignement. Le film du réalisateur, Kamal Hachkar, « De Tinghir à Jérusalem : les Échos du Mellah », sorti en 2013, a rencontré des résistances, mais de nombreux Marocains l’ont applaudi. Le temps des idéologies totalitaires est révolu.

Comment réhabiliter « le juif en nous » sachant que des générations entières ont été biberonnées au nationalisme arabe, que ce soit à travers les manuels scolaires ou le discours politique ?

Tout passe par l’école. Les responsables du ministère de l’Éducation nationale en sont conscients. Ils sont en train de mettre en place une réforme des manuels scolaires qui va réhabiliter la culture plurielle du Maroc mais aussi d’autres questions relatives aux droits de l’homme comme l’émancipation des femmes et la lutte contre le racisme. Les médias et les réseaux sociaux jouent aussi un rôle majeur dans cet éveil.

Vous parlez des manuels scolaires actuels qui contiennent encore des passages désavouant la philosophie…

Toute atteinte à la philosophie est condamnable. Mais, en toute franchise, je pense que ces passages ont échappé à la vigilance des progressistes de ce pays. Aucun système d’enseignement ne peut prétendre former des générations sur des bases saines sans intégrer la philosophie et les sciences humains. Pendant longtemps, ces deux matières ont été bannies de nos écoles parce qu’elles encouragent l’esprit critique et l’ouverture sur l’autre. Cela n’a fait qu’enfermer la société dans un conservatisme primaire. En 1997, j’avais co-fondé un centre de recherche académique sur le judaïsme marocain. Des obscurantistes nous ont accusé d’œuvrer pour la normalisation avec Israël alors que nous avions une ligne anti-sioniste déclarée et assumée. Il ne faut pas se laisser intimider par les voix de la régression et garder le cap sur la réconciliation avec notre passé.

En tant que directeur des Archives du Maroc, quel intérêt accordez-vous à la réhabilitation du patrimoine juif?

C’est un sujet d’une extrême importance mais, malheureusement, les fonds qui nous sont alloués sont maigres et ne permettent pas de rassembler ce patrimoine. Les archives de nos compatriotes juifs sont éparpillées à travers le monde. Ceci dit, depuis 2013, nous essayons de récupérer des archives numérisées auprès des Archives diplomatiques de France, de l’alliance israélite de Paris mais aussi auprès du Mémorial de la Shoah avec lequel nous avons signé une convention de partenariat.

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