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Prophetes et prophetisme

 

Prophetes et prophetisme

 

« Homme de l'attente », selon la formule de Henri Desroche, le prophète surgit au moment où l'histoire qu'il habite semble se clore, toute signification perdue. Il surmonte cet échec, lui donnant sens, et transfigure la désespérance du siècle, et les figures sociales du désenchantement, en instances capables de « faire advenir du nouveau ». Loin donc de « prédire », le prophète dit, et, par sa parole, son action, et ses propres blessures, prend acte des faillites de son temps pour en indiquer l'issue désirable. Ainsi le prophétisme traverse-t-il toute l'histoire de l'Occident judéo-chrétien comme l'une de ses agences les plus essentielles de bouleversement, fondé sur ce que Weber définissait comme « puissance révolutionnaire » du charisme. Regroupant les différentes formes et dispositifs prophétiques, de l'aube biblique à nos jours, mais en Afrique contemporaine aussi bien, en Amérique latine (J.-P. Bastien) et en Amérique du Nord (I. Richet), l'ouvrage dirigé par André Vauchez propose un parcours en terres inspirées, où les interprètes de la parole divine prennent en charge les déficits de leur temps propre pour en énoncer le caractère irrémissible et la nécessité, et l'urgence, d'une refondation, par quoi l'histoire reprendrait cours nouveau. Je m'en tiendrai aux prophétismes européens et africains, matrices premières et fécondes.

Au temps biblique d'Israël, analyse Pierre Gibert, le prophète, plus interprète que messager de Dieu, fonde son autorité sur le lien « exclusif et définitivement garanti », à ce Dieu dont il fait cette « expérience personnelle » qui détermine sa vocation et son autorité. Par ses « oracles », ses paraboles, ses énigmes, ses « poèmes », et jusqu'à la « mise en scène du silence », le prophétisme est attestation irrécusable d'un face à face avec Dieu, « unique, exclusif de toute autre divinité » – et contribue de façon décisive à l'évolution religieuse d'Israël vers la formalisation du monothéisme comme accomplissement nécessaire d'une rupture d'histoire. Dans les livres « historiques » de la Bible, du Pentateuque aux Livres des Rois, et aux grands Prophètes qui suivent, s'avère cette « nouveauté totalement originale », que représente la genèse d'un culte nouveau. Telle est la propriété exceptionnelle du peuple hébreu, que d'avoir pu penser, par le recours prophétique, le dépassement du sens immédiat d'un temps et d'un espace, pour se déployer en des temporalités exigeant d'autres attributions de sens. Ainsi de l'apocalyptisme, des prophéties de malédiction ou de consolation, etc., qui exigent une relation entièrement renouvelée du peuple à son dieu, de Job à Yhwh, d'Israël à la Loi. Par la personnalisation du salut, et « à travers une figure humaine liée à Dieu », le christianisme se réappropriera le prophétisme, que Paul dira apanage de tous les chrétiens, et claire parole, seule capable d'édifier la communauté des croyants.

De l'Antiquité tardive à la fin du Moyen Âge, A. Vauchez présente les différentes modalités et lectures du prophétisme. De la condamnation par saint Augustin du millénarisme, à l'inscription nécessaire du charisme sous le seul contrôle de l'Église, revendiquée par Irénée de Lyon ; de l'émergence du moine et de l'ermite comme figures prophétiques de l'humanité, à l'entrée en scène de la thématique de l'Antéchrist ; de la formulation de la mission messianique portant délivrance de Jérusalem, à la question de la conversion des Juifs – le prophétisme engage l'ensemble des sociétés christianisées dans des sursauts d'histoire et des reconfigurations essentielles, qui prennent en charge le défi des fins dernières, et les tourments eschatologiques qui l'accompagnent. Disposer l'événement à venir comme accomplissement de « types » déjà présents en l'Écriture sainte, permet de « comprendre en profondeur la signification des choses passées », et de donner sens à ce qui vient en urgence de temps. Il s'agit donc moins de « prévoir l'avenir » note l'auteur, que « d'expliciter à l'humanité pècheresse le message divin et ses exigences ». Au xiie siècle, ne voyant dans l'histoire qu'un « long déclin inéluctable », Hildegarde de Bingen, pour la délivrance de ce message, « fait retour au langage des origines », avant que ne soit consommé le péché. Joachim de Flore, son contemporain, opposé à cette vision pessimiste du destin de l'homme, se tourne résolument vers l'avenir, et annonce, à partir d'une théologie trinitaire du temps, l'avènement prochain de l'âge de l'Esprit saint. Et met l'accent, précise Vauchez, sur « la liberté humaine et le libre arbitre » des croyants. Ainsi l'humanité devient-elle, dans la prophétie joachimite, « un acteur à part entière de l'œuvre rédemptrice ». Dès lors qu'au xiiie siècle Thomas d'Aquin distingue le statut scientifique de la théologie, du caractère indéterminé du message porté par le verbe prophétique, les voies de la prophétie s'ouvrent aux laïcs, aux siècles suivants, tissus d'apocalyptisme, de sentiment d'imminence de l'Antéchrist, et de positions politiques en référence à la crise de la papauté opposant Rome et Avignon. Arnaud de Villeneuve, évangéliste radical, Jean de Roquetaillade, millénariste, sainte Brigitte, la « sibylle du Nord », Romaine avant tout, sont figures capitales de ces siècles voués à prophétie. D'autres prenant à l'esprit la lettre, et la prophétie en la radicalité de son dire, vont, comme Dolcino, partisan de la pauvreté absolue, proclamer « la fin du règne de l'Église charnelle », ou, tels Wyclif et Hus, prêchant un messianisme politique, animer des mouvements sociaux de révolte, lollards et hussites. La prophétie vient à l'histoire vive comme rupture ici et maintenant.

Une longue séquence s'ouvre, de la fin du Moyen Âge aux abords de la Révolution française, saturée de prophétisme et d'attentes réformatrices. Savonarole, en exergue des temps : « Les anges de Dieu viendront converser avec les hommes ». Cela vaut, note J.-R. Armogathe, conviction généralisée d'un nouvel âge d'or, précédée de la venue de l'Antéchrist. Si les grands Réformateurs protestants, Luther en partie, Calvin plus rigoureusement, sont réticents quant aux passions apocalyptiques, Zwingli rappelle que « le magistrat ne peut rien faire en l'absence de prophètes », inscrivant ceux-ci au centre de l'institution ecclésiale. L'Antéchrist est la papauté, disent les Réformés. Échos des soulèvements des siècles précédents, des dissidences surgissent : en terre de Réforme, Müntzer et les anabaptistes ; en catholicité, G. Bruno et sa demande d'« éthique universelle », Campanella et son « utopie républicaine ». Le prophétisme se greffe sur des savoirs nouveaux, ou des visions longuement déchiffrées d'avenir possible et pensable (Comenius, évêque des frères Bohèmes, de filiation hussite). Et sur des catastrophes culturelles ou politiques : jansénisme en convulsion après la dispersion de Port-Royal et l'appel contre la Bulle Unigenitus ; camisards et peuple cévenol en insurrection et prophéties, après la révocation de l'Édit de Nantes. Et toutes « sectes » de Réveil, quakers, seekers, « french prophets », qui essaiment en Nouveau Monde, pluralisant les sources de croyances et des interprétations de l'Écriture et des messages divins. Ces prophétismes à hauteur d'homme se veulent à hauteur de Dieu, et marquent sans doute l'irruption des sujets du croire dans le déploiement de la parole divine.

Les prophètes, ces « déchireurs d'histoire », qui semblent « mettre à nu l'avenir », selon l'expression de G. Bessière (Le Feu qui rafraîchit, 1978), trouveront dans le Romantisme, au xixe siècle, un espace d'enchantement privilégié. Philippe Boutry en donne la raison : symbolisme virtuel des choses cachées, « haute valeur spirituelle de l'Art », « régénération historique du genre humain ». Et tout ce qui se déploie désormais, dans cette profusion de signes et de mystères, ressortissant de la quête prophétique – parfois s'y égarant : spiritisme, magnétisme, scientisme, ésotérisme. Tout un champ d'expériences aux limites du profane, qui trouvent leur accomplissement dans les grandes œuvres des penseurs visionnaires : Comte, Hugo, Nerval, Baudelaire, etc. Dans le contre-coup de la Révolution française, un prophétisme plus politique se met en place, à partir de lectures eschatologiques de ce bouleversement : châtiment et purification de l'ordre ancien, punition infligée au peuple pour avoir rompu avec les valeurs chrétiennes, ou, par volonté divine, aube d'un jour nouveau, après des siècles d'infamie. Le plus souvent, prophétisme radicalement hostile au nouvel ordre révolutionnaire, « péché originel d'une humanité coupable et d'une modernité viciée dans ses principes ». Figure emblématique de cette vision catastrophique de l'histoire : Joseph de Maistre, concentré d'intransigeance catholique. L'autre versant du prophétisme, cet énoncé réversible : la dimension utopique. Rouvrir à tout prix l'histoire, forcer le sens et se maintenir en son excès : Saint-Simon, Fourier, Cabet. À l'assomption d'un temps autre, répondre par l'assurance d'un espace alterne. Telle conjonction affecte à l'utopie une incomparable capacité de subversion. En elle, souligne Ph. Boutry, s'effectue « le télescopage historique de la prophétie sociale et de la prophétie religieuse ». La « République de Dieu », de David Lazzaretti, et son messianisme révolutionnaire, en est l'exemple le plus pur.

Si le Romantisme fut le creuset où le prophétisme trouva un nouvel essor, ce fut d'avoir promu le dire poétique comme seul capable de manifester la parole divine – parole sans origine ni fin, devenue, précise Sylvie Barnay, la « propre chair » et le « propre sang » des annonciateurs d'un sens au cœur caché du monde. Au xxe siècle, les prophétismes européens vont être le lieu même d'accomplissement d'une poétique de la parole, qui agrège ce qui relève de la prophétie et ce qui ressortit de la poésie, en un seul bloc d'illumination. Par là, la prophétie demeure à l'écoute des catastrophes advenues en l'histoire réelle des hommes, et n'annonce tant les malheurs à venir que comme déjà de notre héritage. Parole au « futur antérieur », propose S. Barnay, dans une analyse qui constitue sans aucun doute le meilleur de l'ouvrage. Si le prophète est bien, selon P. Ricœur, « l'historien de l'imminence, le décrypteur et annonciateur de l'histoire en marche », c'est d'être cette figure vers laquelle convergent les désastres d'histoire, capable d'en déceler les raisons et les enchaînements. Chez Péguy, l'autrefois et le maintenant, « le plus originel et le plus actuel », entrent en « collision ». Non que le temps de prophétie soit de pur recommencement – au contraire, il est cette « force de vie » qui autorise les plus vastes saccages et les insoumissions les plus radicales. Contre toute clôture d'histoire, le prophète, écrit Blanchot, « brise l'impossibilité de l'avenir », et n'en finit avec le temps présent que pour repartir de zéro. Benjamin, Bloch, Buber, figures de renaissants, et « avertisseurs d'incendie », ne sont tels que d'avoir pleinement assumé l'inscription de la prophétie dans la chair même du langage, suivant l'antique leçon d'Abraham Aboulafia (ASSR, 144).

Si « le messianisme juif interrompt l'histoire pour lui donner un nouveau cours », et si le prophétisme est bien cette « apparition du lointain », et sa révélation, les prophètes africains, présentés par Valerio Petrarca, assurés que la modernité « ne marche pas droit vers le désenchantement », brisent également formes et statuts sociaux et rompent, en un premier temps, le cadre des relations entre l'individu et le groupe d'appartenance. Harris, Koudou-Gbahié, Kimbangu, éminents prophètes et conducteurs d'« Églises fragiles », provoquent de véritables traumatismes culturels, en appelant aux symboles des puissances coloniales pour interpréter les malheurs et les échecs de la modernité. Mais tout, dans ce prophétisme, très vite s'inverse, et se joue en un second temps dans la réinterprétation des signes de la modernité dans le langage sorcellaire de la persécution, et le rapatriement des marqueurs de la crise socioculturelle dans l'univers propre du fidèle : lignage, culte des ancêtres, seule façon d'apaiser les peurs et de reprendre la maîtrise de soi et de son destin collectif. Nul syncrétisme, ici, mais la mise en correspondance des symboles de la religion des conquérants avec les « motifs symboliques des religions locales ».

Daniel Vidal, « André Vauchez (dir.) Prophètes et prophétisme », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 160 | octobre-décembre 2012, mis en ligne le 12 avril 2013, consulté le 12 avril 2013. URL : http://assr.revues.org/24759

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