La prochaine crise financière a déjà commencé (info # 010103/10) [Analyse financière]
Par Sébastien Castellion © Metula News Agency
Lorsque la crise financière mondiale a commencé, en septembre 2008, les hommes politiques et les journalistes ont rapidement conclu que tout cela, c’était de la faute des banquiers.
Pour l’essentiel, ce n’était pas le cas.
Comme je l’avais décrit dans ces colonnes, le phénomène qui avait déclenché la crise était la faillite du système américain de prêts hypothécaires. La loi américaine avait imposé aux prêteurs, pour des raisons politiques, des règles qui les obligeaient à prêter de l’argent à des gens qui ne pourraient pas rembourser. Dans ces conditions, il était inévitable que le système finisse par s’effondrer – et ce sont les hommes politiques américains, non les banquiers, qui en étaient responsables.
Les institutions financières n’étaient pas responsables non plus de la politique suivie pendant vingt ans par la Federal Reserve (la banque centrale américaine), qui avait réagi à chaque correction de l’économie mondiale en « rassurant » les marchés, ajoutant des liquidités ou baissant les taux d’intérêt.
Quand une économie n’a pas de corde de rappel pendant vingt ans, les déséquilibres inévitables de la croissance (en l’espèce, l’endettement excessif des consommateurs américains qui soutenaient la demande mondiale) s’accumulent sans contrôle jusqu’au jour où ils explosent.
Il est vrai, cependant, que les règles de gestion des risques dans les banques expliquaient pourquoi la faillite de quelques grandes institutions financières américaines s’était transformée en crise mondiale.
Les banques s’étaient vendu les unes aux autres des « produits dérivés » financiers. Ces produits devaient réduire le risque de chacune d’entre elle, en le répartissant plus largement dans le marché ; ils avaient fini par rendre le système tout entier plus fragile face au déclenchement de la crise.
La réaction démagogique à la crise de presque tous les gouvernements occidentaux, qui ont voulu désigner « les banquiers » comme boucs émissaires, n’était donc fausse qu’aux trois quarts – ce qui, vu leur performance générale en matière de vérité, n’est pas si mal.
Il sera amusant, en revanche, de voir comment les mêmes gouvernements chercheront à expliquer la prochaine crise financière – une crise dont les premiers symptômes se sont récemment manifestés en Europe et aux Etats-Unis.
Car si la crise de 2008 était due à la dette privée américaine, répercutée sur le système de gestion des risques des banques, celle qui commence en ce moment sera due exclusivement… à la dette des gouvernements occidentaux eux-mêmes.
Faim et misère lors de "la" Grande crise
Au cours des dernières semaines, le premier symptôme de la crise qui vient a été la situation de quasi-faillite dans laquelle se trouve aujourd’hui le gouvernement grec.
Beaucoup d’économistes l’ont déjà dit : la situation financière de la Grèce n’est pas si différente de celle d’autres pays européens. Un jeu un peu macabre a déjà commencé pour deviner quel sera le prochain pays européen à se déclarer incapable de remplir ses obligations dans le paiement de la dette. La plupart parlent de l’Espagne ; je parie plutôt sur l’Italie.
Mais quel que soit le prochain pays d’Europe à déclarer faillite, une chose est à peu près sûre : ce pays sera trop grand pour que le débat puisse tourner, comme il le fait en ce moment pour la Grèce, sur l’opportunité et les modalités d’un « plan de secours ».
Lorsque ce sont les « secouristes » (les grands gouvernements occidentaux) qui sont incapables de faire face à leurs obligations, on est bien obligé de répondre à la crise financière en remédiant à ce qui l’a causé, et non en versant davantage d’argent sur le problème.
La cause de la crise financière en Occident est claire. Les gouvernements d’Europe, du Japon et (dans une moindre mesure) d’Amérique ont fait à leur population des promesses qu’il va bientôt devenir impossible de financer.
Ces promesses concernent le montant des transferts sociaux, qu’ils soient directs (montant et durée des retraites, aide aux chômeurs et aux familles) ou indirects (multiplication des emplois publics peu productifs et relativement bien payés, comme on en trouve dans toutes les économies d’Occident).
Elles concernent aussi parfois certains secteurs économiques dont le lobbysme est particulièrement actif : l’agriculture en est un exemple presque universel en Occident.
Une redistribution sociale trop coûteuse ne provoque pas seulement l’endettement des Etats. Elle donne aussi aux habitants de ces pays – et souvent à leurs entreprises – un faux sentiment de sécurité financière qui les pousse, à leur tour, à s’endetter plus que de raison. Après quelques tours de ce cercle vicieux – lorsque la croissance s’arrête et que la crise s’installe – il n’y a donc plus personne pour payer et pour empêcher les autres de déclarer faillite.
Ce problème n’est pas mondial : il est spécifiquement occidental, c’est-à-dire européen, américain et japonais. Les grandes économies situées hors d’Occident – Chine, Inde, Brésil et Russie – ont des systèmes de redistribution sociale bien plus modestes.
Certaines de ces économies ont une faible dette publique : la Russie n’en a presque pas et celle de la Chine est moitié plus faible, en pourcentage de la richesse nationale, que celle des Etats-Unis. Mais même là où l’Etat est très endetté (la dette publique de l’Inde et du Brésil est comparable à celle de l’Amérique en pourcentage de la richesse nationale), les habitants et les entreprises le sont beaucoup moins – ce qui rend ces économies, dans leur ensemble, plus solides.
Une étude récente du McKinsey Global Institute ("Debt and deleveraging" ["Dette et effet de levier inversé". Ndlr.], janvier 2010) a ainsi montré qu’à la fin de l’année 2008, la dette accumulée par tous les acteurs (gouvernementaux et privés) atteignait quatre fois et demie la richesse annuelle produite au Japon et au Royaume-Uni, et plus de trois fois en France, en Italie et en Espagne… mais moins d’une fois et demie en Chine, en Inde et au Brésil, et à peine 70% en Russie.
Il n’est donc pas étonnant que la crise récente ait eu, sur les investisseurs, l’effet inverse de celui que l’on observait lors des crises de la fin du vingtième siècle, lorsqu’à chaque avis de gros vent sur les marchés financiers, les capitaux se retiraient massivement de ce qu’on appelait alors les « marchés émergents ».
En 2009 – contrairement à toutes les prévisions, y compris les miennes – les investissements dans les économies non-occidentales les mieux gérées ont parfaitement tenu le choc. Et aujourd’hui, l’inquiétude des marchés financiers est exclusivement concentrée sur les vieilles économies industrialisées d’Occident.
A côté de l’Europe – où la crise grecque et les inquiétudes sur d’autres faillites à venir ont fait chuter l’euro et tendu les taux d’intérêt – les Etats-Unis sont la prochaine source d’inquiétude.
L’enthousiasme du président Obama pour la dépense publique a conduit à une augmentation brutale d’un ordre de grandeur des déficits publics, à partir d’un niveau déjà relativement élevé sous la présidence Bush.
Tous les investisseurs savent que cela n’est pas soutenable. Soit les économies occidentales mettent fin au problème qui les ronge, soit elles finiront toutes – France, Allemagne et Etats-Unis compris – en cessation de paiement.
Mais il n’est pas certain que les sociétés occidentales soient capables de réagir à temps. En soi, cela ne serait pas plus difficile que de sortir de n’importe quelle autre crise. Il suffit d’identifier les dépenses qui sont en train de déraper, et de les couper.
Concrètement, cela veut dire commencer par réduire les dépenses sociales – retraites, remboursement des dépenses de santé, allocations familiales, indemnités des chômeurs etc.
Ensuite, réformer les services publics pour avoir plus de services pour un coût plus faible : augmenter, par exemple, de 25% les services rendus tout en supprimant le quart des emplois publics. Tout cela peut paraître dur, mais n’est techniquement pas sorcier – les entreprises qui travaillent dans des domaines concurrentiels font constamment ce genre de choses.
Il y a cependant une petite difficulté : les gouvernants qui annonceraient un tel programme ont de fortes chances d’être renvoyés chez eux par les électeurs aux prochaines consultations populaires.
Comme la carrière personnelle des dirigeants est souvent plus importante pour eux que l’intérêt général, leur tentation est donc de reporter à plus tard la solution du problème. Dans le meilleur des cas, ils prennent des réformes très limitées pour éviter la crise immédiate, tout en sachant que la cause réelle de la crise va s’aggraver dans les prochaines années.
C’est ce que nous sommes en train de voir pour la Grèce. Le résultat le plus probable des discussions en cours sera de forcer le pays à prendre quelques réformes pour réduire ses dépenses.
Mais pour limiter le coût politique de ces réformes, un financement externe interviendra aussi presque certainement. En conséquence, les Grecs continueront de croire que leur gouvernement peut leur fournir des bénéfices pour lesquels l’argent, quoi que l’on fasse, s’épuisera bientôt.
Ce qui vaut pour la Grèce vaut pour l’ensemble de l’Occident. Dans tous les pays d’Europe et aux Etats-Unis, on peut s’attendre à ce que les réformes qui auraient permis d’éviter la crise financière soient reportées à plus tard, jusqu’au jour où la cessation de paiement rendra ces réformes inévitables. Au lieu d’une crise brutale suivie d’une reprise, il faut donc s’attendre à une série de crises récurrentes, suivies de demi-mesures qui permettent de gagner du temps, elles-mêmes suivies de nouveaux épisodes localisés de cessation de paiement… tout cela peut parfaitement durer une décennie entière, ou même davantage.
Pendant cette période, des expériences à peu près similaires attendent les habitants mal préparés des pays occidentaux. Un jour, ils découvriront brutalement que leur retraite va être divisée par deux, que leur opération ne sera pas remboursée, que s’ils n’ont pas de travail, ils n’auront pas de revenu ou que, finalement, cet emploi dont ils rêvaient à la mairie ne sera pas pourvu.
Pour les individus concernés, ce genre de retour à la réalité est dur, mais pas insurmontable. Pour l’image que se font d’eux-mêmes les pays d’Occident, en revanche, le choc va ressembler à un traumatisme collectif.
Depuis environ cinquante ans, ces pays se sont bercés de l’illusion que leur « modèle social » est la preuve de leur plus grande générosité, et donc de leur supériorité morale. Pendant ce temps-là, ce modèle a dévoré des ressources qui auraient pu servir – comme c’est actuellement le cas dans les grandes économies du reste du monde – à la croissance et à la modernisation.
Ces ressources vont bientôt s’épuiser. Elles laisseront en partant des sociétés dépassées, ruinées, s’interrogeant sur leur identité. Il ne fera pas bon, dans les dix ou vingt prochaines années, être un Occidental.