Je me souviens de l’affiche de Ray Charles lors de son passage aux Arènes. C’était un dessin en bleu et blanc qui le représentait.
Le Genius tient une place à part dans notre cœur : sa musique est tellement universelle ,qu’elle inclut Casablanca, ses palmiers,et même nos souvenirs.
Retrouvons Ray Charles dans une interview de 1999
L'Express du 24/06/1999
Ray Charles
«Les fausses notes me font mal»
propos recueillis par Michèle Leloup
Glasgow (Ecosse), 24 mai.
Où est le Thermos de café? Débarqué de Los Angeles, Ray Charles arrive au Clyde Auditorium pour répéter (trois heures) avec l'Orchestre de la BBC. La première intro dégomme. Quel décalage horaire? Ray a déjà la pêche, le concert promet. Soixante-dix minutes d'euphorie et quatre rappels. Il est 23 heures. Moment choisi pour commander une escalope milanaise. Champagne. Cuvée spéciale. Régime de croisière pour celui qui repart, dès l'aube, vers un autre concert, à San Francisco. Chemise de soie, Ray Charles reçoit. L'entourage prévient: l'interview peut tourner court, pour peu que Ray ne «sente» pas son interlocuteur. A quoi ça tient? Au contact franc des veines du poignet dont Mr. Charles a le secret en serrant la main. Pour lui, l'influx nerveux en dit plus long que l'on n'imagine. Par chance, ce soir-là, le courant est passé. Et l'escalope milanaise a refroidi
Chaque soir, sur scène, Georgia on My Mind gagne encore les faveurs du public. Cette chanson colle à votre légende. Vous est-il arrivé de ne plus avoir envie de la chanter?
Jamais! [Il jaillit du canapé comme un ressort.] Georgia m'accompagne depuis presque quarante ans, et il ne m'est jamais arrivé de la chanter deux fois de la même manière: elle reflète mon feeling. Georgia exprime toute la palette de la musique populaire américaine - un mélange de blanc, de noir, de blues, de jazz... Aujourd'hui encore, cette chanson agit sur moi comme un aimant. Le jour où ce ne sera plus le cas, j'arrêterai...
Comment est-elle née?
Par hasard. Elle n'aurait jamais dû apparaître sur le premier album à thème que je préparais alors pour le label ABC Paramount, où figuraient Moonlight in Vermont, Albany Bound, New York My Home et d'autres chansons de la même veine. Un jour, je l'ai fredonnée en voiture, et mon chauffeur m'a dit: «Eh, mister Charles, il faut absolument la rajouter à la liste!» En remodelant cette ballade nostalgique écrite dans les années 30 par Hoagy Carmichael, j'étais sûr que je tenais un standard.
Comment avez-vous fait pour demeurer pendant un demi-siècle l'une des plus grandes figures du blues et de la soul music en même temps qu'une star internationale?
Je bosse comme un fou! Cependant, à aucun moment de ma vie je n'ai eu le sentiment d'être arrivé au sommet. Même si, je l'avoue, mon premier concert à Carnegie Hall, à New York, a été ma plus grande fierté. Duke Ellington affirmait à juste titre: «Nous sommes des gladiateurs; la musique est un combat.» Je me suis donc battu pour conserver un statut estimable en faisant confiance à mon instinct.
Et que disait votre instinct?
Reste toi-même!
Mais encore?
Des différents courants musicaux qui ont marqué leur époque, le blues et le jazz demeurent les références, la sève originelle du XXe siècle. Louis Armstrong, George Gershwin, Fats Domino, Duke Ellington, Lester Young, Charlie Parker, Chuck Berry, Miles Davis, tous ont évolué, mais, au fil du temps, pas un seul n'a perdu son identité.
Vous vous êtes pourtant battu comme un beau diable pour résister à la vague rock and roll et à Elvis Presley?
Et comment: je n'en dormais plus! [Il se tape sur les cuisses, hilare.] Elvis a bouleversé l'univers musical. Il a débarqué au moment où je prenais mes marques avec la soul music, car j'en avais marre de «sonner comme Nat King Cole»! Pour sonner «Ray Charles», je me suis alors appliqué à faire une alchimie de gospel, de rhythm and blues, de jazz, de country, mais aussi de pop, des influences que tout le monde copiait plus ou moins. En même temps, l'explosion de l'industrie du disque changeait la donne. Le vinyle devenait un produit de consommation courante, si bien qu'il fallait produire deux ou trois singles par mois et trois ou quatre albums par an. Ou tu assurais, ou tu rentrais chez toi! Un disque chassait l'autre. C'était la guerre des nouveautés et des hit-parades!
Mais n'est-ce pas grâce à cela que What'd I Say vous a propulsé sur le devant de la scène mondiale?
Certainement, et l'histoire de ce premier tube est hallucinante! A cette époque-là, en 1959, je n'avais qu'un set [15 chansons] dans mon répertoire pour faire un concert. Un soir, je ne me rappelle plus où, le public a fait quatre, cinq rappels et je n'avais plus rien à chanter. Alors, j'ai improvisé sur scène What'd I Say. L'orchestre et les Raelets m'ont suivi en gémissant dans un tempo sauvage des «Unnnh!», puis des «Ohhhh!» et des «Ahhhh!», histoire d'imiter les chansons suggestives d'Elvis. Sept minutes de délire! Quelque temps après, on l'a enregistré sans remixage; en trois prises, c'était dans la boîte. A l'écoute des bandes, l'équipe de production décide de raccourcir le morceau pour qu'il tienne sur un 45-tours et de le maintenir au frais pour en faire le tube de l'été. Ce disque a rapporté le premier million de dollars mensuel à mon label Atlantic Records!
Ce fut le début d'une série de standards, mais très vite, sous l'influence du rock, vous vous éloignez de vos racines...
Pas vraiment. Mon but était de construire un son identifiable. C'est vrai que, en écrivant I Got a Woman, je me rapprochais davantage du style rock and roll de l'époque. Mais, curieusement, cette chanson n'a pas connu l'engouement de Hit the Road Jack, ni même celui, phénoménal, de I Can't Stop Loving You.
Pourquoi avez-vous rajouté des instruments à cordes dans votre orchestre? Etait-ce pour conquérir le public blanc?
[Il se concentre en rajustant les plis de son pantalon.] Frank Sinatra avait ouvert la voie, mais cette idée me trottait dans la tête depuis longtemps. Je rêvais d'une grande section avec des cuivres et des cordes partout - 30, 40 musiciens! Quand j'ai pu me l'offrir, j'ai foncé, car là on passe à une tout autre dimension. C'est le pied intégral!
C'était risqué, en pleine période rock?
Le seul qui ait pigé où je voulais en venir, c'est Quincy Jones, mon allié de toujours. Il m'a trouvé un arrangeur de cordes exceptionnel qui s'appelait Ralph Burns et écrivait pour le big band de Woody Herman. Je l'ai débauché et nous avons concocté ensemble Georgia on My Mind. En l'espace de six mois, cette chanson a talonné Are You Lonesome Tonight? d'Elvis!
Après le rock, l'assaut de la nouvelle vague pop anglo-américaine. Comment avez-vous affronté les Beatles et les Rolling Stones?
A leurs débuts - on ne s'en souvient pas - les Beatles passaient en première partie de mes concerts en Europe. A Berlin, en 1962, dans les coulisses, je me rappelle encore mon étonnement en les écoutant: c'était franchement nouveau, mais surtout très créatif. Du coup, j'ai adapté Yesterday, Eleanor Rigby et, plus tard, Imagine. Et je me disais dans mon for intérieur que, si les Beatles et les Stones avaient des millions de fans, c'est qu'il y avait une raison. L'Histoire l'a prouvé.
Comment les Beatles ont-ils réagi?
McCartney et Lennon m'ont envoyé un télégramme de remerciements m'expliquant qu'ils avaient découvert la soul music sur What'd I Say et qu'ils étaient devenus musiciens grâce à cela...
Cette dérive artistique du côté de la musique blanche vous a valu pas mal de critiques, notamment le reproche de tomber dans le genre commercial...
Je me foutais des critiques! Si le style des Stones me correspondait moins, celui de McCartney et Lennon, excellents compositeurs tous les deux, me convenait davantage, du moins pour certains morceaux. Yesterday possède une ligne mélodique fantastique, une réelle écriture musicale. Sur Imagine, ce qui m'a plu, ce sont les paroles, universelles. J'en ai fait ma propre version, qui n'a rien à voir avec l'originale, mais il faut croire que je ne m'y suis pas trop mal pris, car Yoko Ono, qui veillait au grain, pour toutes les adaptations de John, après sa mort, a fini par accepter la mienne. J'aime fusionner les genres, et c'est pourquoi j'ai aussi adapté La Mamma, de Charles Aznavour, parce que son âme et sa manière de composer nous rapprochent. C'est sans doute plus «commercial», au sens où il ne s'agit plus de chansons inédites, comme celles qui figurent sur mon dernier album, Strong Love Affair. Là, je renoue avec mes propres racines. Si Stevie Wonder, Phil Spector, Jœ Cocker et bien d'autres disent que j'ai influencé leur carrière, c'est sans doute que mes écarts vers la musique blanche, mes choix, à certains moments de ma vie, n'ont pas été condamnables.
Au début des années 70, vous vous faisiez l'écho des mouvements noirs. A Houston, vous avez donné un concert, Black Requiem, en hommage à Martin Luther King. Pourquoi ne vous êtes-vous pas davantage engagé?
Je suis musicien, pas militant. Cependant, dans les années 60, au plus fort des émeutes, j'ai annulé certains concerts à la dernière minute, quand les producteurs, contre mon avis, acceptaient de placer les Blancs à l'orchestre et les Noirs dans le promenoir ou les derniers balcons. Chaque fois, j'ai été poursuivi et j'ai payé de lourdes amendes, mais je m'en foutais - je leur avais laissé le choix. De même que l'on m'a reproché d'aller jouer en Afrique du Sud pendant l'apartheid. Au nom de quoi aurais-je dû priver mon public de ma musique?
D'où vient votre légendaire force de caractère?
J'ai grandi dans la Géorgie des années 30. Ma mère, qui élevait seule deux garçons, ne s'apitoyait jamais sur son sort. Jusqu'au jour où mon frère, George, s'est noyé dans le puits d'une ferme voisine. Il avait 6 ans, moi, 5; je n'ai pas eu assez de force pour le tirer de là...
Vous étiez aveugle, à cette époque?
Non. J'ai perdu la vue un an plus tard, à la suite d'un glaucome foudroyant.
D'où l'institut pour aveugles que vous avez fréquenté en Floride. Quel souvenir en gardez-vous?
J'avais un grand besoin d'indépendance. J'ai donc appris avec ferveur à lire et à compter en braille - les premières clefs de mon autonomie. Mais ce qui m'intéressait davantage, c'était le vieux piano de l'auditorium, grâce auquel je me suis initié à la technique du clavier sur des morceaux classiques. J'adorais Mozart, Chopin, Beethoven... Seul Bach me rendait fou furieux!
Pourquoi?
Il fallait retenir toutes les notes par cœur. En général, il y en avait à peu près 500 par page. Un vrai barbelé! C'était un travail de mémoire effroyable! Surtout qu'à l'époque j'étais plutôt branché Benny Goodman et Artie Shaw! Avec les copains, nous avions monté un orchestre, The Shop Boys, et nous nous déchaînions sur de vieux airs de blues pour les fêtes de Noël. Nous arrivions même à faire swinguer Vive le vent! J'étais dingue de musique. Je savais déjà que ce serait ma vie...
Où avez-vous commencé?
A Jacksonville, en Floride. Je fréquentais le local 632, un repaire de musiciens noirs où se donnaient les plus fameuses jam-sessions. Ces vétérans du blues maîtrisaient parfaitement les riffs longs et déliés et improvisaient comme des malades sur les accords. C'est auprès d'eux que j'ai appris à me tenir devant un piano. Plus tard, je me suis fait repérer par un batteur qui jouait dans le big band du Two Spot, le meilleur club de la ville. J'ai commencé là, en faisant des remplacements occasionnels payés 5 dollars la soirée.
De quels instruments jouez-vous?
Du saxo, de la batterie, des claviers... Mais le piano reste pour moi le plus complet. En revanche, je n'aime pas la guitare.
Pourquoi?
A cause de l'image qui m'en est restée avant ma cécité: quand j'étais gosse, les mendiants aveugles trimbalaient une sébile accrochée à leur guitare...
D'où vient votre surnom «The Bionic Ear»?
Ce sont mes musiciens qui m'ont affublé de ce surnom, parce que j'ai l'oreille absolue. Ça les agace! [Il se roule sur le canapé, secoué de rires.] Depuis vingt ans qu'ils m'accompagnent, ils savent qu'à la moindre fausse note j'arrête tout le monde. C'est physique: ça me fait mal à la tête! Alors je fais tout reprendre jusqu'à ce que j'obtienne ce que je veux, car j'entends simultanément l'orchestre dans son ensemble et les accords de chacun des instruments... même les plus sophistiqués!
Le rap est aujourd'hui un nouveau genre musical. Qu'en pensez-vous?
Pardon de décevoir, mais pour moi le rap, ce n'est rien. Au mieux, de la poésie urbaine nouvelle manière, mais en aucun cas de la musique. Dénoncer la violence et la répression en incitant au meurtre des flics, en insultant sa mère, sa sœur, en vomissant sur la société, c'est immonde! En son temps, la ségrégation raciale n'a jamais suscité de telles chansons.
Vous avez un album en préparation?
Plusieurs! Je vais d'abord faire quatre duos, avec George Michael, puis Stevie Wonder, et enfin Gladys Knight et Braindy, une jeune chanteuse extraordinaire. Ensuite, je sortirai un disque de 12 titres originaux, mais je les peaufine: je suis très maniaque - c'est du moins ce que dit Jean-Pierre, mon producteur.
Votre relation avec Jean-Pierre Grosz(1) est exceptionnelle: qu'est-ce qui vous unit depuis vingt-quatre ans?
Il est mon double, et pourtant tout nous sépare. Il est français; je suis américain. Je suis vieux; il est plus jeune. Je suis noir; il est blanc. Je suis catholique; il est juif... Mais il connaît tout de ma musique et de ma trajectoire. Sans son audace et sa détermination de jeune fan - la première fois, il m'a abordé sur une passerelle d'avion - nous ne serions pas là aujourd'hui à organiser ma prochaine tournée, cet été, en Europe.
Vous vous arrêterez en France?
Plusieurs jours et un seul soir à Paris. A ce propos, il paraît que l'Olympia a été entièrement refait à neuf, c'est vrai? [Il se tourne vers Jean-Pierre Grosz et lui demande si l'acoustique est bonne. Le producteur confirme.] Bon! il faut y penser, j'adorerais revenir faire un concert dans cette salle
(1)Jean-Pierre Grosz (qui est le frère d’un ami) est son producteur français. Sa famille est originaire de Hongrie et d’Algérie.
Depuis la fin des années soixante-dix, il a entretenu une relation amicale avec Ray Charles, dont la source se trouve au cœur de l'enfance. Cette amitié s’est renforcée au cours des ans, et le chanteur américain a demandé à ce serrurier professionnel, grand amateur de musique, de devenir son producteur.
Et voici le lien pour écouter l’album entier :
[
raycharles.rhino.com]
Hit The Road Jack
Georgia On My Mind
Let's Go Get Stoned
I Don't Need No Doctor
Hallelujah I Love Her So
One Mint Julep
That Lucky Old Sun
Unchain My Heart
Don't Set Me Free
I Can't Stop Loving You
Busted
Crying Time
Cry
What'd I Say
Here We Go Again
I Gotta Woman
Eleanor Rigby
You Are My Sunshine
Born To Lose
America The Beautiful
Ray Charles et Jean-Pierre Grosz :
Message modifié (14-06-2004 00:25)
[
www.20six.fr]