Bonjour Docteur et italeug.
Voici un article lu pour vous, et qui répond un peu au sujet dont il est question.
Musique arabo-andalouse : Faire sortir de l'ombre les richesses de notre patrimoine par Salim El Hassair
A l’occasion de la célébration du trentième anniversaire de l’association musicale Nassim al-Andalous d’Oran, El Hassar Salim, universitaire, chercheur et producteur de l’émission «Couleurs andalouses» diffusée par la radio régionale de Tlemcen et suivie par un large public de connaisseurs de l’art musical andalou, a bien voulu accepter la publication d’une longue interview qu’il a réalisée avec l’historien de l’art et auteur El Hassar Bénali.
Des questions essentielles concernant cette musique héritage du Maghreb de l’art et de la culture sont ainsi abordées apportant des éclairages et une somme d’informations sur les sources, les itinéraires, les productions des poètes-compositeurs concernant cette musique dont la vitalité de la tradition, la richesse de l’héritage émeuvent toujours nos cœurs et stimulent notre mémoire.
Dans vos travaux de recherche en matière de musique andalouse, votre démarche est un peu originale dans la mesure où vous vous démarquez des approches qui ont été faites sur la question concernant l’évolution de cette musique ?
L’histoire qui attribue l’origine de cette musique à Ishak al- Mawçili et Ziryab est peut-être vraie mais ne correspond que très peu à l’héritage que nous avons hérité à ce jour de cette musique. Vous savez que le passé de l’ancienne capitale du Maghreb central incarne une grande partie de la mémoire de l’Algérie des lettres et des arts et de ce fait, de grands penseurs ont consacré au patrimoine de la musique dans le Maghreb une partie intéressante de leurs travaux. Je cite entre autres deux savants du moyen âge arabe : Abdelouahid al-Wancharissi (15e siècle) et le grand encyclopédiste algérien Ahmed al-Maqqari (16e siècle). Si nous résumons notre approche à ces deux personnalités, nous sommes alors tentés de nous demander si la musique à laquelle ils font allusion dans leurs oeuvres, à savoir «Des modes et des rythmes» pour le premier, «Nefh ettib» (Exhalaisons) pour le second, le dernier ouvrage étant une oeuvre monumentale, incontournable pour la connaissance de l’histoire de l’Andalousie des arts, des lettres, des poètes, des savants, des artistes, correspond exactement à ce que avons comme héritage aujourd’hui. Cette musique, produit de la civilisation dans les villes, incarne aujourd’hui avec tous les apports successifs arabes, romans, berbéro-arabe, ottomans... une grande partie de la mémoire maghrébine des arts et des lettres. C’est Ziryab, ce musicien d’origine persane, qui va implanter en Occident, sur la terre de la péninsule ibérique musulmane, les pratiques musicales de l’école de Baghdad. Sur les mouvements dont se composait la nouba andalouse, Ahmed al-Maqqari écrit :
«On avait coutume dans Al-Andalous de commencer un concert par le nashîd en mouvement lent, suivi du bâsit auquel succédaient un rapide muharriqat et un léger hazajât dans l’ordre établi par Ziryab...». Abdelouahid al-Wancharissi, dans son urdjûza (épître), cite les modes ou maqâm auxquels sont assignés, selon la déjà vieille tradition indo-persane un rôle psycho-thérapeutique : dhil, al-arâq, raml ad-dhil, içbahan, al-hidjaz, al-haççar, zurkan, al uschak, al-maya, ar-raçd, ar-raml, al-husayn, al-mazmoum, ghraibat al-hçayn, ghariba muharrara.
Cette musique, son héritage aujourd’hui est le produit d’une sédimentation ?
Cette musique n’est pas celle telle que l’a créée Ziryab. Cette musique a, à mon avis, connu une évolution qui est celle de tous les arts à travers le temps et sous l’influence du temps et des événements qui ont daté l’histoire de cette musique. Ce que l’on sait, c’est que cette musique venue d’Orient était longtemps restée confinée à l’intérieur des palais où la culture arabe était principalement à l’honneur. La poésie chantée était constituée de mouwachah puis, plus tard, du zedjel qui représente la langue arabe de l’Andalousie. C’est au fur et à mesure du temps que cette musique a fini, en quittant l’enceinte des palais, par être irriguée par la veine de musiciens mais aussi de poètes du cru. Le règne des dynasties orientales ne s’achèvera que vers les 9 et 10es siècles avec l’avènement au pouvoir des dynasties berbères : les Almoravides, les Almohades... à l’échelle de l’ensemble du Maghreb. En quittant les limites des palais des Omeyyades, cette musique s’imprégna, dès le 12e siècle et même avant, des vieilles traditions de l’art et de la culture populaires, issues du peuple. Le philosophe et musicien Ibn Badja, originaire de Saragosse et mort à Fès, atteste des origines arabo-andalouses mais aussi des influences des traditions populaires qui allaient ajouter de l’éclat à cet art. Après le mouwacheh, ce fut ensuite le zedjal et c’est ainsi le début d’une métamorphose de l’idiome avec un dialecte différent et des changements auxquels la langue arabe n’a pu échapper aussi à travers tout le Maghreb. Au fur et à mesure des siècles, la musique dite andalouse allait s’enrichir d’oeuvres poétiques nouvelles de Sidi Abou Madyan Choaib, Abou-l-Hassan Suchturi (12e siècle), Lissan Eddine Ibn Khatib (14e siècle) et plus tard d’auteurs maghrébins versifiant dans le zedjal et parfois dans les deux : le zedjal et le dialectal... C’est ces derniers auteurs qui furent à l’origine de la qaçida et des genres poético-musicaux dérivés : le malhoun, le haouzi... C’est le cas en Algérie de Saïd Ben Abdellah, Ahmed Bentriqui, Mohamed Ben M’saib, M’barek Bouletbag, Mohamed Bendebbah, pour ne citer que quelques exemples de poètes produits du vieux terroir tlemcénien.
Cette musique s’est enrichie depuis et cela en remontant jusqu’à son origine, jusqu’à l’époque omeyyade, à Cordoue ?
Au moyen âge arabe, Tlemcen était, avec les autres grandes métropoles de l’époque Fès, Tunis, Grenade... un épicentre palpitant de la culture andalou-maghrébine dans cette région. Avec la capitale des Nasrides, Tlemcen eut le privilège de relations très étroites. Les liens historiques de Tlemcen avec l’Andalousie ont commencé dès la conquête arabe en Espagne en 711. Après la chute de Cordoue en 1236, l’art de la nouba connaîtra un succès en submergeant les provinces andalouses, s’étendant au Maghreb, à travers ses principaux centres. Grenade était certes, le dernier bastion arabe de la nouba en Andalousie. Au début du 13e siècle, Tlemcen allait subir de nouveau le sort de capitale après l’émiettement de l’empire almohade et l’avènement au pouvoir des Zianides au Maghreb central, des Nasrides à Grenade, des Mérinides à Fès et des Hafsides à Tunis. Amarrée à l’Andalousie, l’histoire de l’ancienne capitale zianide nous apprend, à titre d’exemple, que le roi zianide Abou Hammou 1er fit un long séjour à Grenade, que le grand poète tlemcénien Ibn Khamis y a vécu jusqu’à sa mort ; que le roi zianide Abou Tachfin, fils de Abou Hammou Moussa II, le roi poète, père de la vieille tradition grenadine des mouldiyate décrite par les historiens Tanessi, Yahia Ibn Khaldoun à Tlemcen a effectué sa formation princière dans le palais de l’Alhambra. Le grand mystique andalou Mahieddine Ibn Arabi (13e siècle) de Murcie a séjourné à Tlemcen à l’époque où celle-ci était gouvernée par son oncle Yahia Ibn Yaghan, sous les Almohades. Le grand vizir et poète Lissan Eddine Ibn Khatib auquel l’encyclopédiste et polygraphe tlemcénien Ahmed al-Maqqari a consacré une des plus belles oeuvres biographiques et dont une partie des poèmes est chantée jusqu’à aujourd’hui, a vécu à Tlemcen, ville qu’il a tant aimée et à laquelle il consacra des poésies et de nombreux récits rappelant sa société raffinée, voir «nafh ettib» de Ahmed al-Maqqari. Ce dernier poète fut aussi disciple à Grenade des savants tlemcéniens tels Mohamed al-Wancharissi, Abou-l-Kacem Charif, Abdellah Ben Saïd al-Maqqari, Al-Khatib ibn Marzouk, des personnalités marquantes de l’histoire culturelle du Maghreb. Lissan Eddine ibn al-Khatib reconnaissait à Tlemcen le statut de grand centre de production des arts (founoun) et des lettres dans le Maghreb.
Le savant Al-Khatib Ibn Marzouk, dont le passage à Grenade fut très remarqué laissant des traces, fut également professeur du grand poète andalou Ibn Zomrouk. Les amateurs d’art andalou apprécient aujourd’hui encore les merveilleux poèmes chantés : «La zala dahrek saïd» (darj rasd dil, reml el achiya) d’Ibn Zoumrok ; «Roubba Leïli» (inçiraf raml el maia), «Djadaka al ghait» (inçiraf reml el maia), «Askini lakad bada el fadjrou» (inçiraf moual), «Tairou al kalbi tara aan ouakri» (darj ghrib) de Lissan Eddine Ibn Khatib, entre autres... Le fils de Lissan Eddine Ibn Khatib, Abou-l-Hassan, un savant lui aussi, et qui occupa des postes importants à l’Halambra, sous les Nasrides, est né à Tlemcen, la capitale zianide.
Peut-on citer les noms de quelques producteurs algériens de cette culture poético-musicale ?
De son côté, Tlemcen appréciera également la présence de grands savants d’origine andalouse tels Al-Abili de Sainte-Thérèse d’Avila, maître à penser du grand historien maghrébin Abderrahmane Ibn Khaldoun, du savant mystique originaire de Huelva Echoudi dit Al-Halloui dont le souvenir est perpétué par la belle mosquée qui porte son nom, construite au 14e siècle... Le grand poète et-Tighri al-Andaloussi fut le grand poète de la cour zianide et que son confrère Ibn Khamis Tilimsani qui eut Grenade pour dernière sépulture. Mahieddine Ibn Arabi, Lissane Eddine Ibn Khatib, Ibn Zomrouk... ont laissé une forte empreinte de leurs traces dans la musique andalouse comme aussi ils ont influencé de leurs oeuvres une lignée de producteurs de zedjal andalou que furent entre autres le poète médecin de la cour zianide Abi Djemaa Talalissi né à Grenade, Saïd al-Mandassi, qui rivalisa de son temps avec les plus anciens auteurs de la qaçida au Maroc dont Abou Farès al-Maghraoui, son disciple Ahmed Ibn Triqui, Ibn M’saib, Zaatan tilimsani, Mohamed Bendebbah... Il y a aussi une addition de poètes postérieurs qui ont aussi à leur tour enrichi l’héritage collatéral dit «haouzi» : Mohamed Abi Amer auteur de «Mali sadr h’nin», M’barek Bouletbag auteur de «Serraba» et de «Miradj», Ahmed Belhadj auteur de «Baghi n’toub ya sadat»...
Du 16e au 19e siècle, ils seront au moins une soixantaine, parmi eux également des poètes juifs. C’est la période héroïque de la poésie populaire citadine à Tlemcen. Tlemcen offrait, à cette époque, malgré les contraintes rencontrées auprès du pouvoir de l’Odjak et souvent évoquées par les auteurs eux-mêmes, les conditions dans lesquelles la poésie a pu se développer.
Le zedjal soufi de Abou Madyan dont la tradition est restée fortement enracinée à Tlemcen a largement fait triompher cette forme de poésie chez les poètes de la cité des Djidars. Cette culture portée durant des siècles par des générations de musiciens fait l’objet d’une pieuse et fervente transmission, surtout dans les milieux ésotériques où le chant «samaa» est à l’honneur.
Comment expliquer la continuité de la sanaa et la création des genres collatéraux issus de cette musique ?
Les derniers poètes cités furent les continuateurs emblématiques du zedjal andalou en Algérie et aussi les fondateurs d’une autre tradition de chant très proche ou encore à la périphérie de la musique andalouse appelée «haouzi». La musique andalouse est le centre, le «haouzi» la périphérie. Beaucoup n’expliquent pas pourquoi le nom de «haouzi» attribué à un genre de poésie qui est pourtant citadine avec des poètes qui sont nés dans le milieu exubérant des vieux métiers, au coeur de la citadinité à Béni Djemla, Al-Kalaa, derb al-Meliani, Sidi al-Halloui... des topographies qui sont jusqu’à aujourd’hui encore, parfaitement identifiables. Les poètes Saïd Benabdellah Mandassi, Ahmed Bentriqui, Mohamed Ben M’saib, Fqih Bensahla et son fils Boumédiène, Mohamed Bendebbah... sont des poètes purs produits de l’art raffiné et éclectique du haouzi. Cette spatialisation est une manière de nommer les genres poético-musicaux nés à la périphérie de la musique andalouse. Le haouzi est un type de beauté littéraire créé essentiellement pour la musique. Le grand poète de cour, l’auteur de la «Akikia» est l’archétype du haouzi. Il eut pour élève le grand poète de la qacida marocaine Mohamed al-Mesmoudi. Au Maroc où il a vécu dans la cour des rois alaouites à Sidjelmassa et Meknès, Saïd Ben Abdellah rivalisa avec les grands poètes dont Abou Farès al-Maghraoui «roi des poètes», le plus ancien auteur de la qacida. C’est l’oeuvre du grand poète Al-Mandassi qui a inspiré la création du pied de mètre «tilimsaniya», au Maroc. Le haouzi implique la musique et à ce propos, le grammairien Abdelhamid Hamidou écrit : «Tous les poèmes sont composés pour le chant, le mot dans les chansons est image et musique à la fois et le rythme poétique et le rythme musical s’y associent intimement». Les fondateurs de cette expérience musicale ont composé à la fois dans le zedjal et la poésie dialectale. Leurs zedjal ont même intégré la chanson andalouse «sanaa» voir, à titre d’exemple, les morceaux qui sont en même temps des chefs-d’oeuvre : «Ya achikin nar al-mahiba» (inçiraf reml achiya, reml maya et maya) de Mohamed Touati ; «Açabani mard el hawa» (inçiraf raml el maya) de Ibn Nachit tilimsani ; «Ya houmiyati-l-loum (inçiraf maya), «Ana ouchkati fi soultan» (m’çedder mazmoum, inçiraf rasd-dil) de Saïd Ben Abdellah al-Mandassi ; «Ya farid al-asr ahif» (inçiraf sika), «Al-rabii akbal ya insan ou koum tara» (dardj raml el maya) de Mohamed Bendebbah ; «Hark dhana mouhdjati» (btaihi raml al achiya) de Ahmed Bentriqui ; «Ya habibi alach djafit» (inçiraf ghrib, inçiraf djarka) de Moulay Ahmed Ben Antar ; «Ya laïlati djaat bin chirah» (inçiraf maya) de Abi Djamaa Talalissi Tilimsani... Les musiciens se distingueront également par l’introduction dans la sanaa d’une grande partie du diwan de poésies de Sidi Abou Madyan : «Tahya bikoum» (m’cedder zidane, dil, hsine), «Al-kalb li yahouakoum» (inçiraf hsine) ; «Tabat oukati bi mahboubi» (inçiraf mezmoum, inçiraf hsine), «Tadalaltou fi-l-bouldan» (inçiraf sahli), «idou biya al-wissal» (inçiraf
gherib)... Le haouzi est l’une des plus vieilles traditions poétiques populaires en Algérie.
à suivre...