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Retour à Marrakech
En ce début des années cinquante, au siècle dernier, l’hôtel Mamounia était fortement marqué par la présence régulière de Winston Churchill qui y louait un immense et somptueux appartement une partie de l’année. Il consacrait beaucoup de temps à son hobby, la peinture, inspiré par la lumière exceptionnelle de ce lieu magique.
L’élégance british de l’hôtel et de ses clients contribuait à recréer une atmosphère d’avant-guerre, du moins était-ce ainsi que je l’imaginais.
Nous avions – peut-être à tort – une certaine admiration pour ces Anglais qui ne représentaient pas du tout leur île, je le saurai beaucoup plus tard en découvrant toutes les horreurs commises par les Anglais dans leurs colonies, mais constituaient le " gratin " des sujets de " Sa Gracieuse Majesté ".
En revanche, une partie des Français du Maroc, demeurée (dans tous les sens de ce terme) pétainiste malgré la chute de Vichy et du IIIe Reich, éructant encore des insultes antisémites (tant antijuives qu’antimusulmanes), affichant une arrogance totalement déplacée mais calquée sur celle des calamiteux Résidents généraux Alphonse Juin et Augustin Guillaume, se croyaient une race de " seigneurs ", alors que nombre d’entre eux n’étaient que de minables opportunistes, profiteurs de guerre et exploiteurs d’un pays dépecé par les puissances occidentales toutes confondues.
Ils nous décevaient, ces Français, car ils se situaient aux antipodes de l’image que nous nous faisions – surtout mes parents et les Juifs de leur génération – des représentants du pays des Droits de l’Homme et du Siècle des Lumières. Nous nous apercevrons qu’ils ne représentaient sûrement pas la France, mais tout juste eux-mêmes, et encore…
Fort heureusement, parmi les Français du Maroc, bien des personnalités remarquables se sont illustrées, dans l’Instruction publique, la santé, l’habitat et tant d’humanistes anonymes.
Lors de la publication de mon premier livre1, quelques lecteurs m’ont reproché de dénigrer la France. Je maintiens que je n’ai en aucune façon dénigré la France que j’admire globalement à travers sa langue, sa culture, les libertés qu’elle défend et promeut dans le monde. En revanche, je déplore toujours, même à présent, l’attitude pitoyable des nostalgiques de Vichy – et je puis assurer qu’il en existe encore – et de l’époque coloniale dans ce qu’elle a eu de moins glorieux.
Mais revenons plutôt à ma découverte de l’une des cités impériales de l’Empire chérifien. J’ai la nostalgie de cette place Djemââ-el-Fna, poussiéreuse et grouillant de visiteurs, avant qu’une couche de goudron la recouvre dans la seconde moitié des années 1970.
La place " d’origine " avait beaucoup plus de charme, même ou surtout parce que le plus grand désordre y régnait, mais cela faisait partie de son attrait.
Les promenades en calèche demeurent, dans ma mémoire d’enfant, un moment privilégié ; je pouvais contempler le panorama chamarré et unique de cette flamboyante cité du haut de mon siège au rythme paisible et cadencé du cheval qui nous berçait. Nous pouvions alors visiter la ville, faire une halte à la Palmeraie, gigantesque domaine – abritant de somptueuses demeures – malheureusement dévasté par une maladie des palmiers et quelques incendies aggravés par une intense sécheresse ces dernières années.
Dans la ville, nous parcourions en calèche la grande et large avenue du Gueliz, la ville nouvelle dite "européenne ", distincte de la médina qui abrite à présent les plus beaux riads de Marrakech la rouge. Le mot " Gueliz " a une histoire ; dès la construction de l’église de Marrakech, les sujets marocains musulmans avaient baptisé le lieu " Gueliz ", simple transposition du vocable " église ".
Avant de quitter la ville pour ses environs, nous passions devant la Koutoubia – sœur jumelle de la Giralda de Séville – au minaret orné de trois boules dont la plus petite, au somment, serait en or, affirme la légende.
Puis nous nous dirigions vers la Menara, imposant bassin, agrémenté d’un pavillon de l’époque sââdienne, en plein cœur des jardins de l’Agdal (Agdal signifie jardin en berbère). La Menara aurait souvent servi de lieu de rendez-vous amoureux pour les sultans. L’histoire non officielle prétend qu’un sultan jetait dans l’eau du bassin celle avec laquelle il avait passé la nuit… ? Cette ville fourmille de mythes et de légendes et les conteurs ont de quoi alimenter leurs récits sans fin…
Il règne à la Menara, surtout quand on a la chance d’y être seul, loin des hordes de touristes armés de caméras et autres engins à figer les souvenirs, une atmosphère de paix et d’éternité à laquelle contribuent l’étendue lisse de l’eau du bassin et les cimes enneigées de l’Atlas qui se dresse majestueusement, au loin…
Immanquablement, la visite se terminait par un retour place Djemââ-el-Fna et une halte à la terrasse surélevée du café de France qui surplombe la place, pour y déguster des cornes de gazelle tendres et sortant du four accompagnées d’un thé à la menthe très chaud et très sucré… mes papilles en " frémissent " de plaisir en écrivant ces lignes ! Elles ont frémi pour les pâtisseries mais aussi pour la pastilla au pigeon et celle du dessert au lait et à la cannelle, pour le couscous royal et tant d’autres délices culinaires que je ne cesse à présent de chercher à retrouver en France, en particulier chez Mansouria, à Paris.
Ma description du Marrakech de cette époque ressemble un peu à celle qu’en fit Hitchcock dans la seconde version de son film, L’Homme qui en savait trop, vu beaucoup plus tard, lorsque j’atteignis l’âge de 14 ou 15 ans.
Je dispose, fort heureusement, de quelques photographies de ce séjour qui représentent mes parents élégants et heureux, soit dans la ville soit dans les jardins de la Mamounia. Une d’entre elles a servi de couverture à mon troisième livre1. Ma mère prit ce cliché dans lequel je m’appuie contre mon père qui m’entoure de ses bras protecteurs alors que je me sens dans une confiance et un amour absolus…
Ma curiosité naturelle et précoce – parfois encombrante pour mes parents auxquels je posais un nombre infini de questions sur tout et n’importe quoi – me fit noter beaucoup de détails précieux et que je tiens à consigner ici, tant est grande ma crainte de les oublier. De la sorte, rien n’est tout à fait perdu, rien n’a totalement disparu… du moins est-ce ainsi que je tente de faire vivre des acteurs absents physiquement mais tellement présents dans ma mémoire et dans la partie la plus intime de moi-même.
Le climat à Marrakech est surprenant car à la chaleur sèche et parfois torride du jour succède un froid vif dès la tombée de la nuit qui survient beaucoup plus tôt qu’en France, vers cinq ou six heures du soir, du moins au début du printemps. Cet instant crépusculaire est aussi somptueux que bref. Cette période de l’année est, pour moi, la plus propice à une escapade dans la ville rouge dont la beauté éclatante est rehaussée par ses larges avenues bordées de bigaradiers en fleurs.
La nature s’exprime dans toute sa splendeur, par ses couleurs, ses odeurs, la douceur de l’air, la clarté du ciel et son soleil généreux… Nous sommes aux portes du désert et la magie du sud marocain s’annonce déjà. Le temps s’écoule lentement. La sérénité est proche et accessible.
Ce premier séjour dans la cité impériale, qui suivit mon premier voyage de près de deux mois en France, durant l’été de 1951, fut pour moi une source inépuisable de découvertes, d’émerveillement et de reconnaissance sans bornes pour mes parents qui m’ouvraient ainsi les portes de la connaissance, de la culture, de la curiosité… Qu’ils en soient à jamais remerciés ! Depuis que je les ai perdus tous les deux, je les associe en permanence et chaque évocation me remplit de tendresse et d’émotion…
Il me faudra attendre 1968 pour y retourner, lorsque mon vieil ami Henri Tuizer, étudiant en médecine à la faculté de Rabat lui aussi m’invita à la bar-mitzvah de son petit frère. Nous étions tout un groupe d’étudiants de l’Université de Rabat I, Fanny Dahan, ma sœur Arlette, et quelques autres à faire partie du voyage. Nous vîmes sur la place Djemââ-el-Fna le chancelier allemand Willy Brandt reculer prudemment devant un serpent que son " dompteur " voulait entourer autour du cou de l’homme politique ouest-allemand. Les vendeurs de haschich nous talonnaient sur la place qui avait le charme d’antan.
Avant de quitter le Maroc, j’effectuerai à nouveau deux voyages à Marrakech en 1970 avec mes amis Judah Bensimhon II Benjamin Aflalo, Hélène Elalouf et Arlette, puis en 1972, année de mon départ avec un confrère, Patrick C., lequel, inconscient des risques qu’il prenait, dévora des grillades servies en plein air sur la place Djemââ-el-Fna… à en être malade !
En dehors de mon premier souvenir de la ville rouge, le plus important de mes séjours à Marrakech eut lieu en 1999 avec Agnès qui connaît fort bien la ville où elle s’est rendue très souvent et depuis longtemps. Elle avait visité le Maroc dès 1960, mais nous ne sommes pas rencontrés à ce moment-là.
En 1999, donc, tout avait changé, mon ami Driss Moussaoui, responsable de la psychiatrie universitaire casablancaise me l’avait affirmé et le Maroc regrettait "ses " Juifs partis massivement entre 1948 et 1967. Je vainquis les dernières appréhensions qui demeuraient en moi et je ne l’ai jamais regretté. L’accueil fut remarquable dès que l’avion se posa sur le sol natal.
Le douanier marrakchi lisant les indications portées sur mon passeport, m’ouvrit les bras et me souhaita en langue arabe la bienvenue au bercail.
Cette fois, je compris parfaitement tout ce que j’entendais, mais je disposais de peu de vocabulaire tout en parvenant à me faire comprendre. Effectivement, " tout " avait bel et bien changé. Aucune hostilité ni dans la ville, ni dans les souks, ni avec les autorités.
Agnès voulut me présenter un commerçant de la ville, originaire de Rabat, spécialisé dans la fabrication de vêtements en cuir et en daim, chez lequel elle avait déjà effectué plusieurs achats.
Dès que nous nous vîmes, il me regarda, surpris, et me dit tout à trac : " Vous êtes Alain Amar, lycée Gouraud, sixième 2 ". J’étais sidéré et acquiesçais.
Il me rappela alors que sa famille, les Amzallag, était originaire de Salé, la ville voisine de Rabat, séparée par l’oued Bou-Regreg. Une grande émotion m’envahit et nous nous sommes revus à plusieurs reprises. Lors d’une de nos visites à Claude Amzallag, nous vîmes une dame âgée, très occidentale, demander à Claude s’il avait vu sa fille Arlette. Ce n’était pas le cas, mais Claude en profita pour nous présenter. La dame, prénommée Victoria, me fixa un long moment puis s’exclama : " Vous êtes le fils de Léon et Sol Amar ! Comme vous ressemblez à votre mère et comme votre père était beau et élégant ! "
Une atmosphère irréelle semblait entourer cette étrange rencontre, tandis que je me sentais " flotter " et perdre momentanément et partiellement le sens des réalités, comme dans un rêve…
Victoria rompit le silence et me fit savoir qu’elle était alliée à ma famille et avait épousé Joseph Berdugo, il y a bien longtemps. Effectivement, il y avait bien un lien de parenté entre nous, même indirectement. Nous en étions là lorsque la " fameuse " Arlette fit son apparition et je me découvris une nouvelle cousine qui, visiblement ravie, nous invita à déjeuner dans sa petite maison de campagne – affirma-t-elle du moins – dans la palmeraie. Un chauffeur nous attendait et nous conduisit au sein de ce havre de paix à un véritable palais des mille et une nuits (telle était la " petite maison de campagne " !) remarquablement construit et décoré avec de riches et beaux matériaux. Une domesticité silencieuse et efficace fit le service. Notre hôtesse était l’épouse de Serge Berdugo, ancien ministre du tourisme du roi Hassan II et actuellement en charge des destinées des communautés juives du Maroc. Nous prîmes le thé sur une terrasse digne des contes persans, au sol recouvert de tapis moelleux, et ornée de coussins épais et confortables. Des plateaux chargés de pâtisseries aux amandes, de fruits confits (oranges, citrons doux) et d’une gourmandise exceptionnelle que je n’avais jamais goûtée jusqu’ici, de la confiture de fleurs d’oranger – un régal, mais gare à la prise de poids –, attisaient notre gourmandise !
Pour l’heure, le plaisir seul comptait et Victoria me gavait de sucreries en m’appelant " mon fils ".
Manifestement, je pense qu’elle a dû être plus ou moins amoureuse de mon père en son temps, car elle m’en reparla longuement, exaltant son élégance, ses costumes anglais et sa délicieuse conversation…. Il était si différent de ses frères, il était si racé, si raffiné, me dira-t-elle… J’étais heureux de rencontrer quelqu’un qui avait connu mon père et en dressait devant Agnès un portrait si avantageux qui, cette fois-ci, n’était pas de mon crû.
Le dépaysement, l’accueil chaleureux du douanier, l’absence totale d’hostilité des habitants, les " retrouvailles " familiales et amicales et ce délicieux moment dans ce palais de rêve furent un enchantement qui me donna bien vite envie de revenir dans mon pays et plus spécifiquement à Marrakech… Je n’étais pas encore prêt à assumer un retour à Rabat… Chaque chose en son temps, pensais-je, il faut savoir attendre, parfois longtemps, mais surtout attendre !
Avec Agnès, j’ai visité les souks comme je ne l’avais fait auparavant. Sa soif de découverte aidant, nous y avons déambulé dans tous les sens. Ce sont, sans aucun doute, les souks les plus sûrs du pays, de structure assez simple et si différents de ceux de Fès dans lesquels je n’ai jamais trouvé que hauteur, arrogance, dédain voire hostilité…
La présence d’Agnès et le contraste entre nous, elle si blonde et moi si brun (du moins avant l’arrivée massive de mes cheveux blancs) étaient amusants à lire dans les yeux des Marrakchis.
Au cours de nos quotidiennes équipées dans les souks et la médina, certains vendeurs me reprochaient très gentiment de répondre en français à leurs questions, mais devant mes difficultés à parler correctement et aisément l’arabe dialectal, dont je comprenais l’essentiel, à ma grande surprise, ils avaient un sourire mi-amusé mi-désolé, mais nous réservaient un accueil toujours chaleureux. À aucun moment, je n’ai pu détecter la moindre hostilité, la moindre réticence, mais plutôt un regret de leur part du départ massif des Juifs du Maroc dont le nombre n’avait cessé de décroître pour passer de 250 000 après la Seconde Guerre mondiale à environ 2000 aujourd’hui.
Agnès me conduisit au marché aux fleurs d’une petite rue perpendiculaire à l’avenue du Gueliz. On y trouve les plus belles fleurs de la région et les roses de Marrakech sont réputées. Agnès m’en avait rapporté cent à son retour de Marrakech pour mes quarante ans. Je me souviens encore de l’air ahuri de ses collègues de travail à l’aéroport de Lyon alors que je prenais possession de mon volumineux cadeau, à la fois merveilleux et inattendu…
Le chiffre cent a une raison d’être. Dans ma famille, lorsqu’on fête un anniversaire, on dit une formule rituelle " Puisses-tu aller jusqu’à cent ans " ou en arabe " bâl myat âm ". En dehors de la superstition qui sous-tend cette habitude, la formule me plaît et j’étais heureux qu’Agnès s’en fût souvenue.
Juste en face de ce marché aux fleurs, se trouve toujours une des pâtisseries les plus raffinées de la ville. J’y ai souvent dégusté de somptueuses et fines cornes de gazelle, les plus fines de toute mon existence… et je m’y connais en pâtisseries orientales !
Contrairement à ce qu’imagine ou croit le plus souvent le touriste occidental, les bonnes pâtisseries marocaines ne dégoulinent pas de miel et ne sont pas frites mais cuites au four, sans matières grasses et la pâtisserie juive marocaine est particulièrement réputée. J’avais un camarade français qui croyait qu’on dévorait quotidiennement des loukoums au Maroc... Sa connaissance de la géographie et des civilisations du Maghreb était singulièrement indigente.
Bien évidemment, nous sacrifiâmes à la tradition et nous prîmes des calèches pour revisiter Marrakech et revoir la Koutoubia, la Mamounia, la Menara…
Ce fut un séjour enchanteur, idyllique empli d’une joie sincère dénuée totalement d’amertume ou de regrets, d’autant plus que j’effectuais ce premier véritable retour au Maroc avec Agnès tellement à l’aise dans cette ville qu’elle connaît si bien et qui ne lui a jamais fait peur, ni dans les souks ni dans les dédales de la médina.
Renseignés par des connaisseurs, nous réservâmes un soir une table pour aller dîner dans un riad transformé en restaurant gastronomique, en plein cœur de la médina. La douceur du climat en cette fin du mois de mars, le ciel étoilé, le décor somptueux, la cuisine succulente, le service quasi royal assuré par des serveurs discrets et glissant littéralement sur les sols recouverts de tapis épais et moelleux, avec en musique de fond du Haendel, sera pour bien longtemps un des souvenirs les plus heureux de ce retour à Marrakech.
Le temps qui s’écoule ne compte pas, il semble suspendu ou aboli et la seule chose qui compte est le plaisir de tous les sens exacerbés dans un tel décor.
Nous décidâmes d’étendre notre périple en allant pour la première fois – et cela était valable pour nous deux – à Essaouira (l’ancienne Mogador), charmante cité qui offre un contraste saisissant entre des fortifications à la Vauban et une ville typiquement marocaine. La fureur de l’Atlantique me fit remonter de merveilleux souvenirs. Essaouira est une petite ville possédant beaucoup d’attraits, sérénité, charme, ambiance très particulière encore imprégnée des hippies des années 1970 dont certains sont encore présents et hantent les terrasses de café, refaisant le monde pour la énième fois. Le mellah est toujours fort bien conservé et ici aussi, " on " regrette le départ de " ses " Juifs ! La spécialité de la ville est la fabrication de meubles ou objets décoratifs en thuya dont nous avons rapporté quelques spécimens.
C’est toujours avec regret qu’on quitte Essaouira et Marrakech, mais parodions mes ancêtres de la Bible : " L’an prochain à Marrakech, Inc’h Allah ".
Hanania Alain AMAR
Juillet 2005.
Los Muestros n° 62, Institut séfarade européen de Bruxelles.