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La reine d'Angleterre en Francais
01 avril 2020, 02:47
Mes amis

Cécile Binder- Milgram a eu beaucoup de plaisir à lire La Reine d'Angleterre, une de mes nouvelles publiée dans Israel Hayom le 23 mars 2020

elle l'a traduite en français, m'a fait cadeau de sa belle traduction et je l'en remercie.

La Reine d'Angleterre est pleine d'amour et de bon esprit, ce dont nous avons besoin ces jours-ci.

Elle raconte l'histoire d'un jeune garçon qui redonne vie à une vieille tante malade.

J'espère que vous aurez plaisir à lire cette histoire.



La Reine d’Angleterre

Gabriel Bensimhon




À quatre-vingt-cinq ans, couchée dans un lit d’hôpital, atteinte d’une grave maladie, le médecin ne lui donnait pas plus d’un mois à vivre.

Je voulus lui faire un cadeau d’adieu. En réfléchissant au plus beau présent que je pourrais lui offrir, me vint à l’esprit l’idée de lui apprendre à lire et à écrire.

C’est un peu comique, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans ! Un mois avant la fin ? C’est d’autant plus drôle que tante Aziza est celle qui m’a accompagné à l’école du village pour mon entrée au cours préparatoire quand j’avais six ans. Maintenant j’en ai quatorze, je suis en quatrième et je veux lui enseigner l’alphabet ? Mais c’est ce que j’ai envie de faire et j’ai commencé à lui rendre visite tous les jours à l’hôpital et à lui apprendre à lire et à écrire.

C’est dommage que de toute sa vie elle n’ait pas eu l’occasion de lire des livres. Dans le village où elle est née, la plupart des femmes vivaient selon les lois du Talmud qui disaient alors : « Celui qui enseigne la Thora à sa fille est considéré comme lui ayant appris des obscénités. » Très rapidement, après deux ou trois rencontres, elle maîtrisa l’alphabet et commença à lire.
Ce qu’elle lut en premier furent les lettres d’amour qu’elle avait reçues dans sa jeunesse de son prétendant, Berto, qui devint plus tard son époux. Elle les avait gardées sous son oreiller. Ce fut la première fois qu’elle les déchiffra et elle eut l’impression que Berto, son mari chéri depuis décédé, les lui renvoyait de là-bas.

Quand elle put descendre de son lit et sortir un peu, elle fut contente de découvrir les noms des rues, les enseignes des magasins, les annonces sur les murs, les panneaux de signalisation sur la route. J’étais heureux de la voir établir de nouvelles relations avec le monde, comme si le nombre de ses yeux s’était accru de mille. Où tout cela s’était-il caché ? Où elle-même s’était-elle trouvée ? Comme toutes les femmes du village, elle ne connaissait que ce qu’elle avait entendu, des proverbes, des mélopées funèbres, des chants qui se transmettaient de bouche à oreille. Elle aimait chanter et danser et bien sûr cuisiner des mets royaux pour son mari qui, plein d’amour, l’appelait « la reine d’Angleterre ».

Elle éleva toutes ces activités au rang d’art et devint un véritable trésor culturel mondial, mais tout ce qui était transmis par écrit était ignoré d’elle. C’est vrai, elle avait à la maison un récepteur de télévision et aussi une radio qui restaient allumés toute la journée mais l’ennuyaient car ils se répétaient sans cesse. Quand mes parents apprirent ce que je faisais chez ma tante, ils sourirent. Selon eux, un bouquet de fleurs ou une boîte de chocolats auraient mieux convenu à une malade, mais ils n’intervinrent pas.

Très vite, elle apprit à lire de façon fluide et rapide, comme si elle y avait été habituée depuis l’enfance. Je m’enthousiasmais à l’idée de lui apporter un livre.

Puisqu’il lui restait peu de temps à vivre et qu’elle ne pourrait pas lire plus d’un ouvrage, j’hésitai beaucoup : lequel valait la peine qu’elle y passe le peu de temps qu’il lui restait ? Papa recommanda tout de suite Le Zohar, « parce que c’est le plus beau livre du monde, il les contient tous, et cela la conduira à une complète guérison ». Maman en revanche conseilla celui qu’elle venait de finir, Anna Karénine, « car c’est le livre d’amour le plus vrai ». Mes amis à qui j’en parlais rirent en me demandant si je n’avais rien d’autre à faire, car « il y a bien assez de séries télévisées et c’est dommage de perdre son temps à lire »
.
Moi, je ne connaissais pas les livres de mes parents et je ne regardais pas de séries télévisées. Après beaucoup de réflexion, je parvins à la conclusion que la Bible était ce qui convenait le mieux. Mais je me rendis immédiatement compte qu’elle n’aurait pas le temps de lire les vingt-quatre livres de la Bible pendant la dernière semaine de sa vie. Et de toute façon, avait-elle vraiment besoin justement maintenant de Job, de l’Ecclésiaste et de tous les prophètes de malheur ? Je décidai de choisir un seul des vingt-quatre livres de la Bible, Le Cantique des cantiques
.
Sa maladie ne régressant pas et son état s’aggravant, je ne savais pas si elle aurait le temps de tout lire, ou bien juste un chapitre, et dans ce cas lequel. Peut-être, à Dieu ne plaise, ne pourrait-elle pas déchiffrer plus de quelques lignes, et alors se posait la question de quelles lignes choisir. Je réfléchis longtemps : quel était le plus beau verset du Cantique des cantiques ? Il était difficile d’en décider, chacun d’entre eux étant une perle en soi.

Quand je lui rendis visite pour lui lire ce que j’avais choisi, elle était très pâle, les yeux miclos, presque agonisante. Ayant très peur pour sa vie, je m’assis près de son lit d’hôpital et lui murmurai à l’oreille le plus beau verset de la Bible, et peut-être le plus beau jamais écrit par l’homme :

« Ceci, ta taille, ressemble au palmier, et les seins à des pampres.

J’ai dit : je monterai au palmier, j’en saisirai les spathes.

Qu’ils soient donc, tes seins, comme des pampres de vigne,

et l’odeur de ton nez comme celle des pommes1 . »

Au moment où elle entendit ces vers, elle ouvrit les yeux et sa bouche sans dents dans un sourire qui éclaira toute la pièce. Elle était tout simplement radieuse, comme si elle avait rajeuni et que Berto, le beau garçon du village, recommençait à lui faire la cour. Ils cherchaient un coin où s’isoler et bavardaient juste sous la fenêtre de grand-mère Myriam qui se réveillait, les reconnaissait et tout en les grondant leur jetait un seau d’eau pour les faire déguerpir.

Ces vers lui ouvrirent une fenêtre sur ses jours de jeunesse et d’amour, elle s’assit sur son lit, droite et souriante et lut avec moi tout le livre, du début à la fin.

Ensuite, je me demandais quel livre lui apporter après Le Cantique des cantiques, si elle avait le temps de ne lire que celui-ci. Maman insista, Anna Karénine était l’ouvrage le plus adapté. Elle m’en raconta l’histoire que je trouvais trop douloureuse. Tante Aziza avait suffisamment souffert, elle était sans enfants et avait perdu son mari bien-aimé depuis des années. Alors je lui apportais mon préféré, le premier que j’avais lu après la Bible, Don Quichotte. À ma grande joie, je la vis rire et la vie lui donna l’occasion de le lire jusqu’à la fin.

Avant qu’elle ne meure, je me dépêchais de lui apporter Pinocchio, que j’avais aimé. Étonnamment, elle continua à vivre, comme pour lire le reste de mes livres favoris, Robinson Crusoé, Le Cavalier sans tête et Le dernier des Mohicans. Ensuite, elle fut heureuse de dévorer Le Petit chaperon rouge puis Ido et la mer et Alice au pays des merveilles.

Quand je venais la voir, nous discutions des personnages et elle analysait et commentait les textes avec passion. Graduellement, la couleur revint à ses joues, ses rides disparurent et ses yeux s’animèrent. Au lieu de se faner et de mourir, elle fut gagnée par la joie.

Elle avala Winnie l'ourson au creux d’une chaise longue dans son jardin. Peu à peu, la télévision et la radio se firent silencieuses. Les étagères de sa chambre se remplirent de livres.

Lors de mes visites suivantes, je la découvris plongée dans des ouvrages qui m’étaient totalement inconnus, Le Décaméron de Boccace, Rhinocéros d'Eugène Ionesco, La Peste de Camus, Le Procès de Kafka, La Vie comme une parabole de Pinhas Sadeh, Le Subconscient se déploie de Yona Wallach et L'Amour aux temps du choléra de Gabriel García Márquez.

À ma dernière visite chez elle, je la trouvais installée à sa table dans sa chambre, écrivant ses memoires

1.traduction Andre Chouraqui

Tiré du "Livre de mes amours", roman en cours d’écriture.

Dédié avec toute mon estime au docteur Adva Tsuk Onn.

La nouvelle La Reine d’Angleterre a été publiée en hébreu dans le quotidien Israel Hayom le 27/03/2020 sous le lien : [www.israelhayom.co.il]
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