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Étranger a Paris - Roman par Gabriel Bensimhon

Étranger a Paris - Roman par Gabriel Bensimhon
14 octobre 2020, 06:20
1 Soudain l’amour

Je dois vous l’avouer, sans amour je suis mort. Je dois être aimé, je le hurle. Oui, croyez-moi, j’ai besoin d’amour, sinon je suis perdu. Il est important que ma bien-aimée me dise plusieurs fois par jour je t’aime, qu’elle le crie à pleine voix. Sans qu’elle ne me le déclare, je n’ai pas envie de vivre, l’amour est mon cheval de bataille, donnez-moi de l’amour et je conquerrai le monde. Ma grand-mère, ymma Miriam, disait : « Elhwa maylo dwa, il n’y a pas de remède à l’amour ». Mais elle avait aussi l’habitude de proclamer : « Ester, Ester ! Cacher, cacher ! », ne pas exprimer ses sentiments, pour ne pas qu’ils se retournent contre nous, « Le silence accroît la sagesse et allonge la vie », mais moi ça m‘est égal de monter sur les toits pour crier à tue-tête : je veux être aimé. Qu’ymma Miriam aille au diable ! Ça ne me dérange pas non plus que ceux qui liront ce journal se moquent de moi et disent : comment n’a-t-il pas honte de tout divulguer, comme ça, devant tout le monde ! Alors oui ! Je n’ai besoin ni d’argent, ni d’honneurs, ni de livres, ni de baiser. L’amour est tout ce dont j’ai besoin. Vivre pour aimer, aimer pour vivre. Que ferais-je sans Viviane ? Après l’amour avec elle, je me lève toujours et je me frappe la poitrine avec le poing. Et au lieu de dire, comme dans la prière « Nous avons fauté, nous avons trahi, nous avons volé… », je remercie Dieu sous toutes les formes du verbe aimer: « J’aime, j’ai aimé, j’ai été aimé, j’aimais, je fus aimé… », oui, Viviane m’aime. Je voudrais lui tatouer le Cantique des cantiques sur la peau, pour qu’il soit impossible de l’effacer comme il est impossible de le faire disparaître de la Bible. « Tes deux seins, tels deux faons, jumeaux de la gazelle, pâturent dans les lotus » – voilà ce qu’est mon amour passionné pour Viviane, amour qui m’est tombé du ciel. Soudain l’amour. Un coup de tonnerre, comme on dit. Comment se noue un tel lien entre des gens qui ne se connaissent pas ? Le hasard ? Le destin ? Ce qui est bizarre est que je suis venu à Paris pour faire des études de cinéma et réaliser un film sur une autre femme, Nourit Stav, qui a été tuée pendant la guerre. Elle était mon grand amour. Je n’oublierai pas comme elle s’amusait avec le voile de la fiancée de Jacques, le mettant sur la tête en riant. Yirmi lui a demandé ce qu’elle fêtait et elle a répondu : je me marie. Avec qui te maries-tu ? Elle a commencé à prononcer mon nom quand le bruit soudain d’un Mirage l’a interrompue. J’ai dirigé ma caméra Super 8 vers les avions marqués de l’étoile de David qui approchaient, offrant à la caméra un magnifique angle de vue, étincelants sur fond de soleil levant, jusqu’à ce qu’une forte explosion se fasse entendre. Une boule de feu a masqué la lentille et le silence s’est fait. Après de longs traitements, je m’en suis sorti vivant, je ne sais pas comment. Apparemment, Yirmi aussi. Parce qu’il me semble l’avoir vu à Haïfa avec une femme, boitant, mais peut-être était-ce quelqu’un qui lui ressemblait. De Jacques Bratman, je sais qu’il est mort en route pour son mariage. Bouzaglo, Arfi et Abramovitch furent tués bien avant au cours d’accrochages. Ce qui arriva à Nourit Stav, je l’ignore. L’armée la considère comme disparue, mais pour moi, elle ne l’est pas. Lorsque j’écris à son sujet, j’essaie de lui faire crier où elle se trouve et ce qui lui est arrivé. Chaque jour j’ajoute de la couleur et un trait à son sourcil et à sa paupière, je veux la faire ressembler à elle-même le plus possible, la beauté, l’innocence et le calme à leur apogée, la féminité pure et paisible sans maquillage et sans artifices. Je plonge mon regard dans ses yeux, je touche son front, passe un doigt sur son nez et ses lèvres. Je la respire, je travaille comme un peintre ou un sculpteur la couleur de ses yeux vairons, un œil bleu et l’autre vert, la couleur bleue de sa blouse et la façon dont est noué en croisillons le lacet blanc qui la ferme, ses petites nattes qui descendent sur sa poitrine qui commence à peine à bourgeonner. Je sculpte le petit nez et la bouche particulière dont la lèvre supérieure est un peu retroussée et qui porte sur le côté un petit grain de beauté telle une étoile près de la lune, et surtout tous ces beaux traits invisibles qui font que son visage annonce que l’aube pointe. Viviane voit comme je suis plongé dans l’écriture. Elle craint que je ne me perde et que je ne trouve pas d’issue. Alors je suis déchiré entre elles deux, entre Viviane et Nourit et je ne sais pas comment m’en sortir. Des amis suggèrent que je souffre d’un traumatisme de guerre. « Après ce que tu as subi pendant la guerre, tout est possible, tu n’es même pas obligé de savoir que tu es en choc post-traumatique, tu n’y es pour rien, c’est la guerre ». Qu’est-ce ça veut dire ? Celui qui aime souffre d’un traumatisme de guerre ? Tu ne peux pas aimer et être sain d’esprit ? Les gens en bonne santé n’aiment-ils pas ? N’y a-t-il que les malades qui soient amoureux ? Mais pourquoi commencer par la fin ? Je vais tout raconter dans l’ordre, en toute franchise, je ne cacherai rien.


2
La première chose que j’aie faite mon premier matin à Paris est d’aller voir la tour Eiffel. Je me suis tenu devant elle bouche bée comme la première fois devant le mur des Lamentations à Jérusalem après la guerre. Juste que le mur était ancien, sillonné de rides et courbé sous le lourd poids des petits papiers et des prières, et qu’il me rappelait la destruction du Temple. En revanche, la tour Eiffel est jeune, défie le ciel et semble tirer la langue à tout le monde en disant : « Je suis là ! Je suis là ! » Face à la tour Eiffel, je me suis promis de m’élever plus haut qu’elle. Je veux être un grand réalisateur comme Fellini et faire des films sur ma bien-aimée disparue. Et je jure face à la tour Eiffel que j’écrirai une histoire d’amour plus grande qu’elle. Oui, ça semble trop prétentieux. Où est-elle et où suis-je. Moi qui suis né dans un petit village dans les montagnes de l’Atlas, j’ai l’intention d’affronter un tel monument ? Le Mellah et la tour Eiffel ! Vraiment ! Mais oui ! Je vais construire une autre tour Eiffel, les jambes dans mon village et la tête dans le ciel. Pendant que je réfléchis, une jeune fille coiffée d’un sombrero passe près de moi, sa peau est cuivrée, sa silhouette galbée, elle a de longues jambes, des bottes noires à talons, une paire de fesses merveilleusement modelées et sur son dos bien droit, sous le sombrero, flotte une crinière brune. D’où est tombée une telle beauté sauvage au cœur de Paris ? Les Parisiennes dans les films, comme Jean Seberg, Emmanuelle Riva, Jeanne Moreau, Delphine Seyrig, sont menues avec des cheveux clairs, mais la jeune fille en question est grande et brune. Elle traîne derrière elle une petite valise noire à roulettes, comme celles des hôtesses de l’air, mais elle a plutôt l’air d’une pouliche altière tirant derrière elle un carrosse. À chacun de ses pas ses fesses remuent et sa chevelure noire s’envole. Sur son dos nu, il faudrait poser une selle et galoper. Sans faire attention, je me suis retrouvé à la suivre entre les fontaines, traversant un pont de la Seine et arrivant au pied de la tour Eiffel où j’ai ramassé son foulard tombé par terre. « Excusez-moi mademoiselle, lui ai-je crié, votre foulard ! – Merci ! » a-t-elle dit en tendant la main mais j’ai retenu le foulard et demandé : « Puis-je le garder en souvenir ? – Et que me donnez-vous en échange ? a-t-elle répondu. – Cela », ai-je réparti en tendant mon briquet. J’ai tiré une cigarette d’un paquet de Gauloises, l’ai mise à mes lèvres et lui ai demandé si je pouvais avoir du feu. Elle a allumé ma cigarette que j’ai mise à sa bouche, j’en ai sorti une autre du paquet et l’ai allumée à la sienne, mon nez a presque touché le sien. Elle a repoussé délicatement les deux cigarettes et m’a collé un baiser. « Tu viendras voir À bout de souffle avec moi ? » a-t-elle demandé. Avant que je ne réponde, une voix s’est fait entendre : « Coupez ! » accompagnée de rires en cascade venant d’un groupe de jeunes gens qui braquaient des caméras sur nous. Il s’avéra que sans le savoir j’étais entré dans un film dans lequel jouait la jeune fille et que j’avais été filmé à mon insu… Quelqu’un approcha, me dit que j’étais photogénique et me demanda si j’étais prêt à passer une audition. Je sautai presque de joie. Quelle drôle de ville qui accueille ainsi un étranger, directement dans son rêve ! Quelle chance pour moi ! « Oui, bien sûr » ai-je répondu. Au même moment, son chapeau de paille s’est envolé et j’ai couru pour l’attraper mais il a continué à voleter le long du Champ-de-Mars et moi je l’ai suivi jusqu’à ce que j’arrive aux Invalides. C’est seulement là que j’ai réussi à m’en saisir. Je suis reparti mais retourné à mon point de départ, il n’y avait déjà plus personne. L’endroit auparavant animé par des équipes de tournage était complètement vide. Pourquoi ne m’avaient-ils pas attendu ? Comment les retrouverai-je ? Que se passera-t-il avec l’audition ? Avec la jeune fille ? Ils m’étaient tombés du ciel et d’un coup, plus rien.

3
Je me sentis obligé de la retrouver, mais vers qui aurais-je pu me tourner pour demander de l’aide ? Je n’avais personne ici. L’oncle de Jacques qui m’avait donné les clés de son appartement et de sa deux-chevaux était resté à Haïfa pour le Seder de Pessa’h, chez mes parents. Jusqu’à ce qu’il revienne, j’étais complètement seul. Paris ne s’intéresse pas aux étrangers. Il suffit qu’ils entendent ton accent et immédiatement ils se détournent. Ce peut être l’accent de Marseille ou de Nice et déjà ils haussent les sourcils. Que faites-vous ici ? Vous êtes étranger ! Vous n’êtes pas des nôtres ! « Les Français sont mariés avec leur langue », m’a dit quelqu’un, à peine ouvrez-vous la bouche qu’ils s’en rendent compte. Alors comment pourrais-je demander de l’aide ? Et quelle aide demander ? Le numéro de téléphone de la jeune fille ? Je ne connais même pas son nom. Du réalisateur ? Ce n’est pas Jean-Luc Godard ni Claude Lelouch. C’est sûr. Eux, je les aurais reconnus tout de suite. Oui, je peux me renseigner sur des sociétés de production, des studios etc. mais c’est compliqué, je suis tellement étranger ici. Quand je prends la deux-chevaux et que je roule pour me rendre quelque part, j’arrive toujours à un endroit différent, ou bien la deux-chevaux tombe en panne au milieu de la rue, jusqu’à ce qu’une personne de bonne volonté m’aide à redémarrer ou à appeler un service de remorquage, ça n’est pas simple. Hier je suis allé à l’IDHEC, l’école de cinéma qui a accepté ma candidature avant la guerre et qui m’a même octroyé une bourse d’études et un logement à la Cité universitaire, mais après avoir étudié mon dossier, la secrétaire m’a dit que comme je ne m’étais pas présenté à temps, ils avaient transféré la bourse à quelqu’un d’autre. Le fait que je sois parti à la guerre et que je n’aie donc pas pu venir ne leur a fait aucun effet et va donc discuter avec ton accent. Alors j’ai bien son sombrero mais que puis-je faire avec ? Je vais me rendre sur les Champs-Élysées et je vais crier : « À qui est ce chapeau » ? Avant-hier, je l’ai mis sur la tête et j’ai espéré que peut-être quelque chose se passe, que quelqu’un le reconnaisse et s’adresse à moi, mais rien.

4
Aujourd’hui j’ai pris le métro à la station Franklin Roosevelt pour aller la chercher près de l’Arc de triomphe et voilà que non loin de là, autour d’un des arbres de l’avenue, j’ai vu des gens avec le drapeau tricolore qui chantaient la Marseillaise. Quelques passants les ont rejoint et ont chanté avec eux, d’autres les ont regardés en souriant. J’ai pensé que c’était vraiment beau, l’honneur que les Français font à leur hymne national, à tel point que des gens en chemin pour leur travail n’hésitent pas à prendre du retard, à se mettre au garde-à-vous et à chanter. Par respect, moi aussi je me suis immobilisé et j’ai chanté avec eux :
« Allons enfants de la Patrie, / Le jour de gloire est arrivé ! / Contre nous de la tyrannie, / L’étendard sanglant est levé… »
Se tenir debout, comme ça au cœur des Champs-Élysées et chanter à tue-tête l’hymne français donne une impression d’appartenance. Te voilà à peine arrivé et tu es déjà comme tout le monde ! Rempli de joie, je me suis mis à chanter plus fort que les autres :
« Aux armes, citoyens, / Formez vos bataillons, / Marchons, marchons ! / Qu’un sang impur / Abreuve nos sillons ! »
Peu à peu leurs voix ont faibli, on n’entendait plus que la mienne, tous ceux qui étaient près de moi se sont tus et m’ont fixé en souriant. Je ne comprenais pas ce qui se passait, je ne savais pas si je devais continuer jusqu’à la fin ou me taire. Ils me regardaient et je leur ai rendu leurs regards jusqu’à ce que je finisse. Ce n’est qu’à ce moment qu’une personne très empressée est venue vers moi, m’a serré la main, m’a dit qu’ils faisaient tous partie de l’équipe de La Caméra invisible et qu’ils me remerciaient d’avoir participé à l’émission. Ne m’opposerais-je pas à la diffusion de ces images à la télévision ? Je pensais qu’il n’était pas bien qu’ils se moquent de leur hymne dans La Caméra invisible. Mon père, lorsqu’il entend l’Hatikvah à la fin des émissions de la radio israélienne, met une kippa sur la tête, se lève et chante l’hymne. Mais bon, si c’est ça qu’ils veulent ! J’ai aussi pensé que s’ils diffusaient cette émission, elle pourrait me voir, se souvenir de moi et me retrouver. J’ai dit que ça ne me posait pas de problème et j’ai même recommencé à chanter à pleins poumons le refrain face caméra :
« Aux armes, citoyens, / Formez vos bataillons… »
Pour me remercier, Michel, le réalisateur, m’a donné sa carte de visite et m’a invité dans les studios de l’ORTF quand bon me semblera.

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