Voici un petit article publie recemment dans un journal marocain et qui parle justement de la rue du Prince Moulay Abdallah ex rue Blaise Pascal. Ca donne froid dans le dos. Bonne lecture.
CASABLANCA : (ni) DAR (ni) BAÏDA Abdessamad Mouhieddine 17 Juillet 2006
C’est à la façon des pleureuses d’antan que Moulay Mustapha Alaoui, l’ex-gouverneur de Casablanca, se grifferait sûrement le visage en revenant voir la rue du Prince My Abdellah. Un espace piétonnier qu’il a mis un soin particulier à édifier et à faire vivre. De son époque, ce fut le premier projet urbain d’aménagement intégré qui bénéficia de l’adhésion de la population et des commerçants, majoritairement hindous. Aujourd’hui, cela est devenu une espèce de capharnaüm (in)humain où les étalages improvisés alternent avec les bébés-alibis sans doute loués, que des professionnelles de la manche « entreposent » à même l’asphalte. Les SDF puant l’alcool à brûler, les filles balafrées, les anesthésiés de la pillule, les fous du canif, les voleurs à la tire, les « francs-cireurs », les dealers et autres traqueurs de portables semblent avoir définitivement conquis la rue piétonnière. S’il n’y avait que cette voie piétonnière à «remettre à niveau»… La métropole économique tout entière souffre d’une «rurbanité » saillante et assaillante. Reportage.
Pas un « mokhazni » ou un agent des fameux GUS à l’horizon. Nous sommes sur une aire de non-droit qui part du rond-point Mers-Sultan à l’avenue des FAR, de la rue de Khouribga à la gare de Casa-Port. «Les délinquants jouent au chat et à la souris avec les forces de l’ordre. Par le biais des médias, ils savent que les quartiers périphériques, longtemps délaissés, mobilisent le gros des troupes policières. Ils se sont alors emparés du centre de la ville», nous dit ce commerçant indien qui vient de remplacer sa vitrine brisée lors d’une bagarre. Car, les bagarres et autres rixes sont monnaie courante dans les six rues perpendiculaires donnant sur la voie piétonnière. «Ici, des bagarres historiques ont eu lieu. J’ai été le témoin d’une véritable guerre de tranchée où deux bandes, l’une venant de Sidi Moumen et l’autre de Bousmara, se sont livrées, armes blanches et par destination à l’appui, durant près d’une demi-journée, à des va-et-vient particulièrement violents. Dès qu’une poignée de voyous est embarquée par les policiers, une autre se met en place, torses nus et poings fermés. Squat de l’espace public Naguère faisant figure d’exception, le squat de l’espace public semble avoir accédé au statut de règle. D’ailleurs, l’historique du fameux Derb Ghallef, qui est connu mondialement pour ses accointances avec la cyberdélinquance et le piratage sud-asiatique et russe, administre la preuve de l’extrême dangerosité du laisser-aller dans ce domaine. On a fermé les yeux sur un minuscule baraquement installé en catimini pour se retrouver quarante ans plus tard avec un gigantesque espace commercial où l’informel véhicule quelques dizaines de milliards chaque année. Les magasins bien verticaux, dûment assujettis à toutes sortes de redevances directes et indirectes, sont de plus en plus étouffés par des «boutiques horizontales» improvisées à même le sol. D’aucuns évoqueront le cas indien où, à Bombay ou même à New Delhi, le viol de l’espace public a atteint des proportions apocalyptiques sans pour autant aliéner les fondamentaux de l’économie du pays de Ghandi. Mais le Maroc, cultuellement et institutionnellement quasi-monolithique, ne peut soutenir la comparaison avec une méganation qui compte plus d’un millier de croyances et près de six cent langues. De plus, le parapluie nucléaire et le poids économique de l’Inde sont là pour prévenir toute fragilité extérieure ou intérieure. «Au Maroc, les comportements moutonniers incitent à la surenchère : «Il l’a fait, je peux donc faire pire que lui ». Cette attitude défiante neutralise peu à peu les garde-fous et les règles de vie en commun. Cela participe d’une posture où la promiscuité galopante incite à la confection de stratagèmes égoïstes apparentés au sauve-qui-peut », me dit Bilal N. un associatif opérant dans les quartiers difficiles. Cette même attitude requiert un mépris pour le sens du compromis. Ce n’est pas pour rien qu’une terminologie nouvelle, estampillée de la négation de l’autre, a pu émerger : les vocables « t’hane » (écraser, moudre), « nik mou » (nique sa mère), « ma naâqalch âlih » (je le zappe), « y âoud l’karrou » (rien à foutre) …et tant d’autres insanités du genre se sont imposées en véhicules de communication prépondérants. Ils sanctionnent les rapports à l’intérieur de toute entité sociale, qu’elle soit clanique, familiale ou entrepreneuriale.
On a même vu des élus casablancais faire appel à des noms d’oiseaux pour provoquer ou répondre aux provocations de leurs collègues. Les lignes rouges de la société seigneuriale ont donc été franchies. La société dite juvénile, dépourvue des valeurs que sont le droit d’aînesse, la pudeur et le sens du sacré, conquiert les esprits sans pour autant se doter des attributs de la modernité que sont le respect de l’autre et le sens de la responsabilité. «Chacun se réclame aujourd’hui de la culture des «droits de l’homme» pour réclamer précisément des droits, mais peu sont ceux qui acceptent d’accomplir un devoir civique de bon cœur», me dit un chauffeur de taxi. Le recours à la violence intervient donc sans graduation aucune. Pensez que le préfet de police lui-même s’est fait arraché le portable de l’oreille par un motocycliste ! La «peur du gendarme» a donc disparu de la capitale économique. Rien ne semble faire peur aux fauteurs de troubles et autres bagarreurs. On a même vu des affrontements musclés au sein des tribunaux de la ville. Quand les avocats en arrivent aux mains, alors le commun des mortels… Violence des rapports sociaux En réalité, hormis quelques havres de paix extrêmement rares et exigus, la ville toute entière baigne dans un climat d’agressivité allant crescendo au fil des années. Les rapports sociaux obéissent de plus en plus à l’outrance du ton et à la vigueur gestuelle. « Même pour exprimer la joie des retrouvailles, un(e) ami(e) peut vous endommager quelque articulation de l’épaule ou du bras. Juste pour vous saluer. Si vous ajoutez à cela la tonitruance et, parfois même, la vulgarité de certains salamaleks voulus zaâma humoristiques, vous mesureriez l’ampleur de l’agressivité qui anime la trame sociétale», me dit Fadel Essaqalli, sociologue ayant travaillé sur le sujet pour une officine de recherche parisienne. Sur les lieux publics, l’égotisme se manifeste d’une manière musclée, en l’absence de cellules de résolution des conflits. A la poste, dans les communes, devant les guichets des gares et partout où le service public est sollicité, l’attroupement génère invariablement, quotidiennement, des tensions que les citoyens finissent souvent par gérer eux-mêmes. «Pourtant, ces services peuvent contenir la tension en mettant en place les outils nécessaires à la régulation des flux et, par conséquent, la gestion des éventuels conflits. La Lydec l’a fait et ça marche», assure Larbi C. agent de l’entreprise concessionnaire. En fait, nous avons longtemps considéré que les dysfonctionnements socio-urbains étaient dus fondamentalement aux indigences financières, logistiques ou infrastructurels. Cette «idéologie» a été ancrée dans l’imaginaire collectif par le biais d’une gauche, aujourd’hui gestionnaire, qui a longtemps pris l’être humain pour un «étant» atone, malléable à loisir par la seule magie des dogmes. Nous nous apercevons aujourd’hui qu’il n’en est rien et que la pédagogie, alliée à l’utilisation adroite des moyens coercitifs, peut bien plus que les normes énoncées ex cathedra de Rabat. Il s’agit donc de braver la paresse intellectuelle procurée par les schémas dogmatiques pour affronter les dysfonctionnements in situ, au cas par cas. Qu’est-ce qui empêche, en effet, les pouvoirs publics de procéder au «nettoyage éthique» nécessaire dans des quartiers devenus invivables tels que Benjdia, l’ancienne médina, Derb Soltane…qui étaient, jusqu’à une date récente, des modèles de coexistence et de bonne entente ? Que s’est-il passé ? Qui sont les fauteurs d’anarchie ? Pourquoi ne pas faire respecter les règles du vivre-ensemble, y compris par la force ? Des artères sont littéralement bloquées par les charrettes ou les vendeurs à la sauvette. A Derb Soltane, du côté du cinéma Malaki, les derbs Aït Yafilmane et Mâaïzi, du côté du mellah, les voies de circulation sont tout bonnement fermées, parce que chaque centimètre carré y est colonisé par les « boutiques roulantes » et les vendeurs au sol. Qui plus est sans patente aucune. «Les forces de l’ordre passent trois fois par jour. A chaque passage, chacun de mes collègues et moi-même devons leur glisser 20 DH», me dit un vendeur. J’ai pu voir moi-même deux estafettes, celle de la police et celle des forces auxiliaires, stationnées côte à côte. Leurs occupants assistaient au spectacle anarchique tout en croquant qui un fruit qui un sandwich. «Nous n’avons pas ordre d’empêcher cela. Ce sont les responsables qui en sont…responsables», me dit un mokhazni. Dans le creux de l’oreille, son collègue me confia : «Tu vois la charrette arrêtée juste devant le vendeur d’olives ? Son propriétaire doit vendre l’équivalent de vingt caisses pour pouvoir gagner 600 DH. Il ne rentrera le soir chez lui qu’avec 250 DH. S’il donne 60 DH à nous autres, il doit remettre le reste aux « maîtres du temps » (mwaline l’waqt) ». La mal-vie est la règle Un exemple précis de l’état délabré du centre ville : naguère haut lieu de la culture, le café « La Comédie » qui a vu se créer des synergies flamboyantes entre le théâtre, la musique et les arts plastiques dans notre pays est devenu un complexe éthylique des plus horribles. Des milliers d’hectolitres y sont consommés par des centaines d’habitués dont certains font figure de véritables épaves humaines. Pas moins de trois bars y ont été édifiés pour servir les piliers de comptoir. Dire que Abdessamad Kenfaoui, Seddiki Saïd et Tayeb, Maâti Bouabid et tant d’autres monuments culturels de notre pays y ont conçu leurs projets de vie. Dire que les Ghiwane et Jilala y sont nés… Par ailleurs, ne nous attardons point sur l’état de santé de nos concitoyens. Elle est mise à mal par un laisser-aller à peine croyable. En amont, des tonnes de fumées toxiques sont éjectées par un parc automobile des plus vétustes. Les bronches sont également « visitées » -un euphémisme- par les odeurs empoisonnées des usines d’Aïn Sebaâ et de Mohammedia. « Le bruit et les odeurs… », disait naguère Chirac. Pour punir sa malencontreuse assertion, il n’est guère besoin de porter plainte pardevant quelque chambre correctionnelle. Il suffirait qu’il soit invité à passer trois mois à Casablanca ! Non, il ne fait plus bon vivre dans cette ville. On devrait doubler le revenu de ceux qui veulent encore bien y contribuer à créer la richesse : Manger en regardant un tel déploiement de misère avérée ou simulée relève de l’exploit. Dormir au milieu de cet environnement visuel et sonore devient un véritable acte d’héroïsme. Que l’on parle des quartiers suburbains longtemps marginalisés, parce que littéralement ignorés durant des décennies, cela peut être intelligible, mais que ce spectacle cochemardesque puisse évoluer impunément au cœur du centre de la Ville, cela dépasse l’entendement. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les hordes d’aliénés mentaux et autres psychopathes ont augmenté ces dernières années à un rythme effrayant. J’ai, quant à moi, demandé et obtenu de collaborer avec «La Gazette du Maroc» à distance, bien loin de Casablanca, au moyen de l’Internet et du téléphone. Je voudrais, en effet, vivre quelques années supplémentaires pour voir grandir mes petits-enfants. Mes collègues sont sûrement moins «lâches» que ma modeste personne !