Aujourd’hui, c’est jour de marché .Fortuné, Perla, Zohra, et Simy vont certainement se croiser entre deux pageots et un étal de topinambours à Bab Marrakech , ou Bab M’raks pour les autochtones.
La discussion , pour certaines ,a été un peu animée le matin avec le mari. L’enjeu consistait à financer l’essentiel , mais aussi le superflu pour la cagnotte personnelle de madame .
« qu’est-ce que tu veux que je fasse avec 100 dh,miseria, zid khalass ! « Ajoutes un peu , radin.
Ma mère ,quant à elle, la liste de courses dans la tête et les paniers dans le coffre de sa voiture , prend les renes de sa quatre chevaux , chevaux qu’elle ne cessait de malmener .A telle enseigne qu’un conducteur différent pouvait entendre un gémissement , une plainte , sourdre des soupapes fatiguées du véhicule , le chagrin noyé dans les bielles.
Mécanique , as-tu une âme ? La voiture de ma mère , certainement.
Pour l’heure , elle approche du marché. Un gardien autoproclamé le matin même ou un régulier avec sa blouse bleu délavé-ou pas lavée du tout-et sa plaque en cuivre indiquant « porteur, » va la guider .
Quant à vous, laissez vous faire , ça ne sert à rien et ça leur fait plaisir.
Vos oreilles sont tellement habituées à entendre « arrienn , arrrien « en arrière , que vous n’écoutez plus, même si vous manoeuvrez en avant . Seuls la pièce de monnaie et le dialogue comptent .
Tout de même avez-vous déjà vu des parcmètres vous sourire et négocier le tarif?
Ma mère s’approche d’un porteur qui l’avait déjà repérée .« Sbach el kher , ya madam « L’affaire est dans le sac. Il va accompagner la maîtresse de maison tout au long de ses courses, ses couffins en osier à la main.
Pour l’heure , il a plein d’allant, ses deux épaules bien symétriques et légèrement surélevées , ses pieds reposant sur des sandales taillées dans des pneus Pirelli ou Michelin . Que les deux constructeurs m’excusent, je ne veux privilégier personne, ne me souvenant plus de la marque .
Ma mère commençait sa tournée avec les poulets. Ils terminaient , quant à eux , leur carrière avec la sienne.
Je ne sais s’ils avaient la même tendresse que moi en la voyant .En tout état de cause , les coqs se dressaient sur leurs ergots , flattés de l’intérêt qu’elle leur portait. Après avoir choisi ses victimes , elle baissait le pouce ….pour ouvrir la tirette de son porte monnaie .Elle ne jetait même pas un regard de compassion sur les volailles qu’on allait emporter chez le chohet pour la mise à mort , avec bénédiction , toutefois.
La veille de Kippour , l’agitation était a son comble . C‘était la fête pour les gallinacés et les caquetages étaient plus sonores que d’habitude .A cette époque de l’année , les juifs achetaient un coq pour les garçons et une poule pour les filles et la marchandise était plus nombreuse dans les étalages.
D. nous pardonnait , nous ne pardonnions pas aux animaux .L’animal pouvait obtenir un sursis , avant le sacrifice expiatoire .
En effet , selon que l’animal était intègre ou avait les os brisés , il était apte ou non à finir ses jours dans la casserole juive.
L’animal allait connaître le déplumage et moyennant quelques pièces ,il perdait sa parure et on le retrouvait dénudé mais avec toute sa tête .
Pas simple d’être un poulet chez nous, l’agonie étant finalement plus longue que la vie.
Mon père ou du moins ses dents jugeraient des arguments du vendeur.
De toute manière , il trouvait toujours à redire . Les poules avaient perdu leur tendresse , selon lui. Il vieillissait aussi.
Pour ma part , je trouvais l’odeur régnant dans l’échoppe plutôt nauséabonde d’autant que le sang tapissait le sol. J étais content de me diriger ensuite vers les étals de légumes ou, dans une abondance de couleurs , poivrons , fenouils , haricots verts , cerfeuil , côtoyaient tomates , aubergines ou pommes de terre. Un plaisir des yeux , selon l’expression en vogue chez les petits boutiquiers de la place Jemaa El Fna.
Les marchands, au fait des coutumes juives, proposaient les fèves à Pâques , les truffes à partir de Pourim et s‘adaptaient ainsi aux coutumes alimentaires des fêtes .
Ils reconnaissaient ma mère de loin et l’interpellaient parfois par son nom , conscients de son pouvoir d’achat ,et naturellement amicaux.
Elle n’avait pas de liste de courses et ne regardait même pas les petites ardoises affichant les prix à la craie , à moitié effacés , des prix aussi lisibles que des codes barre , probablement pour tromper la commission des prix.
Le temps de parole n’était pas compté et les prix se redéfinissaient systématiquement , en arabe bien sur avec moult paroles de gentillesse,
aussi douces que les patates de Pâques
Les légumes n’étaient pas coûteux , les mots non plus et les discussions interminables débouchaient souvent sur quelques rials de rabais.
Si vous voyez des traders à la Bourse de Londres , ou au New York Stock Exchange , vous pouvez les saluer. Ils sont peut être les enfants de Fortuné ou de Simy
Ils ont accompagné leur maman à Bab Marrakech dans leur jeunesse. Les prix se négocient à l’identique , à quelques millions de dollars prés.
Le porteur commençait à manifester des signes de faiblesse à mesure que les légumes s’entassaient dans les paniers. Le jeudi matin en particulier , il portait le poids du chabbat sur ses épaules , participant ainsi à sa préparation .
Le marché aux poissons constituait l’étape suivante. Ma mère dédaignait les animaux monstrueux, poulpes,homards , crevettes , qui avaient eu le malheur de naître sans nageoires ni écailles ,pour se concentrer sur des poissons plus conformes à la loi mosaïque ,soles , merlans ou d’autres dont je ne connaissais que le nom en arabe .
Des années plus tard , après avoir franchi les Pyrenées et dépassé Poitiers,sans la moindre résistance de Charles Martell, je découvris que korb et chabel voulaient dire ombrelle et alose.
Je n’évoquerai pas le poisson de l’oued ,invité chez nous , en grande sauce, le vendredi soir, et dont je livre la traduction littérale de l‘arabe.
Les sardines étaient bradées .Les marchands ne connaissaient pas la recette des sardines accouplées farcies de sauce piquante ,parfumée au coriandre. Munis d‘un tel secret de fabrication , ils auraient monté les prix.
On pouvait également aller chez les tripiers , détenteurs d’une marchandise aussi laide que malodorante ou pourtant ,d’un tour ou d’une douara de main, en judéo arabe dans le texte, un plat succulent de tripes à la mode de Casa en sortait , qui faisait la joie des connaisseurs.
L’intérêt du marché de Bab Marrakech ne consistait pas uniquement à alimenter la famille mais également les discussions du week- end . Mieux, à régler ses comptes ou à contracter alliance . Ma sœur en a bénéficié puisque le principe d’une rencontre avec son futur époux s’est décidé entre la poire et le fromage de tête entre les deux mamans .
Je me souviens encore de la fébrilité avec laquelle ma mère était attendue au retour du marché.
Rendez vous était pris, il y a quarante ans et l’union dure toujours .
Évolution des mœurs , mon cousin a connu sa femme sur un site internet ,il y a un mois. Elle naviguait entre « PommesDeTerrePasChéres-PointCom « et « LiaisonsVirtuelles-Point-Nettes « .
Leur union dure aussi .Autres temps, autres meufs.
Un bémol toutefois. En effet , une fois l’alliance de leurs rejetons scellée, les parents en assumaient également les déboires conjugaux , avec force éclats de voix qui résonnaient de concert avec les prix compétitifs de la tomate ou des navets .Elle- ne- sait- pas -cuisiner, il- ne- gagne- pas- bien- sa- vie,elle- est -pas- soigneuse (sic)il- joue ….la liste n‘étant pas limitative..
Les belles mères ne s’accordaient sur rien sauf à maudire le jour ou elles s’étaient entendues à Bab Marrakech.
Elles semblaient alors avoir avalé des piments forts , soudanais de préférence , tellement elles étaient rouges de colère.
La discrétion n’est pas une vertu dont je me souvienne vraiment , dans mon enfance.
Pour mon cousin , les belles mères virtuelles préféreront les duels à clics mouchetés sur la Toile .
Ma mère , revenait du marché , tantôt fâchée , tantôt rassérénée, Elle avait rendu la monnaie de sa pièce à madame Serfaty , la mère d’Elie Kakou et avait évoqué ses enfants , tous brillants..
Nous étions au courant de tous les mariages , communions , hénnés , divorces ,coté faire -part et les dessous de ces mêmes événements , coté radio souk.
Les courses se terminaient par les épices , revanche sur les tripes tant par l’arome que par la couleur , pour aboutir au bouquet final , menthe fraîche ou coriandre.
Le porteur soulagé , toujours sur pied ou du moins sur genoux suivait ma mère qui avançait d’un pas alerte , battle sandales au pied et porte monnaie allégé a la main.
La voiture allait se remplir des emplettes faites de légumes frais , enveloppés dans du papier journal aux nouvelles moins fraîches mais toujours rassurantes , celles du consensuel « Petit Marocain ».
Des années de courses avaient odorisé le réceptacle de la voiture avec tout ce que le marché comportait de bonnes et de moins bonnes odeurs ou malheureusement celles du poisson et du poulet l’emportaient sur la menthe fraîche et le cumin.
Époque révolue pour moi . Je suis d’avantage familier à l’assortiment des trois poivrons vert , rouge et jaune sous cellophane , ou à la banane chiquita , que mon père aurait recraché aussitôt , s‘il l‘avait goûtée.
Le marché est plutôt un supermarché qui n’a de super que le nom et ou les fenêtres manquent comme dans un casino.
Le gardien de voiture ne ressemble pas du tout à la contractuelle un peu boulotte mais propre sur elle , qui m’a mis un billet doux sur le pare- brise , m’enjoignant de payer très vite , sinon elle reverrait le prix à la hausse dans les huit jours .
Mais laissez moi rêver .Ma gentille maman arrive au domicile .Sa quatre chevaux hennit de plaisir , heureuse qu’on lui lâche enfin le champignon ,le mécanique celui la .
Les emplettes sont déchargées .H’nia l’aide .La menthe fraîche va répandre son arome dans la cuisine et le poulet va prendre un bain prolongé.
Ma mère , après l’inévitable verre de thé , va affronter les fourneaux ,mais la cuisine de ma mère , c est une autre histoire.
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