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Rabat - un voyage nostalgique en mai 2023

Envoyé par david elkaim 
Rabat - un voyage nostalgique en mai 2023
04 mai 2025, 03:12
Et me voilà, à me remettre, dans le quartier où j’ai vécu, au cœur de la ville, en cercles concentriques, dans les pas de mon enfance et de mon adolescence, à établir le compte de ce qui est toujours là et de ce qui n’est plus là, victime des fissures du temps et des entreprises de BTP.
Et me voilà, le nez en l’air, avec mes bouffées de souvenirs, à pointer du doigt l’épicerie où ma mère m’envoyait chercher packs de lait ou paquets de coquillette de dernière minute, la minuscule presse, tenue par deux frères, gavée jusqu’à la gueule de revues en arabe et en français, où je m’achetais « Pif Gadget », puis, à partir du collège, une fois par semaine, l’encyclopédie Larousse sur l’histoire du cinéma, une fois par mois, Première, seul magazine cinéma qu’on recevait (Les Cahiers, laissez-moi rire), et dont les fiches cinéma que je découpais consciencieusement, me faisait fantasmer pour les mois à venir sur les films que j’irai voir quand on rendrait visite à la famille parisienne, aux vacances de Noël ou d’été, et quotidiennement, l’Opinion Publique que j’épluchais essentiellement pour les programmes télés et cinéma.
Me voilà, pris dans un inventaire à la Pérec, moins « Je me souviens » que « Là, y avait » ou « ici, y avait », évoquant pèle mêle, mes madeleines discount à moi, la montagne de pains au chocolat de la boulangerie Johara, le flipper Amazone Hunt sur lequel je claquais mes quelques dirhams d’argent de poche, les trois arches qui délimitaient l’entrée de la ville, la limonade La Cigogne ou le 7 Up qu’on sirotait au tennis club, la petite synagogue Berdugo, sursautant à chaque fois que mon oreille attrape des bouts de conversation, des mots ou des expressions oubliés, effacés, jdid (neuf ou nouveau), drarri (les enfants), ateï (le thé, facile), khedma (le travail), daymaan (toujours), koulché bekhil (tout va bien ?), etc.
Me voilà donc, hésitant à chaque pâté de maisons, à la façon d’un Modiano (je me souviens de lui perdu dans les rayons d’un supermarché évoquer le cinéma de sa jeunesse à la caméra de Claude Ventura pour un numéro de « Cinéma Cinéma ») : là, l’appartement de mon meilleur ami de l’époque, aux dernières nouvelles, et après avoir francisé son nom, en poste au Quai d’Orsay, c’est-à-dire agent probable de la DGSE, ici, la Dolce Vita, glacier déjà évoqué dans un post précédent, où le soir des élections Mitterrand-Giscard, deux amis se sont mis des mandales, Le Jour et Nuit, discothèque branchée, qui a laissé la place à un terminal de petits taxis bleus, et là, l’immeuble de mon appartement disparu au profit d’une école d’ingénieurs, la villa de mon enfance entièrement détruite et attendant depuis des lustres une remplaçante, ou encore la pierre tombale de mon grand-père paternel usée jusqu’à la corde par le calcaire et la poussière.
Me voilà, retrouvant les bruits et les odeurs (contre toute attente, Chirac est très aimé ici), mais au finish étranger, comme Modiano dans son Felix Potin, errant dans une ville où ce n’est pas moi qui me souviens, c’est moi qui ne suis que le souvenir diffus.
En photo, la pâtisserie où nous achetions le pain et la Forêt Noire crémeuse dont je mangeais en tout premier les copeaux de chocolat…



Modifié 1 fois. Dernière modification le 04/05/2025 03:27 par david elkaim.
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Re: Rabat - un voyage nostalgique en mai 2023
04 mai 2025, 04:02
Petit détour par des racines encore plus profondes, Fès la fière, Fès la fêtarde, Fès la culinaire, la culturelle, l’historique, la Royale, qui se gausse de Rabat, la (même pas belle) endormie. Que l’on soit de n’importe où dans le monde, y compris d’une autre ville du Maroc, on se fait gentiment embobiner par les Fassis. Une traversée de la Médina nous a coûté un pachmina pour V., ma chérie, un porte-carte et une ceinture en cuir, un plateau de Pessah, une quantité de maillots de foot, djellaba, kaftan, pour les garçons, mais aussi des discussions, de la rigolade, et des compliments à la pelle. On a jamais eu aussi bon goût, on a l’œil, le bon esprit, on nous donne du mademoiselle, du gazelle (ghzela) et du gazeau, et comme on est gentil/sympa/français/zwin ou zwina, on nous fait un prix qu’on ne fait à personne d’autre ! Les clins d’œil de connivence sont aussi une subtile façon de se faire embobiner : un embobinage au second degré. Je sais que tu sais que je t’embobine, mais regarde comment je t’embobine quand même… Bref, tout ça nous change de la vendeuse désinvolte, mâchant chewing-gum, qui nous calcule moins que son vernis à ongles, et du livreur Amazon qui n'a guère le temps de lever les yeux sur nous. Ici, le temps ne s’étire pas pareil. Ici, le temps a trouvé un hamac et prend ses aises.

C’est sur l’Avenue Hassan 2, dans la ville nouvelle, au-dessus du cinéma Empire, qu’Hanna et Jacob Elalouf, mes grands-parents maternels, occupaient un appartement. Tandis que Jacob était guichetier de banque, Hanna confectionnait des chemises pour hommes. Quelle histoire ça avait été pour qu’elle obtienne de Jacob qu’il la laisse travailler, monter un atelier de couture, embaucher des employées, et avoir des hommes pour clients. Ça avait créé du remous dans la communauté. On avait montré Hanna du doigt , mais il en fallait plus pour l’ébranler et l’amour que Jacob lui portait n’en avait été que renforcé. Ils ont élevé six enfants, dans l’ordre, Juda, Nouna, c’est ma mère, Hassibah, David, Simha et Rébecca, francisés, c’était la mode mais surtout un premier pas pour obtenir le ticket d’entrée pour la France, en Jean-Claude, Andrée, ma mère, donc, Colette, David, Huguette et Nelsy.

C’est ici que tout petit, j’ai passé mes premières fêtes de Pessah, avant qu’Hanna et Jacob, au milieu des années 70, ne déménagent à Paris, dans le bas de la rue de Belleville, à deux coudées de l’enseigne "100.000 chemises" (je me suis toujours demandé, enfant, si le gérant les avait toutes comptées), dans un appartement où le parquet penchait tellement que mes billes finissaient toujours contre les plinthes.

C’est ici, avenue Hassan II, qu’Hanna qui m’a élevé quelques mois après ma naissance, pour libérer ma mère qui passait sa licence de droit à Rabat, m’a renommé. Ma mère rêvait d’Emmanuel, mon père m’a reconnu David, le nom de son père, qui tenait la papèterie « Mon Chérie » à Rabat, décédé deux ans avant ma naissance, et Hanna a décidé que ce serait Dov. Raison officielle : c’est mignon, n’est-ce pas ? Raison officieuse : superstitieuse, il lui était impossible que je porte le même prénom que son fils. Personne n’a contesté, parce que personne ne contestait ce qu’Hanna avait décidé. Je ne me souviens de pas grand-chose, sauf de ce que les super 8 de mon père ont réussi à saisir. Hanna, née Obadia, était d’Oujda, pas loin du tout de la frontière algérienne et du décret Crémieux, Jacob était de Fès, d’une grande famille désargentée suite au mauvais sens des affaires d’un des oncles qui a dilapidé la fortune familiale pendant l’Exposition Universelle de Chicago de 1933 (quand certains croient encore qu’on a le sens des affaires, je rigole).

Aujourd'hui, Avenue Hassan II, le cinéma Empire a fait sa mue pour devenir un atroce Mégarama, tandis que le balcon de l’appartement d’Hanna et Jacob a jauni. Le temps a fait son travail.





Modifié 4 fois. Dernière modification le 04/05/2025 09:30 par jero.
Re: Rabat - un voyage nostalgique en mai 2023
04 mai 2025, 04:12
Au milieu de l’avenue Mohamed V, le Marignan proposait, dans mon souvenir, le samedi ou le dimanche matin, un programme pour enfants, bandes burlesques de Charlot ou de Laurel et Hardy, Les Aventures de Tintin, d’Astérix, ou de Lucky Luke, jusqu’à cette fois où, avant le Fantasia de Disney, une bande-annonce pour le film du soir, un obscur film allemand en noir et blanc, Scènes de Chasse en Bavière, dont le contenu avait échappé aux ciseaux de la très pointilleuse censure (qui traquait baisers sur la bouche et nudité), et du gérant de la salle, - flashs de brutalité salace, de grossièreté, et de violence sexuelle - allait me rendre ad vitam les facéties de Mickey totalement insipides.

Les adultes nous enfumaient. Ils nous refourguaient des dessins-animés avec des couleurs chatoyantes et des petites voix aigues, les fabulettes d’Anne Sylvestre, le Père-Noël ventripotent, la petite souris qui laisse un dirham sous l’oreiller à la place de la dent de lait, mais j’avais vu, derrière le joli vernis, les sombres coulisses, les entrailles d’un monde où le Père-Noël, avec un fort accent teuton, partouze avec le matou de Steve Waring, la petite souris, Blanche-Neige, sans oublier les sept nains.

À chaque fois que ma mère sortait pour se faire un ciné, je lui demandais, une fois qu’elle était rentrée, de me raconter, dans les moindres détails, le film qu’elle avait vu dans l’espoir d’attraper, curieux et effrayé à la fois, d’autres fragments du monde de ténèbres qui s’était dévoilé sous mes yeux.

Si le Marignan, dont l’écran est aujourd’hui envahi de toiles d’araignées, avait la réputation de passer des films sulfureux, j’avais l’habitude, le mercredi après-midi, avec les copains, de me rendre une vingtaine de mètres plus loin, au Colisée, témoin architectural de la présence française comme la plupart des cinémas de la ville, et ses deux films au même programme – d’abord un film américain, en V.F., L’évadé d’Alcatraz, Brubaker, Papillon, ou Midnight Express, (qui ont en commun, je m’en aperçois maintenant, d’être des films de prison, éventuelle catharsis pour les spectateurs angoissés de finir à Tazmamart, ou dans n’importe quelle autre prison du pays, pour avoir prononcé de travers le nom du roi – les indics étant partout autour de nous, jusqu’au vendeur ambulant de bonbons à la sortie du lycée). Parfois, il y avait un nanar français de la série des Gendarmes, des Charlots (Luis Régo et sa bande, je précise), ou encore des Bud Spencer et Terrence Hill, fallait pas être trop regardant, et en second programme, un film de karaté, dont les bobines se succédaient dans un désordre dadaïste, et durant lequel le public applaudissait, commentait, rejouait parfois, les exploits du roi Bruce Lee, dans une salle toujours bondée, où on rentrait et sortait à n’importe quel moment, pour acheter un paquet de pépites, de bonbons, un Fanta Orange, pour prendre l’air à cause de l’odeur de pieds incrustée, ou pour rentrer à la maison parce qu’il se faisait tard. On allait au balcon, un peu plus cher, pour être moins dérangé par le bazar qui régnait au parterre.

Très mauvais en foot et en sport en général – je me suis essayé au rugby, recruté parce que les minimes manquaient de forces vives, mais j’ai lâché l’affaire après deux ou trois tampons – je pratiquais le cinéma deux ou trois fois par semaine, ne manquant aucune sortie, m’extasiant malgré les rayures, les copies avaient déjà fait leur vie en France, et malgré les mutilations de la censure. En dehors du Marignan et du Colisée, il y avait aussi le Royal, qui pratiquait aussi la double séance, mais où j’allais plus rarement, un film sur deux était un mélo égyptien, aux rebondissements invraisemblables et en arabe, mais devant lequel nous passions souvent pour rendre visite aux frères Berdugo, Ezer et André, qui tenaient une minuscule orfèvrerie artisanale, et dont la loupe oculaire qu’ils avaient l’un et l’autre constamment greffée sur l’œil me les faisaient passer pour deux cousins du Dr. Frankenstein.

À la Renaissance, conçue dans les années 30 comme salle de spectacles, et qui accueillait la plupart des films du Nouvel Hollywood, j’ai vu, à onze ans, après avoir insisté pour y accompagner ma mère, mon premier film adulte, en noir et blanc, le Manhattan de Woody Allen, et dont rien de sulfureux, en apparence, ne se dégageait, si ce n’est ses dialogues, qui provoquaient, à mon grand désarroi, ne comprenant pas les allusions sexuelles (mais la censure non plus visiblement), les rires de la salle. C’est à la Renaissance, qu’au lieu de réviser mon bac français, j’ai passé la plupart de mes après-midis, préférant aux sonnets de Du Bellay, les sommations, plus concises, de l’inspecteur Harry.

En dehors du centre-ville, dans le quartier le plus huppé de la ville, les Souissi, le Zahwa s’était posé au tout début des années 70, programmation mainstream (« Bienvenue Mister Chance », « Star Wars », « Alien », « Mad Max », « Le dernier métro »), balcon, sièges ultraconfortables montés sur un genre de coussin d’air, copies neuves (pas de rayures, mais toujours la censure, faut pas rêver), y ai vu, avec mon père, mon premier film en salle, le seul, le « Charlie et la Chocolaterie », Gene Wilder en Willy Wonca, arrivés en retard, nous avions été relégués au dernier rang, derrière une forêt de têtes, aujourd’hui à l’abandon, façade lézardée envahie par les plantes grimpantes, parfait décor pour la saison 12 de « The Walking Dead ».

Le 7ème art, je l’ai vu sortir de terre, et ai immédiatement été happé par sa programmation pointue (la série des « Parrain », « Harry and son » de Paul Newman, très beau mélo méconnu, « Pink Floyd, The Wall », « Le Prince de New-York » de Lumet), mais dont l’immense défaut, isolation catastrophique, clim’ inexistante, transformait, pour peu que la séance affiche complet, la salle en sauna, comme pendant la projection, au beau milieu de l’été, d’ « Il était une fois dans l’Ouest », où les spectateurs, qui suaient à grosses gouttes, avaient l'impression d'être dans le film.

Ce sont ces salles-là, avec la télévision marocaine où, après d'interminables concerts de musique andalouse, et de discours impromptus du roi, étaient diffusés des petits bijoux du cinéma, qui ont fabriqué ma cinéphile bringuebalante.



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