Au milieu de l’avenue Mohamed V, le Marignan proposait, dans mon souvenir, le samedi ou le dimanche matin, un programme pour enfants, bandes burlesques de Charlot ou de Laurel et Hardy, Les Aventures de Tintin, d’Astérix, ou de Lucky Luke, jusqu’à cette fois où, avant le Fantasia de Disney, une bande-annonce pour le film du soir, un obscur film allemand en noir et blanc, Scènes de Chasse en Bavière, dont le contenu avait échappé aux ciseaux de la très pointilleuse censure (qui traquait baisers sur la bouche et nudité), et du gérant de la salle, - flashs de brutalité salace, de grossièreté, et de violence sexuelle - allait me rendre ad vitam les facéties de Mickey totalement insipides.
Les adultes nous enfumaient. Ils nous refourguaient des dessins-animés avec des couleurs chatoyantes et des petites voix aigues, les fabulettes d’Anne Sylvestre, le Père-Noël ventripotent, la petite souris qui laisse un dirham sous l’oreiller à la place de la dent de lait, mais j’avais vu, derrière le joli vernis, les sombres coulisses, les entrailles d’un monde où le Père-Noël, avec un fort accent teuton, partouze avec le matou de Steve Waring, la petite souris, Blanche-Neige, sans oublier les sept nains.
À chaque fois que ma mère sortait pour se faire un ciné, je lui demandais, une fois qu’elle était rentrée, de me raconter, dans les moindres détails, le film qu’elle avait vu dans l’espoir d’attraper, curieux et effrayé à la fois, d’autres fragments du monde de ténèbres qui s’était dévoilé sous mes yeux.
Si le Marignan, dont l’écran est aujourd’hui envahi de toiles d’araignées, avait la réputation de passer des films sulfureux, j’avais l’habitude, le mercredi après-midi, avec les copains, de me rendre une vingtaine de mètres plus loin, au Colisée, témoin architectural de la présence française comme la plupart des cinémas de la ville, et ses deux films au même programme – d’abord un film américain, en V.F., L’évadé d’Alcatraz, Brubaker, Papillon, ou Midnight Express, (qui ont en commun, je m’en aperçois maintenant, d’être des films de prison, éventuelle catharsis pour les spectateurs angoissés de finir à Tazmamart, ou dans n’importe quelle autre prison du pays, pour avoir prononcé de travers le nom du roi – les indics étant partout autour de nous, jusqu’au vendeur ambulant de bonbons à la sortie du lycée). Parfois, il y avait un nanar français de la série des Gendarmes, des Charlots (Luis Régo et sa bande, je précise), ou encore des Bud Spencer et Terrence Hill, fallait pas être trop regardant, et en second programme, un film de karaté, dont les bobines se succédaient dans un désordre dadaïste, et durant lequel le public applaudissait, commentait, rejouait parfois, les exploits du roi Bruce Lee, dans une salle toujours bondée, où on rentrait et sortait à n’importe quel moment, pour acheter un paquet de pépites, de bonbons, un Fanta Orange, pour prendre l’air à cause de l’odeur de pieds incrustée, ou pour rentrer à la maison parce qu’il se faisait tard. On allait au balcon, un peu plus cher, pour être moins dérangé par le bazar qui régnait au parterre.
Très mauvais en foot et en sport en général – je me suis essayé au rugby, recruté parce que les minimes manquaient de forces vives, mais j’ai lâché l’affaire après deux ou trois tampons – je pratiquais le cinéma deux ou trois fois par semaine, ne manquant aucune sortie, m’extasiant malgré les rayures, les copies avaient déjà fait leur vie en France, et malgré les mutilations de la censure. En dehors du Marignan et du Colisée, il y avait aussi le Royal, qui pratiquait aussi la double séance, mais où j’allais plus rarement, un film sur deux était un mélo égyptien, aux rebondissements invraisemblables et en arabe, mais devant lequel nous passions souvent pour rendre visite aux frères Berdugo, Ezer et André, qui tenaient une minuscule orfèvrerie artisanale, et dont la loupe oculaire qu’ils avaient l’un et l’autre constamment greffée sur l’œil me les faisaient passer pour deux cousins du Dr. Frankenstein.
À la Renaissance, conçue dans les années 30 comme salle de spectacles, et qui accueillait la plupart des films du Nouvel Hollywood, j’ai vu, à onze ans, après avoir insisté pour y accompagner ma mère, mon premier film adulte, en noir et blanc, le Manhattan de Woody Allen, et dont rien de sulfureux, en apparence, ne se dégageait, si ce n’est ses dialogues, qui provoquaient, à mon grand désarroi, ne comprenant pas les allusions sexuelles (mais la censure non plus visiblement), les rires de la salle. C’est à la Renaissance, qu’au lieu de réviser mon bac français, j’ai passé la plupart de mes après-midis, préférant aux sonnets de Du Bellay, les sommations, plus concises, de l’inspecteur Harry.
En dehors du centre-ville, dans le quartier le plus huppé de la ville, les Souissi, le Zahwa s’était posé au tout début des années 70, programmation mainstream (« Bienvenue Mister Chance », « Star Wars », « Alien », « Mad Max », « Le dernier métro »), balcon, sièges ultraconfortables montés sur un genre de coussin d’air, copies neuves (pas de rayures, mais toujours la censure, faut pas rêver), y ai vu, avec mon père, mon premier film en salle, le seul, le « Charlie et la Chocolaterie », Gene Wilder en Willy Wonca, arrivés en retard, nous avions été relégués au dernier rang, derrière une forêt de têtes, aujourd’hui à l’abandon, façade lézardée envahie par les plantes grimpantes, parfait décor pour la saison 12 de « The Walking Dead ».
Le 7ème art, je l’ai vu sortir de terre, et ai immédiatement été happé par sa programmation pointue (la série des « Parrain », « Harry and son » de Paul Newman, très beau mélo méconnu, « Pink Floyd, The Wall », « Le Prince de New-York » de Lumet), mais dont l’immense défaut, isolation catastrophique, clim’ inexistante, transformait, pour peu que la séance affiche complet, la salle en sauna, comme pendant la projection, au beau milieu de l’été, d’ « Il était une fois dans l’Ouest », où les spectateurs, qui suaient à grosses gouttes, avaient l'impression d'être dans le film.
Ce sont ces salles-là, avec la télévision marocaine où, après d'interminables concerts de musique andalouse, et de discours impromptus du roi, étaient diffusés des petits bijoux du cinéma, qui ont fabriqué ma cinéphile bringuebalante.
Modifié 1 fois. Dernière modification le 04/05/2025 04:18 par david elkaim.
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