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30 ANS DU WEB : « IL N’EST PAS TROP TARD POUR CHANGER LE WEB », AFFIRME TIM BERNERS-LEE

30 ANS DU WEB : « IL N’EST PAS TROP TARD POUR CHANGER LE WEB », AFFIRME TIM BERNERS-LEE

L’inventeur du Web, malgré les polémiques et les remises en question, espère encore redonner à sa création, née le 12 mars 1989, ses lettres de noblesse.

Le Web fête, ce mardi 12 mars 2019, son trentième anniversaire. Désormais dominé par des géants avides de données personnelles, parasité par des opérations de manipulation en tout genre, miné par les cyberattaques et sur le point d’être « balkanisé », il n’a jamais été aussi contesté.

Pour autant, Tim Berners-Lee, qui a inventé le principe du Web il y a trois décennies dans un laboratoire suisse, est loin d’avoir abandonné tout espoir. Cet homme a déjà inventé le Web. Faut-il maintenant lui demander de le sauver ?

Quand vous avez imaginé le Web, en 1989, anticipiez-vous qu’il allait devenir si important, ou pensiez-vous plus simplement donner naissance à un outil pour scientifiques ?

Tim Berners-Lee : Non, ce n’était pas un outil seulement pour les scientifiques. J’ai toujours voulu qu’il soit plus que ça. Je voulais lier tout à tout. Depuis mon enfance, je pensais que les ordinateurs n’étaient pas bons pour faire des liens, contrairement au cerveau humain. Si vous avez une discussion dans un café et que vous y retournez cinq ans après, votre cerveau fera la connexion et vous vous souviendrez de la discussion. Je voulais construire quelque chose qui avait la propriété de lier n’importe quoi. Je ne m’attendais pas à ce qu’il soit utilisé pour tout lier ! Le point fort du Web, c’est qu’il est neutre, il a pu être utilisé pour poster des articles, des images, des vidéos, des données, des cartes… C’est pour cela que tout est en ligne désormais. 

Quels sont les principaux défis auxquels fait face le Web aujourd’hui ?

En 2019, malheureusement, la liste est longue. Il y a quelques années, j’aurais pu évoquer la neutralité du Net, la vie privée ou le respect des femmes. Avant, si vous preniez quelqu’un au hasard dans la rue, il vous disait que le Web était super. Maintenant, il vous dira qu’il n’est pas digne de confiance, que c’est un endroit où on se sent manipulé, où l’on a perdu le contrôle… C’est pour cela que nous avons imaginé le « contrat pour le Web », qui appelle, notamment les entreprises des nouvelles technologies, à changer beaucoup de choses. Il demande aussi aux gens, aux gouvernements, de discuter de ce dont nous avons besoin pour faire du Web un endroit meilleur et plus ouvert. 

Dans votre lettre annuelle, vous écrivez que le Web est une des causes les plus importantes pour lesquelles se battre. Vous pensez que le Web est menacé ?

Certaines tendances pourraient avoir un effet dramatique sur le Web. Déjà, celle de certains pays à bloquer des contenus. Quand le Web a commencé, c’était techniquement difficile de mettre un grand pare-feu. Plus maintenant. Des pays africains ou du Moyen-Orient ont imité la Chine en matière de censure. Certains pensent que nous allons aboutir à plusieurs webs séparés : un européen, un chinois, un américain. Or, le but du Web, c’est de pouvoir faire des liens n’importe où. 

Ceux qui décident du destin du Web aujourd’hui sont les grandes entreprises de la Silicon Valley. Qu’attendez-vous d’elles ?

Le « contrat pour le Web » comprend plusieurs volets. L’un d’eux demande de s’assurer, lorsqu’on développe un réseau social où les gens passent beaucoup de temps, qu’il fait justice à l’humanité. Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont le lieu où de nombreuses personnes sont exploitées, où on leur fait croire n’importe quoi, où des organisations politiques font tout pour que les gens votent d’une certaine manière à coup de publicités ciblées. Il faut reconstruire les outils – par exemple le retweet [sur Twitter] – de manière à ce qu’ils soient utilisés par les gens de manière constructive. 

Certains patrons de la Silicon Valley disent avoir réalisé leur responsabilité vis-à-vis de la société. Mark Zuckerberg a récemment annoncé orienter son réseau social vers la vie privée. Pensez-vous que c’est trop tard ? Qu’ils sont de bonne foi ?

Je ne parlerai pas de ce cas en particulier, mais sur les 30 ans du Web, on a vu le Web 1.0, le Web 2.0… On est passé d’un Web de documents à un Web de programmes. On a vu l’apparition de moteurs de recherche incroyablement efficaces.

Le Web a connu de nombreuses évolutions, et il serait idiot de penser que son état actuel est son évolution ultime. Il n’est pas trop tard pour changer le Web. 

L’un des problèmes auquel est confronté le Web est la manipulation de l’information, volontaire ou non, venant de simples internautes ou de puissances étrangères. Y a-t-il une solution à cela ?

Je suis content que vous ayez présenté les deux aspects du problème, qui sont très différents. La manipulation des gens et de l’information par des criminels et des Etats étrangers, c’est du cybercrime, de la cyberguerre. Cela a toujours existé, mais c’est pire aujourd’hui. Nous devons nous assurer que les autorités disposent de pouvoirs suffisants et soient suffisamment coordonnées pour combattre le cybercrime et remporter cette guerre numérique qui fait rage en coulisse. Son ampleur est sous-estimée par la plupart des internautes. 

Le cyberespace est justement utilisé par des Etats pour des opérations d’espionnage, voire de sabotage. Est-il réaliste de penser qu’ils vont y mettre un terme ?

Bien sûr que non. Dès que vous avez un système qui permet d’acquérir de l’argent ou du pouvoir, les criminels en profitent. Quand seules les universités américaines utilisaient Internet, ils ont construit l’e-mail de manière à ce que tout le monde puisse lire les e-mails des autres. Tout le système était pensé pour un monde amical. Dès qu’ils ont ouvert le système, le spam est devenu un problème. Il faut toujours imaginer qu’il y aura des attaques. 

La plupart des entreprises sur le Web acquièrent des données personnelles et vendent de la publicité. Pourquoi la vie privée a-t-elle été négligée, selon vous ?

Les médias et l’industrie des nouvelles technologies ont répété que le consommateur avait fait un pacte avec le diable, qu’il s’était débarrassé de sa vie privée pour avoir des choses gratuites sur Internet. On a dit que la seule manière de faire des affaires sur Internet, c’était par la publicité et l’exploitation des données personnelles. Je pense que c’est un mythe qui explose devant nos yeux.

Ce que la plupart de gens ne comprennent pas, c’est que leurs données ne sont pas utilisées contre eux mais contre tout le monde. Le scandale Cambridge Analytica a montré que les données pouvaient servir à manipuler les gens afin qu’ils votent d’une certaine manière. S’inquiéter de sa vie privée consistait à s’inquiéter de voir telle ou telle photo être rendue publique : mais il s’agit en fait de l’utilisation des données.

Je pense que les gens devraient avoir le contrôle de leurs données, y accéder, faire des choses intéressantes avec. Le fait que les données personnelles soient stockées et coincées dans des silos a fait perdre du pouvoir aux gens : si je veux déplacer mes données de LinkedIn à Facebook, c’est trop compliqué. Les gens ont perdu le pouvoir, notamment celui de partager avec qui ils le veulent. Redonner du pouvoir à l’individu, c’est lui permettre d’utiliser lui-même des logiciels qui intègrent ses données dans la vie de tous les jours, d’utiliser de l’intelligence artificielle, d’en retirer les bénéfices. Les gens ne réalisent pas le pouvoir que leurs données pourraient leur conférer. 

Vous dites également dans votre lettre qu’il faut « cultiver de saines conversations en ligne » : comment faire ? La solution consiste-t-elle à faire plus de lois ?

Je ne pense pas que nous ayons besoin de plus de lois. C’est quelque chose que peuvent faire les réseaux sociaux. Ces derniers peuvent changer leur interface pour que leurs utilisateurs se comportent de manière plus constructive. Vous vous souvenez du scandale qui avait éclaté lorsqu’on avait appris que Facebook avait fait des tests sur l’humeur de ses utilisateurs ? Je pense que Facebook et les autres réseaux sociaux devraient faire ça en permanence. Il faut construire des réseaux sociaux où les utilisateurs qui sont mauvais sont ralentis et ceux qui se comportent bien sont favorisés. 

En Europe, plusieurs projets législatifs (directive copyright, règlement terrorisme, projet de loi français contre la haine) vont dans une même direction, à savoir mettre une responsabilité quasi régalienne sur les réseaux sociaux pour qu’ils suppriment des contenus, notamment de manière automatisée. Pensez-vous qu’il s’agisse d’un progrès ?

Je n’aime vraiment pas ça. Ce sont des projets de législation inquiétants. Je pense que cela va aboutir à la mise en place d’outils de censure massive. D’autre part, je pense que le copyright mérite une réforme d’ampleur. Je pense depuis des années que le droit d’auteur ne rémunère pas correctement les créateurs originaux des œuvres. C’est un vrai problème, en plus de ces projets de censure automatique. 

Craignez-vous une balkanisation du Web, où chaque internaute aurait une expérience différente, en fonction des lois locales et des habitudes culturelles ?

Ce Web balkanisé existe déjà. Des pays censurent, pas seulement la Chine. Pendant un temps, le site du Los Angeles Times était inaccessible en France parce qu’ils ne voulaient pas se conformer au RGPD [la nouvelle loi européenne sur les données personnelles]. La balkanisation peut venir de barrières étatiques, mais aussi de problèmes inattendus liés à une loi. 

Que pensez-vous du RGPD, justement ?

Le RGPD est plutôt très bien ! J’ai toujours dit que même si vous n’êtes pas en Europe, le RGPD est un bon moyen de gérer votre entreprise. Je ne sais pas si vous avez entendu parler du Data Transfer Project, c’est une initiative de Google, de Facebook et de Twitter qui vise à permettre de vous donner accès à vos données et de les déplacer d’un service à l’autre. Cela n’est pas arrivé par magie, c’est arrivé après le RGPD, qui a eu un effet international et a changé les débats autour des données personnelles. 

La centralisation est-elle un problème ? Quelle solution imaginez-vous, par exemple avec votre projet de coffre-fort numérique, Solid ?

L’idée de Solid est bien de décentraliser le Web. Le problème avec ces silos, c’est que vous y entrez pour y chercher une fonctionnalité, et vous y êtes prisonnier : si vous allez sur Flickr pour stocker vos photos, vous y stockez toutes vos photos. Avec Solid, le stockage est séparé : vous pourriez utiliser Flickr comme une application qui gérerait les photos stockées où vous voulez, sur Google Drive ou Dropbox. C’est une manière de redonner du pouvoir aux utilisateurs. On détruit ces silos de données. La décentralisation permettra de revenir à un Web original où tout le monde avait son propre site Web.

Source : Le Monde

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