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Covid 19 et démondialisation

Covid 19 et démondialisation

par le Professeur émérite Bernard Guillochon
Professeur émérite à l’Université Paris-Dauphine PSL, Directeur du Cercle géopolitique de la Fondation Dauphine

En réduisant fortement la circulation des marchandises, des capitaux et des hommes entre pays, la pandémie a redonné du grain à moudre à tous ceux qui pointent depuis plusieurs décennies les méfaits de la mondialisation, qui serait la principale responsable de la désindustrialisation, de la pauvreté et des inégalités, et, qui, au surplus, aurait favorisé la circulation du virus. L’heure serait donc venue d’inverser ce mouvement de fond, d’entrer enfin dans une nouvelle ère, celle de la démondialisation.

Il est certain que la circulation du virus a été facilitée par la circulation des hommes sur la planète et par la rapidité des transports qui ont multiplié les contacts. Il est certain également que le fait d’avoir délocalisé massivement certaines productions a stoppé ou ralenti beaucoup le niveau d’activité dans certains pays en raison de l’arrêt des approvisionnements nécessaires à ces productions au moment où la pandémie de la première vague (celle du printemps 2020) atteignait des pics dans tous les pays, en particulier dans les pays fournisseurs de biens nécessaires aux chaînes de production et aux consommateurs.

Ces réflexions préliminaires semblent apporter de l’eau au moulin de tous ceux qui, depuis de nombreuses années, réclament que l’on donne un coup d’arrêt à la mondialisation, qu’en somme on démondialise, c’est-à-dire que l’on recentre dans le périmètre national une grande partie des productions, celles en tout cas considérées comme vitales. On serait donc peut-être au seuil d’une nouvelle ère, celle de la démondialisation.
Mais rien n’est moins sûr car l’économie mondiale est structurée par des interdépendances puissantes, qui, une fois la pandémie terminée, perdureront sans doute. Peut-être néanmoins la mondialisation future prendra-telle de nouvelles formes engendrées à la fois par le choc dû à l’épidémie et par l’émergence de nouveaux besoins, de nouvelles technologies et de nouveaux modes de travail.

Pour éclairer le débat sur ces questions, on s’appuiera d’abord sur l’analyse de la situation existante, celle d’une certaine mondialisation, aboutissement d’un long processus historique, avant de se focaliser sur deux questions, en relation directe avec l’opportunité de la démondialisation, celle des possibilités de relocalisations -un élément essentiel des défenseurs de la démondialisation- et celle des contours possibles de l’économie mondiale future.

La crise du COVID survient dans une mondialisation stabilisée

Le terme de mondialisation ne désigne pas une situation figée à un moment donné du temps, mais un processus long, s’étendant sur plusieurs décennies, marqué par l’intensification progressive, et pas nécessairement régulière, des échanges internationaux de marchandises, de capitaux et d’hommes.

La première mondialisation se situe dans la période qui va du milieu du XIX ème siècle au début de la Première Guerre mondiale. Le taux d’ouverture du monde mesuré par le rapport entre les exportations mondiales et la production mondiale passe de 7% en 1850 à 13% en 1870, puis à 11% en 1910 . 1 Ce mouvement de croissance plus rapide du commerce que de la production en long terme est dû en partie à l’abaissement-voire à la suppression- des droits de douane, notamment de la part du Royaume-Uni (en 1846) de la France (traités de 1860 avec le Royaume-Uni), et d’autres pays européens. Deux autres facteurs doivent être pris en compte : l’abaissement massif des coûts de transport (division par trois du coût du transport maritime entre 1840 et 1910) et la stabilité des taux de change. Les investissements directs étrangers accompagnent cette intensification du commerce.

Après une période de repli, dû notamment aux guerres et à la crise de 1929, les pays choisissent à nouveau l’ouverture entre les années 1950 et aujourd’hui. Cette longue phase de soixante-dix ans de libéralisation est qualifiée de deuxième mondialisation. Mais cette période est loin d’être homogène. Elle est elle-même marquée par des ruptures et des transformations quantitatives et qualitatives, qui permettent de repérer trois phases.

Dans un premier temps (des années 1950 aux années 1980) la libéralisation des échanges et des mouvements de capitaux est relativement lente, beaucoup de pays, en particulier les pays en développement, gardant des protections élevées. Le taux d’ouverture de l’économie mondiale retrouve son niveau de 1913, celui de la première mondialisation, seulement durant les années 1970.

Dans les années 1990, sous le double effet de l’effondrement du bloc soviétique et de l’ouverture de la Chine -qui, en quelques années, devient le premier exportateur- , la croissance du commerce mondial s’accélère, le taux d’ouverture mondial passant de 19,3% en 1993 à 30,7% en 2008.
Avec le recul nous qualifions maintenant cette période d’hyper-mondialisation. La segmentation internationale des processus productifs s’intensifie. Les flux d’investissements directs (IDE) croissent désormais beaucoup plus vite que la production et le commerce : le rapport du stock d’IDE mondial au PIB mondial passe de 9% en 1990 à 35% en 2015. Cette internationalisation massive du capital accroît l’interdépendance des systèmes productifs et favorise le commerce, en particulier celui des biens intermédiaires. Entre 1950 et 2010, le taux de croissance annuel moyen des exportations mondiales en volume est constamment supérieur à celui de la production mondiale en volume, ce qui traduit bien l’existence d’une ouverture croissante au commerce en moyenne de tous les pays, le phénomène étant particulièrement marqué à partir de 1990.

L’accélération du processus de mondialisation à partir des années 1990 est brutalement interrompue par la crise qui survient à la fin de l’année 2008 et qui provoque une récession mondiale en 2009 (chute du PIB de 2%) et un effondrement du commerce de 12%. On entre à partir de 2011 dans une troisième phase de la deuxième mondialisation, phase qu’on peut qualifier de mondialisation stabilisée et que l’économiste Douglas Irwin caractérise par le néologisme « slowbalization » .3  Le commerce croit nettement moins vite qu’avant 2008 et croît à un rythme très proche de celui de la production en sorte que le taux d’ouverture mondial est désormais stabilisé autour de 30%.
Les raisons de cette relative pause dans la mondialisation sont connues : une croissance plus modeste de la production mondiale, une réorientation de la Chine vers son marché intérieur au détriment des exportations (même si celles -ci restent très élevées), une stabilisation des chaînes de valeur mondiales qui ont épuisé les nouvelles opportunités de gains et le retour de comportements protectionnistes, surtout depuis 2018, au moment où les États-Unis décident de taxer la plupart des produits venus de Chine, qui rétorque en érigeant des barrières équivalentes.

C’est dans ce contexte de slowbalization que survient la crise de la COVID 19. Les effets de la pandémie sont à ce jour (octobre 2020) encore imparfaitement connus. Les évaluations varient selon les organismes et selon le moment où l’on se place. En avril 2020, pendant le premier confinement, le Fonds monétaire international (FMI) anticipe une baisse du PIB mondial en 2020 de 3% et l’Organisation mondiale du commerce (OMC) établit plusieurs scenarios de récession, la chute du PIB mondial se situant dans une fourchette de 2,5% à 8,8%, cette marge d’incertitude reflétant le climat auquel le monde se trouve alors confronté.
À ces projections de production l’OMC associe des évaluations de chute du commerce mondial (en volume) allant de 12,9% à 31,9%, selon les divers scenarios, les chocs sur les exportations mondiales étant toujours plus intenses que ceux que subit la production mondiale.

En juillet 2020, compte tenu de la reprise rapide de la production, due en particulier aux politiques de relance, l’OMC trace des perspectives moins pessimistes : la chute du commerce mondial ne devrait être que de 9,2% et la reprise apparaitrait dès 2021, avec une hausse de 7,2%. Ces chiffres ont été confirmés le 6 octobre 2020, au moment où la deuxième vague de l’épidémie ne faisait que démarrer dans certaines régions du monde. En raison même de cette deuxième vague, la contraction du commerce mondial de 2020 risque de dépasser ce niveau.

D’après la Conférence des Nations Unies pour le Développement (CNUCED) la chute des IDE devrait être encore plus profonde que celle du commerce. La CNUCED prévoit une réduction des IDE en 2020 de près de 40% par rapport à 2019, sans reprise dans l’année 2021 . Cette chute devrait être supérieure à celle qui a suivi la crise financière et économique de 2008-09.

Ainsi à l’horizon d’une ou deux années, l’épidémie va provoquer une récession dont l’ampleur exacte est inconnue à ce jour et, corrélativement, va faire chuter le commerce mondial et les IDE. Il est probable qu’en 2021 on ne retrouvera pas encore le niveau du trend de commerce caractéristique de la période de mondialisation stabilisée dans laquelle nous étions au début de 2020 (graphique 1). À cet égard on pourrait parler d’un certain recul de la mondialisation lié à la COVID. Mais par-delà le choc conjoncturel qu’elle provoque, la pandémie peut-elle engendrer des transformations plus profondes dans le système économique mondial qui s’est installé au tournant des années 2000, en particulier au regard des relocalisations et des transformations structurelles qui marqueront nos modes de vie ?

Relocalisations : mirage ou réalité ?

Le terme de relocalisation doit être entendu au sens large. Relocaliser une activité peut prendre la forme soit d’une fermeture d’un établissement à l’étranger avec création concomitante d’une production nationale qui s’y substitue, soit d’une limitation des importations par l’érection de barrières à l’entrée qui permet à une production nationale de redémarrer.
Pour beaucoup d’économistes la relocalisation systématique sur le territoire national d’un grand nombre d’activités est une fausse bonne idée, en raison du coût élevé que cela impliquerait pour les consommateurs et les entreprises (qui achètent une grande partie de leurs intrants à l’étranger) et en raison du manque de capitaux et de compétences dans certains secteurs dans lesquels le redémarrage de la production ne serait pas possible. L’avantage des relocalisations en termes de création nette d’emplois est par ailleurs loin d’être prouvé, beaucoup de tâches rapatriées pouvant être gérées par des processus automatisés et robotisés. Pour le décideur public un examen secteur par secteur s’impose donc, en commençant par la filière de la santé.

La COVID a révélé la dépendance des pays développés à l’égard des pays émergents dans beaucoup de domaines, en particulier dans la filière pharmacie et produits médicaux, qui est considérée, aujourd’hui, compte tenu du contexte, comme vitale.

Quelle est la situation actuelle de cette filière ? En 2019 la Chine est le premier exportateur de produits pharmaceutiques de type composants et principes actifs, totalisant 16% des exportations mondiales de biens intermédiaires pharmaceutiques, devant l’Irlande (13,8%). Cette filière est l’exemple type d’une filière très mondialisée, chaque pays se positionnant sur un segment. À l’autre bout de la chaîne les États-Unis sont spécialisés dans la R&D, les brevets, les essais cliniques et le marketing. Par ailleurs l’Australie et la Pologne transforment les produits de base et l’Allemagne et la Suisse sont de gros exportateurs de produits finals .4

Le rapatriement de toute la filière, sinon en France, du moins en Europe, question actuellement à l’ordre du jour, va inévitablement poser la question du coût pour les laboratoires et donc pour l’utilisateur final et/ou pour le contribuable, selon le système d’assurance maladie en vigueur dans le pays. On ne pourra faire l’économie d’un débat approfondi et transparent sur cette question du coût, notamment en France.

L’internationalisation de la filière pharmaceutique qui a fait l’objet de grandes critiques dans notre pays ne présente d’ailleurs pas que des inconvénients, comme le souligne Sébastien Miroudot , directeur du service d’étude des chaînes de valeur à l’OCDE. À cet égard, l’auteur souligne que pendant la pandémie, la Corée du sud, qui fait partie de la chaîne mondiale du matériel médical, a lancé une nouvelle industrie capable de créer des kits de tests pour plus de cent pays, sa production étant exportée à plus de 90%, ce qui a permis à beaucoup de systèmes de santé de mieux lutter contre la pandémie.

Dans les autres secteurs la situation créée par la pandémie est loin d’être uniforme, comme le soulignent Patrick Artus et Olivier Pastré 6 . Il existe en effet des secteurs qui seront perdants en raison de la baisse prévisible de la demande de façon durable, et d’autres qui vont au contraire profiter des changements de besoins et de comportements. Parmi les secteurs perdants il faut citer l’équipement, les transports (moyens de transport et services de transport), les biens intermédiaires, l’immobilier commercial, les énergies fossiles, le tourisme, les hôtels, la restauration, les services financiers.
Si la baisse d’activité de ces branches a bien lieu, les entreprises de certains de ces secteurs, actuellement très mondialisés, comme l’automobile, l’aérien, le gros équipement, les énergies fossiles, seront tentées, pour résister à la crise de se mondialiser un peu plus pour profiter le plus possible des opportunités offertes par le marché mondial. Leur rebond risque de nécessiter non pas un repli sur le territoire national ou européen mais par une plus grande présence à l’étranger.

Dans l’économie « post-covid », les secteurs gagnants devraient être les biens de consommation courante, les services à la personne, le luxe, la santé, l’agroalimentaire, les nouvelles technologies, le e-commerce. Certains sont par nature non mondialisés (services à la personne et services de santé) et d’autres sont très mondialisées (nouvelles technologies) mais leurs filières sont localisées actuellement en Asie et aux États-Unis. L’Europe a-t-elle les moyens et la volonté politique de créer une filière autonome dans les nouvelles technologies ?
Si des relocalisations ont lieu il faudra tenir compte du coût de la fermeture des unités situées à l’étranger, du coût de la main d’oeuvre dans le pays qui rapatrie l’activité, du temps nécessaire à réimplanter la production sur le sol national et du prix que le consommateur est prêt à payer le bien produit antérieurement à l’étranger.

En fait on va sans doute connaître une évolution complexe de l’économie mondiale, marqué par deux mouvements contraires, une tendance au recentrage et un mouvement d’extension . 7 Certaines chaînes de production devraient être amenées à réduire leur périmètre d’activité, à se recentrer nationalement ou régionalement, ce que l’on constate déjà au niveau de l’Amérique du nord et au niveau de l’Union européenne.
Les deux raisons qui pourraient conduire à ce mouvement sont les préoccupations de défense de l’environnement qui aboutiraient à ériger des droits élevés aux frontières à l’encontre de produits trop carbonés (solution à l’étude actuellement dans l’Union européenne) et la reprise du contrôle de deux filières jugées vitales, la santé et l’agriculture, quel qu’en soit le coût.
En contrepartie on va probablement assister à une extension de la mondialisation dans beaucoup de secteurs, ceux qui veulent conserver et développer leurs filiales de distribution dans les pays émergents dont les marchés sont porteurs et les secteurs des nouveaux services (juridiques, finances, conseils, comptabilité) qui vont utiliser de plus en plus le travail à distance, grâce aux progrès permis par les nouvelles technologies.

Vers une nouvelle économie mondiale ?

Une démondialisation généralisée étant peu probable, on doit plutôt s’interroger sur la nature de la nouvelle mondialisation vers laquelle on s’achemine. Nous nous posons ici deux questions : quelles seront les conditions du travail demain ? Quelles sont les visions du futur proposées aujourd’hui ?

Les nouveaux modes de travail

L’épidémie a permis le développement du travail à distance qui existait déjà, mais de façon plus limitée. L’extension de cette nouvelle forme d’organisation du travail soulève deux questions : quels sont les emplois « délocalisables » ? Le recours au télétravail va-t-il s’étendre et favoriser ainsi de nouvelles formes de mondialisation ?
Concernant la « délocalisabilité » des tâches une étude du National Bureau of Economic Research de 2009 8 montre qu’environ 25% des emplois aux Etats-Unis sont délocalisables en moyenne, mais que le pourcentage s’élève de 35% à 40% pour les emplois qualifiés.
Mais la possibilité de faire travailler à distance des cadres dans des pays étrangers en raison de la nature des tâches ne signifie pas pour autant que la délocalisation aura vraiment lieu. De fait jusqu’à présent les emplois qualifiés ont été moins délocalisés que les emplois non qualifiés pour trois raisons :9

-L’écart entre les salaires des qualifiés entre pays est moindre que celui des non qualifiés ;
-Le contrôle et la coordination du travail qualifié à distance est coûteux, ce qui conduit les entreprises à faire venir des travailleurs qualifiés dans le pays au lieu de les faire travailler à distance dans leur pays d’origine ;
– L’offre de travail qualifié est encore relativement rare dans les pays émergents.

Il n’est donc pas certain que la période qui s’ouvre soit marquée par l’extension du télétravail à l’étranger. Richard Baldwin dans le livre publié en 2019 sous le titre « The Globotics Upheaveal » (qu’on peut traduire par « Le bouleversement globorobotique » pour évoquer le double mouvement de globalisation et de robotisation), rejette la vision pessimiste des pertes d’emplois des cols blancs des pays développés qui serait due à cette nouvelle forme de travail.
IL croit plutôt à la complémentarité qu’au remplacement. Par ailleurs tous ceux qui étudient le télétravail insistent sur ses inconvénients : il semble a priori moins efficace pour l’entreprise (mais la question fait débat) et surtout il désociabilise le salarié, ce qui peut avoir des effets très négatifs sur l’équilibre psychologique. En revanche la diffusion du télétravail dans un cadre national pourrait avoir des effets positifs en termes d’équilibre du territoire, en réduisant le nombre de transports et en réduisant l’attractivité des grandes villes, ce qui ferait baisser la pollution et désengorgerait les métropoles.

Les visions du futur

La thèse optimiste défendue notamment par Philippe Aghion dans « Le pouvoir de destruction créatrice », paru en 2020, reprend l’argumentation du célèbre économiste Joseph Schumpeter exposée dans « Capitalisme, socialisme et démocratie » paru en 1942.
Selon Schumpeter, le système capitaliste connaît des phases destructions créatrices, durant lesquelles des grappes d’innovations apparaissent, qui engendrent de nouvelles activités et de nouveaux emplois et détruisent tout ou partie des activités anciennes, le bilan net étant positif pour la société, qui, grâce à ces transformations, entre dans une nouvelle phase de croissance.
Pour Philippe Aghion, nous sommes aujourd’hui dans une phase de rupture positive de ce type, les innovations dans les nouvelles technologies ( Intelligence artificielle, objets connectés, voitures autonomes, biotechnologies, énergies nouvelles) devenant la nouvelle source de croissance, ces activités permettant de surcompenser les destructions d’emplois dans les industries traditionnelles qui avaient porté le développement de nos sociétés depuis les années 1950. Cette évolution devra évidemment être accompagnée d’un encadrement de la part des pouvoirs publics, pour, notamment, limiter la formation de monopoles ou, s’il existent, pour les contrôler, et pour développer la formation aux nouveaux métiers.

D’autres analyses offrent des visions beaucoup moins réjouissantes. Certains observateurs pensent que l’on va revenir très vite à l’ancien monde, avec le maintien des chaînes de valeur mondiales telles qu’elles existent dans tous les secteurs, les préoccupations en faveur de l’environnement -qui ont resurgi dans tous les discours politiques européens depuis le début de l’épidémie- étant en réalité oubliés dès que l’épidémie sera jugulée.

Robert Boyer, fondateur avec Michel Aglietta de l’école de la régulation, trace, dans un article du journal « Le Monde » du 2 octobre 2020, un tableau encore plus noir de l’avenir. D’après lui on ne s’achemine pas vers un système mondial dans lequel on respecterait mieux l’environnement et qui serait moins inégalitaire, au contraire. La baisse de l’activité dans les industries en déclin va profiter à une économie des plates-formes déjà en plein développement, qui va s’étendre encore en profitant de la globalisation. Or cette économie des plates-formes ne serait pas source de croissance soutenue, contrairement à ce qu’affirme la thèse de la destruction créatrice.

D’après Robert Boyer, elle produit peu de valeur ajoutée, demande peu de travail qualifié et engendre peu de gains de productivité. Le monde de demain va être partagé entre des économies libérales portées par des firmes multitnationales puissantes, tournées vers le numérique et la finance, qui engendreront peu de croissance mais beaucoup d’inégalités et des économies dominées par le capitalisme d’Etat, la Chine s’affirmant de plus en plus comme le modèle emblématique de ce système centralisé. L’affrontement entre ces deux systèmes va déstabiliser les relations internationales, la guerre commerciale et technologique entre les États-Unis et la Chine ayant toutes les chances de se prolonger dans la décennie à venir.

Pour conclure, soulignons que le multilatéralisme ne fait pas partie de ces diverses configurations. Ce multilatéralisme, qui a pris la forme, dans les années 1950, des institutions issues des accords de Bretton-Woods (GATT puis OMC, Fonds monétaire international, Banque mondiale) a permis au système mondial de fonctionner sous l’égide des États-Unis jusqu’au début du XXI ème siècle. La période d’hyper-mondialisation qui s’instaure au tournant des années 2000, marquée par l’affirmation de la puissance chinoise et par la globalisation des processus productifs, révèle l’impuissance du multilatéralisme. Le refus catégorique de celui-ci par Donald Trump et le réflexe de repli sur soi dû à la COVID dans tous les pays ont contribué à l’affaiblir un peu plus.

On irait donc vers une mondialisation sans multilatéralisme, dominée par de grandes entreprises du numérique dans les pays démocratiques et par les Etats puissants dans les pays autocratiques, dans un contexte de tensions entre grandes puissances. Pour autant la coopération internationale ne sera peut-être pas totalement absente : elle prendrait alors la forme d’accords régionaux signés ou renforcés et l’Europe devrait trouver là l’occasion de refonder sa puissance pour éviter de laisser le champ libre à l’affrontement des deux géants.
La Chine a parfaitement compris l’importance de ces alliances régionales, à travers les réalisations des routes de la soie et en signant un accord commercial, le 15 novembre 2020, avec quatorze autres pays d’Asie, dont le Japon et la Corée du sud. Une raison de plus pour que l’Europe affirme son unité et se renforce économiquement.

Bernard Guillochon

Ce texte reprend les arguments exposés dans la conférence de l’auteur pour le Cercle géopolitique de la Fondation Dauphine, le 22 octobre 2020

Notes
1 [1] FOUQUIN M.,  HUGOT J, JEAN S.  [ 2016 ], « Une brève histoire des mondialisations commerciales », in CEPII, L’économie mondiale 2017, Coll. Repères, Paris, La Découverte
2 [1] GUILLOCHON B. [2018], « La démondialisation : fantasme ou réalité ? », Cahiers français,  Mondialisation et commerce,  N° 407 , La Documentation française, Paris
3 [1] IRWIN D. [2020] , Charts, Peterson Institute of International Economics, 20 avril
4 [1] WTO  [2020], World Trade Statistical Review
5 [1] MIROUDOT S.  [2020] in Baldwin R. E.  et  Evenet S.J.  ed.,  Covid-19 and Trade Policy : Why Turning Inward W’ont Work, A Vox EU.org Book, CEPR Press
6 [1] ARTUS P. et O. PASTRE [2020], L’économie Post-Covid, Fayard
7 [1] MOUHOUD E.M. [2020], Le Monde, 11-12 octobre

8 [1] BLINDER  A.S., A.B.  KRUeGER  [2009], « Alternative measures of offshorability : a survey approach », NBER Working Papers Series, N° 15287
9 [1] BATTU C. [2020], « Impact du COVID 19 sur le marché du travail : télémigration, relocalisation, environnement », Groupe d’études géopolitiques, reproduit dans Grand Continent, mai 2020

 

Biographie

Bernard Guillochon est actuellement professeur émérite à l’Université Paris-Dauphine et directeur du Cercle géopolitique de la Fondation Dauphine. Spécialiste des questions d’économie internationale, il est notamment un des co-auteurs du manuel de référence publié par les éditions Dunod, dont la 9 ème édition va paraître en 2020, et l’auteur de nombreuses contributions sur le protectionnisme, la mondialisation, les accords régionaux, les débats autour du libre-échange, l’impact du contexte géopolitique sur l’économie. Son ouvrage « La mondialisation » (édité chez Larousse) a été traduit en quatre langues. À l’Université Paris-Dauphine il a dirigé le Magistère « Banque-Finance-Assurance » (1994-2003), le centre de recherche Eurisco (2001-08), le Master « Affaires internationales » (de 1999 à 2011 en co-direction) et le département Licence des Sciences des organisations (2006-11).

Il est régulièrement intervenu entre 2011 et 2014 en Algérie pour des formations destinées aux cadres d’entreprises. Il assure des enseignements destinés aux étudiants de l’Institut Tunis-Dauphine et aux étudiants du Cycle « Grandes Ecoles » de la Licence d’économie de l’Université Paris-Dauphine

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