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Le néo-ottomanisme à saveur islamiste, par David Bensoussan

Le néo-ottomanisme à saveur islamiste

 

David Bensoussan

Professeur de sciences à l'Université du Québec

 

POINT DE VUE / Au XVIe siècle, l’Empire ottoman s’étendait des Balkans au Caucase et du Proche-Orient à l’Algérie. La Méditerranée était livrée à la piraterie. Celle-ci décrut graduellement après la défaite de la flotte ottomane à Lépante en 1571 et le raid de représailles américain contre Tripoli en 1805.

L’Empire ottoman fut démantelé à partir du XIXe siècle quand la Grèce devint indépendante et fut réduit à la Turquie actuelle par le traité de Sèvres en 1920. La nostalgie de la centralité géopolitique de l’Empire ottoman anime bien des discours du président turc Erdogan. Il a en outre détruit systématiquement l’héritage laïque d’Atatürk et mis fin à l’ouverture progressive de la Turquie à la démocratie en imposant un régime autoritaire. La Turquie emprisonne le plus grand nombre de journalistes au monde et ceux qui ont été libérés ne peuvent pas quitter le pays. Bien des journaux ont fermé et peu de journaux indépendants réussissent à survivre, car ils sont exclus des annonces gouvernementales. 

La Turquie a la plus grande armée de l’OTAN après les États-Unis, mais celle-ci a été grandement affaiblie à la suite des purges militaires au lendemain de l‘attentat avorté de juillet 2016. Aujourd’hui, la Turquie dispose d’un contingent de 30 000 soldats dans le nord de Chypre, de 5000 soldats au Qatar et d’une base capable d’entrainer 10 000 militaires en Somalie. Une douzaine de bases militaires turques ont été établies dans le nord de l’Irak pour mieux contrôler le Kurdistan irakien. En outre, la Turquie va lancer son premier porte-hélicoptères l’Anadolu en 2021, disposant d’une autonomie de 30 jours ainsi qu’une portée de 1700 miles marins. Jusqu’à récemment, la Turquie avait signé un bail de 99 ans à l’île de Suakin au Soudan pour y établir une base militaire. Or, le gouvernement soudanais d’Omar Al-Bachir sympathisant des Frères musulmans a été renversé, ce qui a mis fin à ce projet.

Le marécage libyen

Plusieurs milliers de mercenaires conscrits en Syrie par la Turquie ont été envoyés en Libye pour défendre le président Sarraj auquel s’oppose le général Haftar. Beaucoup de ces mercenaires appartiendraient à des factions islamistes, dont Al-Qaeda, si l’on s’en remet au rapport de l’Observatoire des droits de la personne en Syrie. En parallèle, un vote parlementaire à Ankara a autorisé une intervention militaire en Libye.

Le président Sarraj est soutenu par le Qatar et la Turquie. Il est faiblement soutenu par l’Italie qui vit sous la menace du renvoi de 800 000 réfugiés africains stationnés à Tripoli dans des bateaux de fortune en direction de la botte italienne. Le général Haftar contrôlerait 80 % du territoire et est soutenu par la France, la Russie, l’Égypte, l’Arabie et les Émirats. 

L’Europe voit très mal la présence de Frères musulmans armés au sud de la Méditerranée ou même la perspective d’une Libye encore plus déchirée par la guerre civile qui ressemblerait de plus en plus à la Syrie en ruines. En effet, la misère et la ruine sont des boîtes de Petri pour les radicaux islamistes. La rencontre de médiation à Berlin au mois de janvier 2020 s’est conclue par un cessez- le feu qui semble bien fragile.

Le marécage syrien

La Turquie a attaqué les forces kurdes du nord de la Syrie qui étaient alliées aux États-Unis dans leur lutte contre l’État islamique. Le président Trump a accepté que les forces turques occupent une bande territoriale de 30 km au nord de la Syrie. Pour se protéger de l’armée turque, les Kurdes et leurs alliés ont fait appel à l’armée syrienne qui occupe des postes d’observation à la lisière Nord de leur territoire. La Turquie se trouve donc face aux troupes régulières du dictateur syrien. L’objectif de l’armée syrienne est d’occuper les autoroutes M4 et M5 reliant Damas à Lattaquié et à Alep. C’est pourquoi la Russie et la Syrie continuent de bombarder Idlib, ville peuplée de 4 millions d’habitants en faisant fi des milices financées par la Turquie. Des centaines de milliers de réfugiés tentent de s’échapper en direction de la Turquie. 

Deux des douze bases turques en Syrie se trouvent dans des zones contrôlées par l’armée syrienne et sept autres en sont encerclés. De premiers accrochages avec des convois turcs ont eu lieu en dépit de l’accord d’Astana ratifié en 2017 par la Russie, l’Iran et la Turquie et celui de Sochi ratifié l’année suivante par la Russie et la Turquie. La Russie joue un jeu subtil pour amener la Turquie sous sa tutelle et la séparer des États-Unis et de l’OTAN. Erdogan quant à lui, a réagi aux récents accrochages en se prononçant contre l’annexion de la Crimée par la Russie et en offrant 200 millions de dollars à l’armée ukrainienne.

À la conquête de l’or noir 

La Turquie importe plus de 90 % des besoins en pétrole et en gaz naturel. Des forages de pétrole turcs au nord de Chypre ont été désavoués par l’Union européenne qui applique des sanctions à la Turquie. Erdogan a l’œil sur le pétrole libyen dont les réserves sont estimées à 74 milliards de barils. Mais c’est aussi le cas de la Russie et la France. Erdogan a décidé d’étendre sa zone économique exclusive en Méditerranée en traçant une bande diagonale turco-libyenne qui scinde la Méditerranée, ce qui outre d’autres pays riverains comme la Grèce. Cette appropriation péremptoire a été critiquée par tous les pays, la Russie comprise. De plus, elle met en danger le transit pétrolifère par voie de mer vers l’Europe des gisements marins d’Israël. Une entente a été conclue au sujet des gisements marins de la Méditerranée orientale entre la Grèce, Israël, l’Autorité palestinienne, l’Égypte et Chypre. 

Relations ambiguës avec les États-Unis

La Turquie qui est membre de l’OTAN s’est dotée du système de défense antiaérien russe S -400 malgré les objections américaines. 

De ce fait, la Turquie a été exclue du programme d’acquisition et de fabrication des avions furtifs F -35. En outre, le Congrès et le Sénat américain ont passé une résolution qualifiant de génocide le massacre des Arméniens de Turquie en 1915. Erdogan a menacé de fermer l’accès des Américains aux bases de l’OTAN localisées à Incirlink et Kürecik en Turquie, ce qui a poussé les États-Unis à explorer le déplacement de ces bases en Grèce ou même en Arabie ou aux Émirats. 

Compte tenu de la rhétorique anti occidentale d’Erdogan, il est possible d’affirmer que, ne fut-ce son importance géostratégique, l’appartenance de la Turquie à l’OTAN semble être totalement anachronique.

Une série de sanctions sévère a été votée par le Congrès américain et attend l’approbation du Sénat. À ce jour, les sanctions économiques américaines sont amorties par le Qatar et par la Chine qui en profite pour s’implanter dans les rouages économiques turcs. Et depuis, Erdogan a cessé de critiquer le traitement de la minorité musulmane des Ouïgours en Chine. 

Les activités déstabilisatrices de la Turquie

Durant le printemps arabe, la Turquie s’est alliée au Qatar pour soutenir les Frères musulmans dans le monde arabe, au grand déplaisir de l’Égypte, de l’Arabie saoudite et des Émirats. Istanbul est devenue la ville refuge des Frères musulmans égyptiens, soudanais et gazaouis. Erdogan veut transférer près de trois millions de réfugiés syriens dans la bande de territoire que l’armée turque occupe au nord de la Syrie et qui est peuplé majoritairement par des Kurdes. Il menace régulièrement de renvoyer les réfugiés syriens en Europe.

Pour mettre sur pied sa politique néo-ottomane, Erdogan cherche à déstabiliser les pays voisins. Pour cela, il attise le ressentiment des pays arabo-islamiques en présentant l’Occident comme un milieu viscéralement islamophobe, contre Israël qu’il accuse de crimes imaginaires, contre l’Égypte dont il refuse la légitimité du gouvernement qui a renversé feu le président Morsi issu de la mouvance des Frères musulmans, contre l’Arabie en martelant encore et encore les détails scabreux de l’affaire Khashoggi, et contre la France qu’il a accusé la France d’avoir tué 5 millions d’Algériens durant la guerre d’Algérie – ce qui a été démenti par l’Algérie. 

À Kuala Lumpur, au cours d’une réunion panislamiste de la Malaisie, de l’Iran, de la Turquie et du Qatar, le président Erdogan s’est dit vouloir sauver le monde de son ordre global anti musulman.

Ce néo-ottomanisme qui s’accompagne d’une rhétorique panislamiste et qui s’appuie sur le financement du Qatar continue de susciter des oppositions en Europe et dans les pays sunnites. Erdogan collectionne les ennemis et semble plonger la Turquie de Charybde en Scylla. 

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