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Le Roi David

Le Roi David

 

 

Lorsque les premiers penseurs européens commencent à élaborer, autour du XVIIe siècle, la théorie contractualiste de la société politique, celle qui présuppose un accord entre les membres d’une communauté autour de la question de leur propre gouvernement, c’est avec l’idée du pouvoir de droit divin qu’ils ont surtout à s’expliquer. Depuis le Moyen-âge, le conflit connaît certes des épisodes plus ou moins aigus entre les représentants du pouvoir politique des rois et ceux de l’Eglise, mais la règle demeure, bon an mal an, dans l’Europe christianisée, selon laquelle la couronne a besoin de la bénédiction du pouvoir spirituel. Il ne serait venu à l’esprit de personne, durant les premiers siècles qui ont suivi la chute de l’empire romain, de dire que la légitimité d’un royaume constitué pourrait, comme l’affirmera plus tard l’Anglais Hobbes, se suffire de l’accord tacite des habitants qui en forment le gouvernant et les gouvernés.

A vrai dire, l’empire romain qui s’est effondré en 476 est celui d’Occident : celui d’Orient demeure, lui, avec pour capitale Byzance. La Tunisie, d’ailleurs, après un intermède vandale d’un siècle, reviendra dans le giron de cet empire romain d’Orient, l’empire byzantin. Mais, en Europe occidentale, la reconstruction d’un nouvel empire sur les ruines de l’ancien demeure comme un slogan dans la bouche de tel ou tel homme fort, à l’image de Charles-Quint. La raison à cela est que la fondation d’un Etat politique à partir de la foi chrétienne ne peut pas déboucher sur un empire comme l’empire romain : elle a besoin d’un autre modèle. Ce modèle, c’est dans l’histoire du peuple juif qu’il sera puisé, et plus particulièrement à travers l’exemple de la royauté de David.

David est l’exemple du roi qui règne parce qu’il est agréé par Dieu... Parce qu’il est «oint»! La pratique de l’onction chez les anciens Juifs, qui s’est perpétuée chez les Chrétiens, consiste à consacrer une personne à Dieu en lui versant une huile parfumée sur les cheveux et en l’en essuyant. Le mot Messie, qui désigne Jésus-Christ pour les Chrétiens, renvoie précisément à cette onction : il est l’essuyé (massih, en arabe), comme l’indique la racine sémitique M-S-H. En fait, et dans ce sens, il y a certes un Messie attendu, qui fonde le messianisme propre à la tradition juive, mais il y a aussi une multitude de Messies, qui forment tous ceux qui, en vertu du rituel évoqué, sont consacrés à Dieu. David est assurément de ceux-là. Il incarne l’expérience de la royauté telle qu’elle est voulue par Dieu.

Ce modèle n’a d’ailleurs pas été ignoré par l’islam. David, ou Daoud, est évoqué dans le Coran comme ce roi qui, dans sa sagesse, reste fidèle à Dieu. Mais ce qui est important aussi à relever, c’est la façon dont il accède au pouvoir, car cette façon détermine la légitimité particulière sur laquelle se fonde son gouvernement et, par extension, celle de tous les gouvernements qui se réclament de son modèle.

David, estiment les historiens, aurait vécu et régné quelque mille ans avant JC. Il n’est pas lui-même issu d’une famille royale mais son père fréquentait la cour du premier roi qu’aient connu les juifs, à savoir Saül. L’histoire raconte que c’était un jeune berger, doué par ailleurs de talents dans la musique et le chant, et que c’est grâce à ces talents qu’il aura le privilège d’être proche du roi et, surtout, de son fils Jonathan, avec qui il se liera d’une forte amitié. Dans le même temps, il croissait en vigueur et en courage, jusqu’au jour où il accepta d’affronter en combat singulier un certain Goliath, le champion des Philistins, qui étaient les ennemis des juifs du moment, et dont on peut penser qu’ils ont légué leur nom à la terre de Palestine bien qu’ils furent eux-mêmes un peuple venu d’au-delà des mers, selon une autre appellation qui leur est attribuée. Lors de ce combat, David, malgré sa taille modeste, vient à bout de Goliath, qui était un redoutable guerrier à la carrure plus qu’imposante et qui était équipé de son épée et de son bouclier. Il le tue à l’aide de sa fronde, qui est l’arme des bergers, en lui envoyant un gros caillou entre les deux yeux. Ce coup audacieux et le courage naturel du jeune homme vont faire de lui un héros parmi les siens. Or, poursuit l’histoire, ce statut ne sera pas du goût du roi qui, malgré l’avantage que représente le fait d’avoir un tel homme dans le rang de ses armées, n’aura de cesse de chercher à le faire périr. David, dès lors, prendra le large pour fuir ces tentatives répétées et mènera une vie d’errance à la tête d’une bande qui sillonnera le désert. Malgré cela, il gardera sa loyauté à l’égard du roi et de son fils, au point de venger leur mort lorsqu’ils tomberont l’un et l’autre à l’occasion d’une attaque des Philistins.

C’est à la mort de Saül que, plébiscité par les Juifs, mais fort surtout de l’onction secrète que lui accorde le prophète Samuel, et qui vaut signe de Dieu, David va «hériter» du pouvoir. Ce n’était pas un intrus dans la maison royale et il a fait preuve de loyauté et de fidélité malgré l’hostilité acharnée du roi contre sa personne. Mais, sans être étranger, il n’était pas non plus issu de cette maison : d’où le rôle de l’onction qui prend ici une importance déterminante.

Cette accession au pouvoir marque les contours de la légitimité du pouvoir politique qui se réfère au modèle davidien : légitimité forte, qui s’appuie sur l’autorité religieuse sans ignorer le désir du peuple, mais qui consacre dans le même temps la non-transmissibilité du pouvoir par le seul lien du sang. Ce qui représente une contrainte majeure pour les dynasties : contrainte dont ces dernières ne s’acquitteront souvent qu’au prix de concessions importantes à l’Eglise. Les Croisades, par-delà les considérations géopolitiques de l’époque, ne sont peut-être rien d’autre qu’une façon pour les princes chrétiens d’aller combler leur déficit de légitimité politique, que l’hérédité familiale ne suffit plus à assurer. Et cela par un héroïsme qui, du moins le pensent-ils, les fait ressembler à David.
Mais ce modèle devait, dans l’Europe médiévale, faire surtout l’épreuve de sa multiplicité. Mettre l’autorité religieuse, celle du Pape en l’occurrence, dans la position de celui qui accorde la bénédiction divine à des monarchies plus ou moins voisines, qui seront entre elles dans une relation de rivalité et qui se lanceront parfois dans des guerres sans merci, c’est exposer cette autorité à une usure fatale, à une perte de sens. Et cela ne manqua pas d’arriver : ce qui fut avec le temps fatal au modèle en question.

La recherche d’une légitimité purement humaine à la société politique intervient certes comme une trouvaille des théoriciens du contrat social à l’époque moderne, mais on peut aussi penser que cette trouvaille n’aurait peut-être pas vu le jour si, au préalable, ne s’était pas essoufflé un certain modèle de légitimité politique, qui est précisément le modèle davidien. Et certains pourront même ajouter à ce propos que cet essoufflement n’est pas de son fait, mais de l’usage qu’on en a fait. A quoi l’on répondrait cependant que le bon usage risquerait de nous ramener à la configuration du peuple juif de l’époque pré-chrétienne, uni par une tradition unique et dépositaire d’une alliance, mais que le simple fait que plusieurs monarchies revendiquent en même temps l’onction divine pousse fatalement à la recherche d’une autre forme de légitimité, qui ne peut être qu’humaine.

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