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Les jeux et les larmes de Jacky, par Jacques Levy

Les jeux et les larmes de Jacky

 

 

 

Dans la cour de la « Caserne », à la Rue Caporal Beaux, là où en ce temps-là, habitait toute la famille de Elias Azoulay, jouaient Jacky et les enfants de la « Caserne ». 

Les jeux variaient selon la « saison ». En été, durant les trois mois de vacances, ils s’en donnaient à cœur joie.

Ils jouaient au « Kiney », qui s’apparentait de très loin au cricket. La batte était faite d’un morceau de bois de soixante centimètres de long.  Le « kiney », c’était un bout de bois de 10 cm de forme oblongue taillé en forme de minuscule ballon de rugby. Le jeu débutait par le cri du batteur : « Kiney ! », et les autres joueurs placés à une trentaine de mètres répondaient en criant : « ouiiii !».

La batte frappait alors le bord du kiney, qui s’élevait en l’air en tourbillonnant, et juste avant qu’il ne retombe sur le sol, le batteur le frappait alors avec force pour l’expédier le plus loin possible. L’objectif des autres joueurs étant d’attraper de la main le kiney sans qu’il ne touche le sol.

Dès semaines durant, ce jeu passionnait tous les enfants.

Une hiérarchie des meilleurs lanceurs se créait et une forme de respect s’établissait autour d’eux.

Lorsque ils ne jouaient pas, les plus grands qui n’avaient pas plus de 10 ans, passaient leur temps à confectionner soigneusement battes et kineys.

Sans transition, venait la « saison » des billes.

Les billes de couleur différentes étaient, pour les moins chères, en terre cuite. Les billes en agate par la variété de leurs couleurs et de leur éclat étaient les plus belles et fascinaient tous les enfants de la cour.

Placée entre le pouce et l’index repliés, la bille par l’impulsion donnée par le pouce, roulait sur le sol pour toucher, c’était là son but, la bille adverse qui, dans ce cas, devenait le trophée.

Par petits groupes, du matin jusqu’au soir, les enfants jouaient.

Ils s’interrompaient lorsqu’ils procédaient à « l’échange des billes ».

« Trois billes en terre contre une bille en agate ! ».

Le soir venu, chacun comptait ses billes et tout en les rangeant dans le « sac de billes », ils se promettaient d’en gagner plus le lendemain.

Les enfants de la Cour allaient parfois, accompagnés de leurs parents, au cinéma.

Les dessins animés de Walt Disney les divertissaient beaucoup mais les films de « cow-boy » les passionnaient.

Après « Les Actualités Françaises », la projection du film de « cow-boys » commençait. Evoquant les grands espaces, la musique commençait de les transporter dans un autre monde. L’histoire débutait.

C’était simple : Le shérif, ils l’appelaient entre eux « le beau gosse » faisait régner l’ordre dans la petite ville, les cow-boys armés de leur révolver auxquels ils s’identifiaient sans peine étaient du coté du shérif. Les fougueux indiens représentés souvent comme les méchants étaient ceux qu’il fallait tuer.

Le tout agrémenté des superbes chevaux galopant dans les plaines du Texas non loin des immenses prairies où paissaient les bisons. Il n’en fallait pas plus. Le film se terminait immanquablement par la victoire des cow-boys. Justice était faite.

Souvent, de retour à la cour, le jeu consistait à refaire le film. Chacun avait son héros. Les grands distribuaient les rôles.

Eux, les grands, ils étaient, soit le shérif, ou le chef indien. Les petits jouaient le rôle de chevaux, de cow-boys ou encore d’indiens.

Selon une mise en scène rapidement établie, le « jeu des cow-boys et des indiens », pour la plus grande joie de tous, commençait.

Les petits, « les chevaux » avaient sur le torse une longue ficelle faisant office de rênes. « Hue » criait le cow-boy et le cheval se mettait à galoper dans la prairie (ignorant le danger, c’était en réalité, la rue dans laquelle ils s’engouffraient), obéissant au cow-boy qui, derrière lui, intimait l’ordre d’aller plus vite ou de ralentir en tirant sur les « rênes ».

Par groupe de deux ou trois cavaliers, ils sortaient ainsi de la cour avec leurs chevaux, à bride abattue. 

Les chevaux « hennissaient », les cow-boys de la main droite, faisaient claquer leur fouet en criant « plus vite ! ».

Les cavaliers dirigeaient ainsi les « chevaux », poursuivis par les « indiens » hurlant : « Ooou, Ooou, oou ».  Les cow-boys tiraient : tu es mort ! et l’indien faisait semblant de s’écrouler.

Essoufflés, ils arrivaient enfin à la hauteur du cinéma « Le Colisée » qui passaient les films qu’ils aimaient tant.

Là, ils s’arrêtaient pour admirer les grandes affiches colorées annonçant les prochains films de « cow-boys ». Les westerns, superproductions de Hollywood des années cinquante étaient très prisés. Les succès se succédaient : « La Flèche brisée », avec James Stewart, « Rio grande » avec John Wayne, « Marqué au fer » avec Alan Ladd, ou encore « Le train sifflera 3 fois »,  avec Gary Cooper. Les films de « Tarzan » aussi, avec Johny Weissmuller, ou de « Zorro » avec Tyrone Power attiraient énormément les enfants de la « Caserne ».

Venait l’heure du goûter, la faim et surtout la soif les ramenaient tous à la Cour, vers quatre heures de l’après-midi.

Eux, les cow-boys, chevaux et indiens, sans transition, ils redevenaient chez eux, des petits enfants casablancais.

La « saison des cinq pierres »  arrivait un peu plus tard.

Elle durait plusieurs semaines. Ce jeu d’adresse les occupait durant des heures entières.

Du poignet de la main droite, le joueur éparpille les pierres en un geste tournant dans un cercle imaginaire de dix a quinze cm de diamètre. Il lance une pierre vers le haut et ramasse une pierre parmi les quatre posées à terre, tout en rattrapant la pierre lancée à la volée.

Puis il recommence, mais cette fois, en ramassant les pierres deux par deux. Puis, les pierres par trois.

Enfin, pour couronner le tout, il ramasse les 4 pierres en une poignée. Les enfants de la cour, pour augmenter la difficulté, effectuaient un jonglage de la pierre lancée vers le haut avec celles laissées au sol. Tous les enfants de la cour jouaient.

Il suffisait de ramasser cinq pierres dans la rue et de réunir un petit groupe de quatre copains. Ensuite, formant un petit cercle, ils s’asseyaient en tailleur et la partie pouvait débuter. Jacky avait six ans.

L’école commençant alors à sept ans, sa vie d’enfant se partageait entre, le soir venu la famille, et les petits camarades de la cour pendant la journée.

Pépé Ruiz, Pépé Manuela, Rémy, Ange étaient les copains qu’il admirait le plus, car c’étaient les grands et les plus forts!

C’est vrai qu’ils étaient admirables. Les uns adroits, les autres agiles. Pépé Ruiz aux cheveux plumes de geai, raides comme des crayons, confectionnait avec soin des lances pierres, « des tire-boulettes ». Pépé Manuela, toujours souriant savait, comme personne, construire les boites à savon où ils montaient parfois à trois, se propulsant du pied, pour atteindre la plus grande vitesse.

Rémy était presque toujours torse nu. Capable de courir sur un mur à la verticale il arrivait à se retrouver, après un souple saut périlleux arrière, sur ses deux pieds.

Ange le plus grand, avait des cheveux blonds. Lui, c’était le grand frère protecteur des plus petits dont Jacky faisait partie et où il y avait Meier, le fils de « La Meknassia » (celle de Meknès) comme disait Aouélita, Georges et Jean-Pierre, les jumeaux du premier étage, ainsi qu’Eduardito, le fils de Fulana.

Les parties se succédaient, dans l’harmonie enfantine la plus innocemment parfaite.

L’été, c’était aussi le Tour de France. Les enfants de la cour suivaient chaque étape de la grande boucle.

Chaque jour, les résultats de l’étape étaient affichés sur l’ardoise noire devant le bistrot situé derrière la Rue Caporal Beaux, une rue qui s’appelait alors, rue de l’Aviation française. Les enfants s’identifiaient aux grands et parlaient avec excitation de Gino Bartali, de Jean Robic et surtout de Fausto Coppi. Ils les appelaient « leurs champions » et tous, ils voulaient leur ressembler! Leurs visages s’éclairaient d’un bonheur nouveau lorsqu’ils en parlaient.

Robic, dit Biquet, dit aussi Trompe-la-mort en raison de ses nombreuses chutes, ou encore « tête de cuir » à cause du fameux casque qu’il portait, avait gagné le Tour en 1947. 

Gino Bartali avait remporté deux Tours  de France, en 1938 et en 1948.

En 1949, Fausto Coppi qui gagna cette année-là le Tour et presque toutes les autres courses cyclistes, avait été unanimement sacré : Campionissimo, le champion absolu.

Chacun avait sa particularité : Robic, le breton, avait gagné son tour de France sans avoir jamais porté le maillot jaune.

Bartali le coureur au puissant gabarit, au palmarès éblouissant, était un mythe en Italie.

Coppi, en plus de ses victoires, étonnait par la légèreté et la facilité de son coup de pédale au plat comme dans les étapes de montagne.  

Il fera scandale dans l’Italie puritaine de l’après guerre,  lorsqu’en 1953, il quitte sa femme pour Giulia Occhini, dite la « Dame blanche ». Cette histoire faisait la une, jusque dans les journaux marocains. Dans la famille d’Esther, chacun avait son opinion.

En ce temps-là, dans la cour, les enfants avaient également entendu parler d’un grand champion de boxe. Il était casablancais, il s’appelait Marcel Cerdan et il gagnait presque tous ses combats. Alors, ils se mirent aussi à organiser des matchs de boxe à la cour! A main nues, deux par deux, ils s’affrontaient le plus sérieusement du monde pour, disaient-ils en souriant, avoir « l’œil au beurre noir ». 

En réalité, ils voulaient tous ressembler à ce grand champion, dont ils avaient plusieurs fois, vu la photo  dans le journal.

Son combat en 1948 contre Tony Zale au Roosevelt Stadium de Jersey City l’avait fait entrer dans le panthéon des sportifs français.  Il venait ainsi de décrocher le titre mondial qui, pour la première fois depuis 1891 était ravi aux Américains. Son retour à Paris fut triomphal: des milliers de Français descendirent dans la rue et formèrent l’un des plus importants cortèges populaires depuis la Libération.

Reçu par le Président de la République Vincent Auriol à l’Élysée, Cerdan eut le privilège de rallumer la flamme du soldat inconnu. Au sommet de sa gloire, sa mort tragique le 28 octobre 1949 dans un accident d’avion, à 33 ans, fut ressentie dans le monde et particulièrement dans la cour comme un choc.

La nouvelle se répandit dans tout Casablanca vers six heures du soir. Partout on entendit : « Marcel Cerdan est mort! » Une onde de choc dans la ville du champion.

Pour une raison inconnue, l'appareil de la compagnie Air France, dans lequel il se trouvait, en route, pour  le match revanche à Détroit contre Jack La Motta qui lui avait en juin ravi le titre, s'était écrasé sur le Mont Redondo à São Miguel dans les Açores. L'accident avait fait 48 victimes. Parmi elles se trouvait également la violoniste française Ginette Neveu.

Cet accident ainsi que son histoire d’amour avec la chanteuse Édith Piaf ont contribué à épaissir la légende de celui qu’on avait surnommé le "bombardier marocain" par la vitesse et le punch de ses frappes. Sur 108 combats professionnels, entre 1936 et 1949, Marcel Cerdan ne fut battu que 4 fois.

A Casablanca, la foule immense qui était venue l’accueillir,

une année auparavant pour célébrer son triomphe, se retrouvait tristement pour se recueillir devant la dépouille de son grand champion. Les semaines passèrent.

Un jour, alors qu’ils jouaient dans la cour aux cinq pierres, Jacky entendit Eduardito, son petit copain assis en face de lui, brusquement lui dire, presqu’en criant :

« Tu as tué Dieu, tu as tué le Bon Dieu !

Puis : « Tu as tué le Petit Jésus ! Tu l’as tué, c’est toi qui l’as tué ! ». Décontenancé, Jacky n’entendait rien à ce langage. Il crut d’abord que c’était un nouveau jeu ! Puis, il commença à ressentir un incompréhensible sentiment de culpabilité.

Ces mots étranges, dits avec force, sortaient de la bouche même de son meilleur camarade. Il comprit alors qu’il ne s’agissait pas d’un jeu. Devant le regard fixe et accusateur d’Eduardito, il se sentit très seul et sentit monter en lui une tristesse jusqu’alors inconnue. Alors brusquement, il se leva et courut jusque chez lui, pour fondre en pleurs dans les bras de sa mère. 

Esther, le voyant dans cet état tenta d’abord de le calmer.

Sa peine l’empêchait d’expliquer ce qui venait de se passer Les sanglots empêchaient Jacky de parler.

Ses pleurs ne semblaient jamais s’arrêter. Après plusieurs minutes, les joues rouges, enfin, il parvint à articuler :

 «  Eduardito ! »

« Que ay con Eduardito ? » (qu’y-a-t-il avec Eduardito ?) demanda Esther ?

«  Eduardito m’a dit que j’ai tué Dieu »

« Il a dit.., il a dit que j’ai tué le petit Jésus ! ».

Entre deux sanglots, il ajouta : 

« Et, c’est qui, le petit Jésus ? »

Certes, quand ils jouaient dans la cour aux gendarmes et aux voleurs, ils disaient parfois au voleur, « t’es mort !».

C’était un jeu, le voleur tombait par terre, ils trouvaient cela très amusant et ils éclataient tous de rire.

Mais là, tout en découvrant une gravité inconnue,  il avait vu dans les yeux de son petit copain qu’il ne plaisantait pas, il avait l’air tellement sérieux ! Cela ne correspondait à aucun de leurs jeux.

Jacky paraissait inconsolable, c’était la plus grande peine qu’il avait éprouvée jusqu’à ce jour. Eduardito, son petit copain qui avait été si méchant!

Tandis que Jacky, de la paume de la main, tentait de sécher ses larmes, Esther, posément, remit les choses en place.

« Ecoute mon chéri, dit-elle en l’embrassant, ce que dit Eduardito n’est pas vrai ! » 

Puis en articulant sur chaque syllabe, elle ajouta lentement :

« Tu n’as absolument rien fait! »

« Eduardito ne sait pas ce qu’il dit, tu n’as tué personne. »

« C’est très méchant ce qu’il a dit. »

Et tout en caressant son visage : « Ne te fais aucun de souci, mon chéri, ça va passer, ça va passer, je vais parler à Eduardito ! »

Ces paroles maternelles réconfortèrent Jacky dont les larmes commençaient à sécher. Il était maintenant rassuré : Eduardito avait dit des bêtises !

Dans les quelques minutes qui suivirent, il oublia cet épisode et ignora encore longtemps qui était Jésus.

La vie reprit son cours normal et quand ce fut de nouveau la saison, avec le même plaisir enfantin, Jacky et Eduardito rejouèrent aux cinq pierres. Dans la cour de la Caserne, plus personne ne reparla en ces termes de Jésus. 

Jacques Levy

j.levy@me.com

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