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Les morisques et l’édification de la ville de Rabat

Les morisques et l’édification de la ville de Rabat

 

Safaa Monqi

 

 

1Les morisques, lors de leur installation au Maroc, ont été un facteur d’enrichissement et un vecteur de modernisation dans leur terre d’exil par l’introduction d’autres styles de vie et de nouveaux savoir-faire. Leur héritage culturel est palpable dans de nombreux domaines : le costume, les traditions sociales, les bijoux, la broderie, la musique, dans le domaine architectural et de la conception des villes. Ils ont donné une nouvelle impulsion aux villes qui les ont accueillis, comme c’est le cas de la ville de Rabat. En effet, cette cité n’a connu son essor qu’avec l’arrivée de ces derniers. On distingue trois grandes phases dans son développement : l’héritage des Almohades, l’œuvre des morisques et la période du Protectorat français.

Rabat avant les morisques

2L’histoire de Rabat est mieux connue seulement à partir de l’époque almohade. À partir de 1150, sous le règne d’Abd El Moumen (1133-1163), premier souverain almohade, le ribât a été aménagé en une puissante forteresse et en un camp militaire. Abd El Moumen s’est également intéressé à la ville de Salé qu’il a conquise. Il a entrepris la construction des murailles de la ville et s’y est installé pour surveiller la construction de Mahdiyya, la future ville de Rabat1, rebaptisée ainsi en hommage au créateur de la doctrine unitaire almohade, son prédécesseur, al-Mahdi Ibn Tummert. La ville devint un lieu de rassemblement des troupes et le point de départ pour la guerre en Espagne. La construction du ribât coïncide avec le moment où Abd El Moumen se donne les moyens de conquérir l’ensemble d’al-Andalus2. Selon Jacques Caillé, cette forteresse renfermait les éléments essentiels d’une capitale d’Islam3. Le souverain y a amené de l’eau grâce à la construction d’un aqueduc4 ; il fit construire un palais qui servait de lieu de résidence au calife, une mosquée et d’autres édifices, en particulier des bâtiments pour les troupes, les chevaux et l’intendance, ainsi qu’un bassin monumental. Le premier noyau urbain de la ville fut ainsi formé à cette époque5. La ville, par sa position géographique, était aussi un site stratégique pour les Almohades6. En effet, elle donne sur l’océan et sur les routes intérieures vers Fès, Mekhnès et les plaines de Tamesna7. C’est aussi une escale protégée entre les routes de Fès et de Marrakech ainsi que vers l’Espagne.

  • 1 Robert Chastel, Rabat-Salé, vingt siècles de l’Oued Bou Regreg, Rabat, Éditions La Porte, 1994, p.(...)
  • 2 Voir les textes des auteurs arabes médiévaux qui mettent en corrélation la fondation de la ville a(...)
  • 3 Jacques Caillé, La Ville de Rabat jusqu’au Protectorat. Histoire et archéologie, Paris, Éditions d(...)
  • 4 Henri Basset, « Un aqueduc almohade à Rabat », Revue Africaine, trimestres 3-4, 1923, p. 523-528.(...)
  • 5 Ibn Sâhib as-Salât, al Man-bi- al- Imamat, p. 358-359, et aussi Kitâb al-istibsâr, p. 140.
  • 6 Al-Murrâkushi, al- Mucjib, p. 189.
  • 7 Cette plaine s’étend entre la rivière Bou Regreg et le fleuve Umm ar-Rabî‘.
  • 8 J. Caillé, op. cit., p. 53 ; Ibn Sâhib as-Salât,op. cit., p. 358-359.

3Le calife Abou Yaqoub Youssouf, successeur d’Abd El Moumen (1163-1184), poursuit la construction de Mahdiyya en y édifiant une grande mosquée, mais aussi l’enceinte de la Casbah8. C’est à partir de cette période que les deux villes de Rabat et de Salé sont clairement distinguées.

  • 9 L’enceinte est flanquée d’un certain nombre de tours qui ne sont plus identifiables de nos jours.(...)
  • 10 Son nom est lié au fait qu’elle est située en face de la route qui mène à la région occupée par la(...)
  • 11 Du nom du marché qui se tenait à ses abords le dimanche. Au xixe siècle, les sultans y faisaient a(...)
  • 12 Ibid., p. 133.
  • 13 183,10 mètres de long sur 139,40 mètres de large. Dans le monde musulman, il s’agissait de la plus(...)
  • 14 J. Caillé, op. cit., p. 53. De nos jours, seul le minaret porte encore le témoignage de l’édifice.(...)

4Yaqoub el Mansour (al-Ma’mûn), petit-fils d’Abd El Moumen (1184-1199), est considéré comme le véritable fondateur de la ville, car c’est sous son impulsion que Rabat connut une période de grandes constructions. La ville est alors nommée Ribat el-Fath (camp de la victoire), en témoignage des succès remportés dans la guerre contre les chrétiens d’Espagne (grande victoire d’Alarcos en 1195 sur les Castillans). Il fit édifier une grande muraille de plus de cinq kilomètres entourant la ville et qui s’étendait le long de la Casbah. La ville était jalonnée de tours qui assuraient sa défense9. La muraille était percée de cinq portes monumentales : Bab La’lu (porte de la hauteur) vers la mer, Bab Z‘ayr10, Bab el-Lhad (porte du dimanche)11, Bab er-Rwâh vers le palais royal et une cinquième porte, située à 880 mètres au sud deBab er-Rwâh, aujourd’hui incluse dans le palais royal12 ; sans oublier la porte de la Casbah (la forteresse). Yaqoub el Mansour a aussi édifié une mosquée monumentale, la mosquée de la « Tour Hassân »13, dont le minaret s’apparente, dans ses dimensions et son décor, aux minarets almohades de la Kutubiyya de Marrakech et de la Giralda de Séville14. Cette mosquée est restée inachevée en raison de la mort du souverain. Durant le règne des Almohades, la ville a ainsi connu un développement important comme en attestent les remparts et les portes monumentales, ainsi que le minaret et la mosquée de Hassân.

5Après la mort de Yaqoub el Mansour, « Ribât al-Fath » perd son caractère sacré et sa fonction guerrière. La ville perd ainsi son rayonnement, qu’elle ne retrouvera qu’avec l’arrivée des réfugiés d’al-Andalus.

  • 15 Voir Ibn ‘Idhârî, al- Bayân.
  • 16 R. Chastel, op. cit., p. 15-16 ; J. Caillé, op. cit., p. 181.
  • 17 La madrasa ou médersa était une sorte de collège pour la formation de hauts fonctionnaires de l’Ét(...)
  • 18 Comme Sidi Moussa, Bel Abbas, etc. Voir R. Chastel, op. cit., p. 15-16.
  • 19 Le mot Zawiya désigne le siège d’une confrérie soufie.

6Entre la fin des Almohades et le début du xvie siècle, l’importance de la ville de Rabat a diminué considérablement au profit de la ville de Salé. Sous les Mérinides, dynastie de Berbères nomades zénètes du Maroc oriental qui régna au Maghreb entre 1258 et 1465, la ville de Salé est dotée d’un arsenal maritime protégé par une muraille du côté du fleuve, surtout après un raid mémorable des Castillans en 126015. Salé a joué un rôle important dans les échanges avec l’Europe et elle devint, au début du xve siècle, le comptoir commercial le plus important de la côte atlantique et une cité prospère16. Comme dans toutes les grandes villes de leur empire, les Mérinides ont édifié à Salé des madrasa17 comme la Madrasa ‘Inâniyya, ainsi qu’un aqueduc. La ville prit un caractère religieux et devint le foyer du soufisme avec des saints ermites comme Sîdî ben Achir (mystique musulman espagnol du xive siècle), des marabouts comme Sîdî Abdallah Ben Hassûn (lettré du xvie siècle venu d’un village au nord de Fès) et bien d’autres18. Le site de Chella (l’ancienne Sala), abandonné sous les Almohades, est devenu, sous Abû l-Hasan al Marînî, un sanctuaire et une vaste nécropole mérinides. Le souverain y a élevé une zâwiya19 dotée d’une mosquée.

  • 20 R. Chastel, op. cit., p. 15-16.
  • 21 Le mâristân est une institution musulmane médiévale ; c’est une sorte d’asile pour aliénés. Il est(...)
  • 22 J. Caillé, op. cit., p. 184. Ce hammam est situé dans l’actuelle médina.

7La ville de Salé est devenue conservatrice et pieuse, tandis que Rabat plongeait dans l’oubli, selon l’expression de R. Chastel20. D’ailleurs, au xvie siècle, cette dernière n’est qu’une petite cité, connue comme « la citadelle de Salé ». À Rabat, les Mérinides ont pourtant fait quelques aménagements comme la construction d’al-Jâmi‘ al-Kabîr (la Grande Mosquée) avec, en face, le Mâristan al-‘Azîzî21 doté d’une fontaine et quelques équipements publics comme le « Hammam ej-jdîd » aux abords de la Casbah22.

La période morisque et la naissance de la République des deux rives

8Pendant la Reconquista espagnole, et suite aux édits d’expulsion définitifs23 des musulmans d’Espagne promulgués par le roi Philippe III entre 1609 et 1610, on assista à l’arrivée au Maroc des morisques (connus au Maroc sous le nom d’Andalous) et de familles de plus en plus nombreuses en provenance de Valence, puis de Grenade et de provinces du sud de l’Espagne, surtout de Murcie et d’Andalousie24. Ces réfugiés se sont installés sur la totalité du littoral d’Afrique du Nord et, au Maroc, ils se sont installés en particulier à Tétouan, à Fès et sur la rive gauche du Bou Regreg.

  • 23 Les premières vagues de l’immigration « andalouse » remontent aux Almohades, après un décret du ca(...)
  • 24 Voir J. Caillé, op. cit., p. 213 ; Henri Terrasse, Histoire du Maroc des origines à l’établissemen(...)
  • 25 R. Coindreau, op. cit., p. 36.
  • 26 Ibid., p. 42.

9Les Hornacheros, réfugiés en provenance de la Sierra d’Hornacho, au sud-est de Mérida en Estrémadure, furent les premiers installés sur la rive gauche du Bou Regreg. Ils sont venus plus ou moins volontairement, dès le début du xviie siècle, avant même l’édit de proscription25. Dotés d’une profonde foi musulmane et d’une grande richesse, parlant l’arabe, ils avaient acheté au roi d’Espagne Philippe II le droit de porter les armes26. Ils constituaient la noblesse mauresque. C’est lorsqu’ils furent menacés d’expulsion qu’ils se dirigèrent vers les bords du Bou Regreg. Le Sultan Moulay Zidan (1604-1606) les autorisa à s’installer à Rabat, en espérant qu’avec leur fortune ils allaient contribuer au développement de la région et à la défense de la ville, principalement contre les Espagnols qui attaquaient alors les ports marocains. La ville de Salé, ville fermée et conservatrice, fut plus hostile à les recevoir :

  • 27 Ibid., p. 43. L’expression populaire mselmin er-Rbât (musulmans de Rabat) est encore utilisée de n(...)

Les uns étaient restés musulmans, d’autres baptisés de force, appartenaient à la religion catholique […] À vrai dire, la foi des uns et des autres était assez incertaine et n’inspira jamais qu’une médiocre confiance aux bons mahométans de Salé qui les englobèrent uniformément sous l’appellation méprisante de « Chrétiens de Castille »27.

  • 28 R. Coindreau, op. cit., p. 41-44.
  • 29 J. Caillé, op. cit., p. 214.

10Les habitants de Salé étaient des gens pieux et farouchement hostiles aux chrétiens. Soumis à l’influence des marabouts, ils vivaient dans un état d’indépendance relatif à l’égard du sultan. En effet, la ville était sous la domination du marabout Sidi-al-‘Ayâshî, ennemi juré des Espagnols et engagé dans la guerre sainte afin de chasser les chrétiens28. Les morisques d’Hornachos se sont donc installés à Rabat, dans la Casbah almohade qu’ils ont restaurée et fortifiée en renforçant les tours et en y plaçant des canons. Pour consolider leur influence, ils ont pris en charge l’installation des autres « Andalous », c’est-à-dire morisques, dispersés dans le Maghreb29. C’est la Casbah des Hornacheros qui donna naissance à la ville andalouse de Rabat.

  • 30 Ces derniers n’étaient pas estimés par les Hornacheros, ils avaient été forcés de quitter l’Espagn(...)
  • 31 J. Caillé, op. cit., p. 277-278.
  • 32 R. Coindreau, op. cit., p. 44.

11D’autres morisques, venus par vagues entre 1609 et 1614, les rejoignirent sous la contrainte et s’installèrent dans la partie nord-ouest de l’enceinte almohade, où ils fondèrent une ville nouvelle qui fut appelée Salé-le-neuf, en opposition à Salé-le-vieux ou Salé-le-vieil30. Ils étaient différents des Hornacheros et ne parlaient qu’espagnol. Ils étaient réputés pour leur attachement à leur région d’origine. La plupart d’entre eux ignoraient la langue arabe ; ils avaient gardé l’usage de la langue et du mode de vie espagnols et ils s’apparentaient aux chrétiens espagnols. Ils délimitèrent et protégèrent leur ville, en construisant une nouvelle muraille, sur 1 400 mètres, dès 1610. Elle était conçue pour limiter Salé-le-neuf au sud et à l’est. Il s’agissait d’une enceinte haute de 5 mètres, ponctuée de 3 portes : Bab et-Tben (porte de la paille, détruite), Bab al-buwayba (la petite porte) et Bab Chella31. Selon R. Coindreau, les réfugiés d’Espagne qui s’établirent à Rabat et dans la Casbah étaient entre 3 000 et 4 00032.

12On note ainsi la présence à Rabat de trois groupes distincts : le groupe de Salé-le-vieux (l’actuelle ville de Salé), le groupe de la Casbah (les Hornacheros) et le groupe de Salé-le-neuf (l’actuelle ville de Rabat).

  • 33 Ibid., p. 215.

13Profitant de la fragilité du règne de la dynastie sâadienne (1509-1659) qui s’est scindée en plusieurs principautés maraboutiques, les deux villes de l’estuaire se proclamèrent, sous l’autorité des Hornacheros de la Casbah, république autonome de Bou Regreg (1627-1641). Ils prirent comme capitale la Casbah. Dans cette république maritime oligarchique, le pouvoir était entre les mains d’un gouverneur (qâ’id) élu pour un an, assisté d’un conseil de 16 membres33. La principale activité lucrative de cette république fut la piraterie, pratiquée par les Hornacheros sur la côte atlantique. Ils profitèrent de la situation favorable de l’estuaire du Bou Regreg et des difficultés d’accès à son port. Cette activité était une sorte de guerre sainte dirigée contre les navires des puissances chrétiennes européennes et particulièrement contre l’Espagne. En effet, l’esprit de représailles contre l’Espagne, d’où ils avaient été expulsés en masse, était un sentiment très fort chez les morisques des deux rives du Bou Regreg. Ainsi, aidés par des renégats européens et quelques Marocains, ils réussirent à faire fortune grâce au considérable butin amassé et aux prisonniers de la course sur mer. Cette activité devint une véritable industrie et une source importante de richesse pour les habitants. Les corsaires étaient essentiellement des habitants de Salé-le-neuf (Rabat) et son port devint ainsi le premier port commercial du Maroc.

14Par ailleurs, les corsaires ont développé des relations politiques et commerciales avec les pays européens (par l’achat d’armes, de navires de guerre et de matériel, par la négociation avec les chrétiens pour la libération de leurs captifs et pour avoir les garanties nécessaires pour que leurs navires commerciaux naviguent en toute sécurité). Les morisques ont tiré grand profit de ce commerce. Ainsi, des négociants français, anglais et hollandais, encouragés par la présence des consuls, jouaient un double rôle de commerçants et de représentants politiques. Les corsaires ont fait connaître le nom de Salé dans toute l’Europe.

  • 34 J. Caillé, op. cit., p. 216.

15Toutefois, la République des deux rives était en proie à une multitude de luttes intestines entre les Hornacheros de la Casbah et les morisques, dits Andalous, de Salé-le-neuf. Les Hornacheros avaient étendu leur pouvoir sur les Andalous qui, en réaction, se révoltèrent à plusieurs reprises, supportant mal la tutelle des Hornacheros. Les Andalous, pourtant plus nombreux, n’avaient pas les mêmes droits que les Hornacheros de la Casbah, qui se comportaient en maîtres absolus et gardaient pour eux les revenus des douanes et le produit de la course. À leurs plaintes, la Casbah répondait par la violence des canons34. Lors de la révolte de 1630, une guerre civile éclata entre Hornacheros et Andalous : ces derniers assiégèrent la Casbah,mais les habitants de Salé-le-vieil vinrent au secours des Hornacheros. Une paix fut signée entre les deux parties et les Andalous de Salé-le-neuf réussirent à obtenir des droits supplémentaires, comme celui d’élire un chef habitant la Casbah. Cela leur permit de participer plus activement au pouvoir et d’obtenir la moitié des acquis de la douane.

  • 35 Située dans le Moyen Atlas, d’où est parti un mouvement religieux réformateur fondé en 1566 par Ab(...)

16Par ailleurs, il faut savoir aussi que les Hornacheros de la Casbah et les Andalous de Salé-le-neuf se liguèrent contre Salé-le-vieil. En effet, aussi bien les uns que les autres se virent menacés par Salé-le-vieil, qui avait peur de l’union des deux parties de Rabat et voyait d’un mauvais œil l’importance croissante des réfugiés de la rive gauche du fleuve. Les Andalous de Salé-le-vieil mettaient en doute l’islam des Andalous de Rabat et les soupçonnaient d’alliance avec l’Espagne. Ainsi, les luttes se poursuivirent entre Hornacheros et Andalous jusqu’à ce que les trois cités tombent sous l’autorité des Marabouts Dilaïtes (de la zaouia de Dila35) vers 1643.

  • 36 Moncef Bouchrara, « Profil de vieilles familles de Rabat », Revue Maroc-Europe, Du Ribat-al-fath à(...)
  • 37 Jean-Louis Miège, M’hammad Benaboud et Nadia Erzini, Tétouan, ville andalouse marocaine, Paris, CN(...)
  • 38 J. Caillé, op. cit.,p. 250.

17Rabat est donc devenue le lieu de refuge de familles morisques : les Moreno, Vargas (qui a donné le nom de famille Bargach), Pérez, Blanco, Carrasco (Karakchou), Pelfres (Balafrij), Piru (Pérou), Fengirou, Palamino, López, Trenado, Chiquito, Dinya (Denia), Ronda (Runda), Molina (Mulîn), Zapata (Sabbata), Díaz (Dias), Bono, Mulato, Cortbi (de Cordoue)36. C’est pour cette raison que leur influence est prégnante dans les arts mobiliers, dans l’art du jardinage (implantation de différentes sortes de fleurs et d’arbres fruitiers), dans la confection des armes et des bateaux, dans le décor et l’architecture de Rabat (conception des remparts, mise en valeur des aqueducs, les maisons à toits de tuiles et à fenêtres extérieures en terrasse et à ouverture interne, la simplicité des mosquées dont les minarets sont décorés de briques uniquement37). Selon J. Caillé, Rabat, « le seul port du Maroc atlantique qui n’a jamais appartenu aux chrétiens, conserve, plus que les autres, les marques de la civilisation européenne »38.

18C’est grâce aux morisques que Rabat a acquis une véritable culture citadine, avec une bourgeoisie constituée de citadins fortunés. Il y avait aussi parmi ces morisques des commerçants et des artisans (des maçons, des charpentiers…). Leur présence a eu un grand impact et a conduit à une véritable résurrection de la ville et à son épanouissement pendant le xviie siècle, après une longue période d’immobilité. La ville de Rabat préservera son homogénéité ethnique et sa prospérité économique jusqu’à l’avènement du Protectorat français, qui bouleversera, voire même déstructurera, son organisation sociale, économique et culturelle.

Conclusion

19Rabat a reçu très tôt son cachet de ville moderne. En effet, elle a été l’un des points d’impact de la pénétration étrangère, en accueillant les morisques de tradition citadine qui se distinguaient par un mode de vie particulier et raffiné, et qui ont fait d’elle une ville civilisée (hadariya). Cette pénétration étrangère s’est faite aussi grâce à son ouverture commerciale antérieure et à son port. Sa position sur la mer a fait d’elle une ville ouverte sur l’extérieur connue par les Européens, d’autant qu’elle a été pendant le xviiie siècle le lieu d’installation des différents consulats et ambassades européens. Même si cette pénétration étrangère s’est développée davantage lors du Protectorat français, qui a introduit de nouvelles valeurs culturelles.

  • 39 B. Chihani, L’évolution des activités dans la médina de Rabat : 1952-1978, Étude géographique, Thè(...)

20Or, la pénétration européenne coloniale et l’implantation d’un nouveau mode d’urbanisme et de production de type capitaliste vont bouleverser l’ordre des choses, rompre l’équilibre ancien et créer d’autres besoins. La médina va sombrer dans une grave crise (déclin de son économie : prééminence des emplois administratifs et déclin de quelques corps de métiers39, désorganisation de la vie collective traditionnelle, perturbation de son espace…). Elle va être dépouillée, conjointement, de son unité économique, de son autonomie culturelle et de son homogénéité. Elle regroupera désormais, en plus de la bourgeoisie locale (les Rbatis), une population rurale pauvre, analphabète, de plus en plus envahissante, avec des traditions différentes, qui ont causé, par la suite, le départ d’une partie de la population originelle de la médina.

  • 40 F. Bendourou, « Rabat, le vécu urbain », Lamalif, n° 160, nov. 1984, p. 38-41.

21La médina qui a pu garder pendant trois siècles son homogénéité ethnique, sa richesse architecturale et sa prospérité économique a ainsi vu sa structure socio-économique éclater. Tous les éléments de l’ancienne cité furent touchés : l’habitat, la démographie et l’économie. La médina a été vidée de sa substance et elle a perdu son âme avec la pénétration coloniale40. La colonisation a renversé la configuration socioculturelle de la ville arabe islamique fondée autour d’un noyau (corporations de métiers, structures familiales et rapports de voisinage structurés autour du darb et de la hûma). Elle a introduit de nouveaux modèles et un nouveau système urbain, à l’origine de changements sociaux importants.

  • 41 Mariette Hayeur, « Contre-pouvoirs féminins au Maroc dans la famille et la religion », dans Camill(...)
  • 42 Voir Safaa Monqid, Les femmes marocaines et la modernité urbaine, Rennes, Presses Universitaires d(...)

22De nos jours les Rbatis, descendants des populations arabes d’Espagne, constituent la bourgeoisie culturelle de la ville. Une bourgeoisie qui cherche à maintenir sa distinction par son mode de vie et sa culture41.Les Rbatis sont les héritiers d’une tradition séculaire à laquelle ils sont jalousement attachés, car elle est un moyen de distinction sociale, comme en attestent les femmes de Rabat interrogées42 qui mettent l’accent sur leur spécificité culturelle et sur leur « andalousité ».

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Bibliographie

Robert Landa, « Les morisques et le développement socioculturel de la Méditerranée », dans morisques, méditerranée et manuscrits Aljamiade, Zaghouan, Publications de la Fondation Temimi, 2003.

Les morisques au Maroc, Rabat, Publications de l’Académie royale marocaine, 2000.

Les morisques et leur temps, Table ronde internationale 4-7 juillet 1981, Montpellier, Éditions du CNRS, 1983.

Abdeljalil Temimi, « Les influences morisques dans la société maghrébine, la régence de Tunis comme exemple », Revue d’histoire maghrébine, juin/juillet 2005, 32e année, n° 119, p. 17-28.

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Notes

1 Robert Chastel, Rabat-Salé, vingt siècles de l’Oued Bou Regreg, Rabat, Éditions La Porte, 1994, p. 13.

2 Voir les textes des auteurs arabes médiévaux qui mettent en corrélation la fondation de la ville avec la volonté d’Abd el Moumen de contrôler al-Andalus, comme, par exemple, Ibn ‘Idhârî, al-Bayân.

3 Jacques Caillé, La Ville de Rabat jusqu’au Protectorat. Histoire et archéologie, Paris, Éditions d’Art et d’histoire, 1949, p. 122.

4 Henri Basset, « Un aqueduc almohade à Rabat », Revue Africaine, trimestres 3-4, 1923, p. 523-528.

5 Ibn Sâhib as-Salât, al Man-bi- al- Imamat, p. 358-359, et aussi Kitâb al-istibsâr, p. 140.

6 Al-Murrâkushi, al- Mucjib, p. 189.

7 Cette plaine s’étend entre la rivière Bou Regreg et le fleuve Umm ar-Rabî‘.

8 J. Caillé, op. cit., p. 53 ; Ibn Sâhib as-Salât,op. cit., p. 358-359.

9 L’enceinte est flanquée d’un certain nombre de tours qui ne sont plus identifiables de nos jours. J. Caillé, op. cit., p. 89.

10 Son nom est lié au fait qu’elle est située en face de la route qui mène à la région occupée par la tribu Z‘ayr. J. Caillé, op. cit.,p. 145. On la nomme aussi Bab al-Hadîd (la porte de fer) car les Z’ayrs qui voulaient pénétrer en ville étaient tenus d’y déposer leurs armes, selon R. Chastel, op. cit.,p. 239.

11 Du nom du marché qui se tenait à ses abords le dimanche. Au xixe siècle, les sultans y faisaient accrocher les têtes des soldats des tribus rebelles tués par leurs troupes. Voir J. Caillé, op. cit., p. 136.

12 Ibid., p. 133.

13 183,10 mètres de long sur 139,40 mètres de large. Dans le monde musulman, il s’agissait de la plus vaste après celle de Samarra en Iraq, d’après l’article sur Ribât de l’Encyclopédie de L’islam, II.

14 J. Caillé, op. cit., p. 53. De nos jours, seul le minaret porte encore le témoignage de l’édifice.

15 Voir Ibn ‘Idhârî, al- Bayân.

16 R. Chastel, op. cit., p. 15-16 ; J. Caillé, op. cit., p. 181.

17 La madrasa ou médersa était une sorte de collège pour la formation de hauts fonctionnaires de l’État.

18 Comme Sidi Moussa, Bel Abbas, etc. Voir R. Chastel, op. cit., p. 15-16.

19 Le mot Zawiya désigne le siège d’une confrérie soufie.

20 R. Chastel, op. cit., p. 15-16.

21 Le mâristân est une institution musulmane médiévale ; c’est une sorte d’asile pour aliénés. Il est l’œuvre du sultan Abd El Aziz qui lui donna son nom.

22 J. Caillé, op. cit., p. 184. Ce hammam est situé dans l’actuelle médina.

23 Les premières vagues de l’immigration « andalouse » remontent aux Almohades, après un décret du calife Ar-Rashîd en 1239 qui autorisa les habitants de Valence, l’île de Shakar, Shâtiba (ou Játiva, près de Valence) et d’autres régions de Sharq al-Andalus (Levant espagnol) à s’installer dans la ville de Rabat. En 1502, il y eut un décret d’expulsion de tous les musulmans castillans non encore convertis. D’autres émigrations spontanées des morisques sont consécutives à des mesures répressives prises par les autorités espagnoles et à des rébellions qui s’ensuivirent : en 1526, suite à la promulgation par Charles Quint de l’édit de conversion forcée des musulmans de la Couronne d’Aragon – qui visait plus spécifiquement les mudéjares de Valence – ; en 1567, après une révolte contre Philippe II qui avait interdit de parler l’arabe ; en 1569, suite au soulèvement des Alpujarras. Voir Mariette Hayeur, Les Rbatis - bourgeoisie de Rabat : identité et luttes de classements, PhD, Université de Montréal, 1992, p. 34 ; S. Munoz, Monographie historique et économique d’une capitale coloniale, Rabat, 1912-1939, Thèse de doctorat d’État, Université de Nice, 2 vol., 1986, p. 32 et Roger Coindreau, Les corsaires de Salé, Rabat, Éditions la Croisée des Chemins, 1948, p. 35.

24 Voir J. Caillé, op. cit., p. 213 ; Henri Terrasse, Histoire du Maroc des origines à l’établissement du Protectorat français, Casablanca, Éditions Atlantides, 1952, p. 219. Il s’agissait selon lui de près de 500 000 juifs et musulmans ; R. Chastel, op. cit., p. 17.

25 R. Coindreau, op. cit., p. 36.

26 Ibid., p. 42.

27 Ibid., p. 43. L’expression populaire mselmin er-Rbât (musulmans de Rabat) est encore utilisée de nos jours de façon ironique pour faire référence à la foi douteuse de ces derniers, voir M. Hayeur, op. cit., p. 35.

28 R. Coindreau, op. cit., p. 41-44.

29 J. Caillé, op. cit., p. 214.

30 Ces derniers n’étaient pas estimés par les Hornacheros, ils avaient été forcés de quitter l’Espagne sans leurs biens. M. Hayeur, op. cit., p. 37.

31 J. Caillé, op. cit., p. 277-278.

32 R. Coindreau, op. cit., p. 44.

33 Ibid., p. 215.

34 J. Caillé, op. cit., p. 216.

35 Située dans le Moyen Atlas, d’où est parti un mouvement religieux réformateur fondé en 1566 par Abû Bakr b. Sa‘îd, il avait choisi la doctrine du chadilisme. Voir J. Hassar-Benslimane, Le passé de la ville de Salé dans tous ses états, histoire, archéologie, archives, Paris, Éditions Maisonneuve et Larose, 1992, p. 50.

36 Moncef Bouchrara, « Profil de vieilles familles de Rabat », Revue Maroc-Europe, Du Ribat-al-fath à Rabat capitale, n° 10, Rabat, Éditions la Porte, 1996, p. 59-63.

37 Jean-Louis Miège, M’hammad Benaboud et Nadia Erzini, Tétouan, ville andalouse marocaine, Paris, CNRS éditions, 1996.

38 J. Caillé, op. cit.,p. 250.

39 B. Chihani, L’évolution des activités dans la médina de Rabat : 1952-1978, Étude géographique, Thèse de doctorat de troisième cycle, Université de Tours, 1981, p. 97.

40 F. Bendourou, « Rabat, le vécu urbain », Lamalif, n° 160, nov. 1984, p. 38-41.

41 Mariette Hayeur, « Contre-pouvoirs féminins au Maroc dans la famille et la religion », dans Camille Lacoste-Dujardin et Marie Virolle, Femmes et hommes au Maghreb et en immigration, la frontière des genres, études sociologiques et anthropologiques, Paris, Publisud, 1998, p. 129.

42 Voir Safaa Monqid, Les femmes marocaines et la modernité urbaine, Rennes, Presses Universitaires de Rennes (à paraître).

Pour citer cet article

Référence électronique

Safaa Monqid, « Les morisques et l’édification de la ville de Rabat », Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 79 | 2009, mis en ligne le 16 juin 2010, Consulté le 12 septembre 2012. URL : http://cdlm.revues.org/index4939.html

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Attention! Ribat veut dire couvent, et AlMourabitin, des moines guerriers dont même les templiers se sont inspirés. Il faut aller au bout de l'explication des mots, c'est mieux......

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