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Lettre d’amitié d’un juif et sioniste à Mme Khan, «mannequin antisémite» chassée de L’Oréal, par Claude Askolovitch

Lettre d’amitié d’un juif et sioniste à Mme Khan, «mannequin antisémite» chassée de L’Oréal

Claude Askolovitch

La blogueuse mode et beauté était le nouveau visage de la campagne «Diversité» de L’Oréal. Elle a dû démissionner après qu’un magazine américain l’a accusée d’avoir rédigé des tweets «à la frontière de l’antisémitisme».

C’est une bizarrerie qu’au nom de mon histoire, on ait brisé le roman d’une femme à laquelle je ne veux que du bien. Je suis un juif assumé, sioniste et enfant de déporté, elle est musulmane et voilée, belle. Elle s’appelle Amena Khan, qui fut choisie par L’Oréal pour incarner une ligne de shampoing, avec cette punchline irrésistible: «Ce n’est pas parce qu’on ne montre pas ses cheveux qu’on n’en prend pas soin». Elle était, Amena Khan, la preuve de l’Oréal dans un monde multiculturel, où les pudeurs archaïques n’empêchent pas le glamour. Mannequin et blogueuse au voile froufroutant, cette anglaise était une part de notre baroque. Elle ne l’est plus, et c’est en mon prétexte qu’elle a été écartée.

C’est arrivé il y a une semaine, autant dire l’éternité. On retrouvait sur les réseaux sociaux, internet n’oublie jamais, des véhémences vieilles de quatre ans qui confondaient Amena Khan. Elle vitupérait contre Israël, comparé au Pharaon de la Bible, qualifié d’État «sinistre», «terroriste», «assassin d’enfants»,  perpétrant un «génocide» à l’encontre des Palestiniens, dont le sort, twittait-elle, était comparable à la Shoah. L’identification de l’État juif du Proche-Orient au régime qui extermina les juifs d’Europe est suffisamment odieuse pour balayer une carrière, fut-elle cosmétique. L’affaire ne fit pas un pli. Le «mannequin antisémite» se retira de la campagne L’Oréal. On n’aura pas profané le destin juif en vain.

Je, juif, en ressens une défaite absolue
C’était il y a une semaine, qui y pense encore? Un épisode dans la banalité des haines en miroir qui sont notre époque. Conteste-t-on l’évidence, dans chaque pensée calfeutrée? Elle confirme, Amena Khan, dans son ire, que les musulmans au voile sont évidemment les ennemis de nous, juifs, et elle rappelle, Amena Khan, dans sa chute, que nous, juifs, sommes bien là pour empêcher les musulmans de jouir pleinement du monde. En discute-t-on?

Il faut reprendre cette histoire, ou se résigner à des temps imbéciles.

Est-elle seulement antisémite, Amena Khan? Et si elle l’était, cet antisémitisme devait-il l’empêcher de sourire pour L’Oréal, une maison centenaire, dont le fondateur participa au nazisme français, ce dont nul ne lui tient rigueur, maintenant que la firme caresse le vivre-ensemble? Madame Khan n’était pas recrutée pour enseigner l’histoire à la Sorbonne, ni organiser le vivre-ensemble à Lamotte-Beuvron, mais simplement, cheveu souple sous le voile sensuel, pour que se vendent shampoings et démêlants. A-t-on besoin, désormais, que les icônes pensent juste? Est-on si vigilant désormais en matière de haine, dans mon pays où la Cour de cassation proclame Eric Zemmour innocent?

Insistons, précisément. Amena Khan est-elle antisémite? Je ne sais ce qu’elle pense, au plus profond, des adeptes du Nom, qui prient se balançant à la shoul, j’ignore si elle déteste mes familles qui allument des bougies à Hanouka et commémorent une fois l’an la sortie d’Égypte, je ne sais si elle a lu Michael Chabon ou David Grossman, si elle sait qu’on ne mélange pas, chez nos religieux, le lait et la viande, si tout cela lui déplait et jusqu’à la place que nous prenons dans l’histoire des hommes? Amena Khan est-elle antisémite? Rien dans ses cris ne me le dit. Mais je comprends qu’elle déteste l’État d’Israël, pour lequel espèrent la plupart d’entre nous, juifs, et cela me peine. Mais la question n’est pas là. Me peiner devrait-il interdire que l’on soit l’égérie d’un shampoing? Et peut-on, parfois, dépasser les bornes de la raison?

Qui suis-je pour empêcher l’antipathie, et au nom de quelle valeur souhaiterais-je qu’elle fut interdite?
Les messages d’Amena Khan datent de juillet 2014. C’est un sale été, où l’on s’abime en Europe, pour le sang qui coule au Moyen-Orient, quand Israël bombarde la bande de Gaza d’où le Hamas le bombardait. Cet été-là, Amena Khan, comme d’autres, s’indigne pour la Palestine et, sur les réseaux sociaux, crie sans mesure. Elle est classique dans son outrance. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on exhume l’horreur suprême du nazisme au secours des Palestiniens. Posons. C’est un procédé rhétorique vicieux. Il n’y a pas de génocide des Palestiniens en cours, ni en préparation, et il faut un certain culot pour brandir le nazisme contre Israël, sachant que le fondateur du mouvement national palestinien fut l’ami de Hitler et que des anciens nazis, leur fatras, leur rhétorique, leurs caricatures, et l’antisémitisme rabique des Protocoles des sages de Sion, furent employés couramment, dans le monde arabe, dans le rejet de l’Etat juif.

Je préfère les Palestiniens à ceux qui les soutiennent, en Occident, et, dans leur obsession, font d’Israël le pays du mal premier, et je déteste d’instinct ceux qui veulent boycotter le pays de mes neveux.

Mais Amena Khan n’en est pas responsable, et le passé n’efface pas une simple vérité de notre monde. Israël, pays démocratique, domine la Palestine depuis plus d’un demi-siècle, dans un colonialisme imprégné de bigoterie messianique et parfois assassine; alternent en Palestine des phases de soumission, de révolte, d’espérance, de violence, le cycle du terrorisme et de la répression, et des guerres asymétriques, et l’an 2014 connut une de ces guerres. Amena Khan en fut bouleversée. La lâcheté des islamistes, abritant leurs missiles au coeur d’une population otage, la choquait moins que les bombardements d’Israël sur ces Palestiniens innocents. Il est une réalité que je, juif, doit entendre. Israël, société complexe, est gouvernée par une coalition de nationalistes et de bondieusards intégristes, parfois contradictoires, qui ne fait pas grand-chose pour se rendre sympathique. Il n’est pas nazi, mais déprimant, cet État d’Israël fort et apeuré, qui embastille cet hiver 2018 une adolescente et soupçonne sa famille d’être des acteurs –non pas un père, une mère, des enfants résistant à l’âge d’internet, mais des acteurs trop blonds pour être honnêtes ou palestiniens…  

Il n’est pas facile de s’admettre antipathique au monde. Je, juif, en ressens l’atroce injustice. Il y a quelques jours, un député britannique juif, Alex Sobel, élu travailliste de Leeds, décrivait à la Chambre des Communes comment la Shoah avait forgé sa conscience, et déterminait aussi sa solidarité envers les Rohingias de Birmanie. Des haineux par légion, sur les réseaux sociaux, opposèrent à Sobel le sort des Palestiniens, qui donc annulerait sa conscience et l’histoire. Je préfère les Palestiniens à ceux qui les soutiennent, en Occident, et, dans leur obsession, font d’Israël le pays du mal premier, et je déteste d’instinct ceux qui veulent boycotter le pays de mes neveux. J’enrage que le mot «sioniste», dont mon père fit son espérance, ma soeur un destin et moi une fidélité, soit une injure chez les incultes. Mais enrager ne me donne pas de droit. Qui suis-je pour empêcher l’antipathie, et au nom de quelle valeur souhaiterais-je qu’elle fut interdite? Dois-je souhaiter, moi, juif, qu’on tronçonne en mon nom la liberté de hurler, et que l’on fasse d’un propos qui me choque un délit social? Dois-je demander aux Nations et aux lois de m’accorder une attention autre, et serai-je toujours, juif, autre, dans l’histoire, victime ou bibelot?

On parle librement, en Israël –d’Israël aussi
Je, juif, suis sioniste, français d’abord et d’évidence, mais sioniste dans ma raison juive. Le sionisme fut une belle invention, qui voulait nous rendre, nous juifs, au destin commun des peuples; nous faire normaux, si l’on ose cette banalité, dans le jeu des états-nations. Tout n’est pas arrivé comme prévu mais l’essentiel est accompli. Le sionisme, vainqueur, doit enfin accepter les conséquence de sa victoire. Ne pas être aimé, subir l’injure et l’outrance, pour ce que l’on est et ce que l’on semble, ce que l’on fait et ce qu’on vous impute, fait partie du jeu. Il est une différence fondamentale entre les anciennes diffamations anti-juives, et ce que l’on entend, parfois à vomir, sur l’État juif: une puissance militaire et politique –Israël–n’est pas la minorité universelle –les juifs. Insulter Israël n’est pas un pogrom; c’est de la polémique. Il s’agit de politique, qui autorise la mauvaise foi comme la lucidité. Le sort fait aux Palestiniens amène sur Israël le mot infamant d’apartheid? Le mot est horrible, mais il n’est qu’un mot, et parfois, ce mot s’entend. On peut évoquer l’extrême droite, l’alt-right, le trumpisme, quand on veut décrire le pouvoir épuisé de l’État juif; on peut appréhender l’intégrisme, un maurrassisme juif où la religion constitue le nationaliste, on peut supputer un fascisme sous la démocratie autoritaire, comme parfois dans nos sociétés, comme partout. Et alors? La prophétie de David Ben Gourion nous accompagne: «Israël sera un pays comme un autre lorsqu'il aura ses voleurs et ses prostituées», disait le fondateur du pays. Israël a donc ses voleurs, et jusque dans l’État, ses prostituées ausi. Il a des corrompus et des politiciens brutaux, il a des immigrés clandestins que l’on veut expulser dans une démagogie sordide, il a des excessifs, des ministres idiots, il a Miri Regev qui est ministre de la culture et pose avec des supporters de football quand des hooligans juifs crient dans le stade à l’encontre d’une équipe arabe «nous allons brûler leur village», il a encore Miri Regev pour qui les immigrés sont «un cancer», il a décidemment Miri Regev, qui dénigre un film israélien, Foxtrot, primé à la Mostra de Venise, une fierté! Mais Miri Regev se félicite qu’il n’aille pas aux Oscars, parce qu’il critiquerait l’armée et réveillerait contre Tsahal l’accusation antique de «crime rituel». Crime rituel. Est-elle imbécile, Miri Regev, qui n’a pas vu le film, de comparer un cinéaste de son peuple aux antisémites du moyen-âge ou de l’Empire russe finissant? Israël a Miri Regev, nous avons, en France, nos embarrassants, et si des mots définitifs me viennent en bouche, à propos d’un Laurent Wauquiez ou d’une Nadine Morano, pourquoi ne concerneraient-ils pas Madame Regev?

On peut, aussi à propos d’Israël, s’autoriser anachronismes et translations. C’est un archaïsme de ghetto que de s’en affoler. On parle librement, en Israël, d’Israël aussi, et je me souviens de cet homme magnifique et mécontent, juif orthodoxe à kippa noire, sioniste, israélien et philosophe, qui osait tous les mots pour avertir les siens, et dénonçait aussi, dans la domination des Palestiniens, la preuve qu’une «mentalité nazie» existait en Israël. Et si Yeshayahou Leibowitz pouvait parler de «judéo-nazis», et citer le prophète Jérémie contre son gouvernement, «je vous couvrirai d'une honte éternelle», pourquoi s’offusquer des tweets de Amena Khan?

Nous y revoilà.  

L’antisémitisme n’a pas disparu. Il grouille dans les bassesses des âmes et les marais de violence. Il suinte quand on suggère qu’un pouvoir juif contrôlerait la liberté d’expression en France ou manipulerait l’opinion ou les partis. Il me hante quand un piètre judoka d’Égypte refuse de saluer son vainqueur israélien, quand de pauvres députés marocains veulent criminaliser les rapports avec Israël. Me hantent les ghettos et le temps des intouchables. Et en même temps, quelle erreur d’être confiné dans sa hantise, et quelle faute d’y contribuer dans des soulagements dérisoires?

Elle était incluse, elle est devenue paria

Chasser de l’Oréal une anglaise de Leicester qui, un été de fièvre, confondait guerre et génocide dans l’insignifiance d’un réseau social, est une des petites catastrophes que nous construisons. Elle est enjouée et intelligente, sur les videos qu’elle poste et qui l’ont rendue célèbre, cette madame Khan au discret maquillage qui épousa un homme plus jeune qu’elle et le raconte, rassurante contre les clichés, quand lui promène le bébé sur une vidéo à 400.000 vues. Elle n’est pas seulement «blogueuse mode» ou «blogueuse beauté», mais une grande soeur d’apaisement et de modernité, qui guidait ses followers, femmes, musulmanes, britanniques, vers un monde possible. Fallait-il abîmer cela? Elle avait été recrutée par L’Oréal il y a un an, dans le cadre d’un programme conjoint avec le Prince’s Trust, l’organisation caritative du Prince Charles, dévouée aux jeunes en déshérence. Amena Khan était un exemple parmi d’autres, mise en avant par la marque pour enseigner la confiance en soi aux nouvelles générations; elle avait douté, elle s’en était sortie, racontait-elle. Elle était, Amena, de ce monde étrange, mercantile et bienveillant à la fois, qui tâtonne à conjurer le pire en rendant douce sa prospérité. Elle était incluse, et son inclusion dans une campagne publicitaire, ensuite, en témoignait. Elle est devenue paria, pour quelques mots énervés, en mon nom, moi juif. Paria d’un coup, dénoncée comme haineuse par ceux qui n’ont jamais regardé une seule de ses vidéos. Paria comme –cela devrait nous être familier, à nous juifs– l’actrice Scarlett Johannson, qui fut éjectée de l’organisation humanitaire Oxfam, pour une publicité tournée pour la marque israélienne Sodastream, cible des impavides de la Palestine. Scarlett ou Amena, chacune chassée d’une bienveillance, chacune interdite de bonté: voilà le monde –s’en contente-t-on?– où les procureurs se réconfortent? La télévision allemande boycotte Roger Waters, fondateur de Pink Floyd, qui lui-même organise le boycott d’Israël dans le monde du rock. La blogueuse de Leicester n’est qu’une victime collatérale d’une guerre de symboles.

Il faudrait au moins ne pas être dupe. Amena Khan, contrairement à Waters ou au cinéaste Ken Loach, n’est ni militante, ni activiste, de la cause palestinienne ou de la réprobation d’Israël. Elle fut, une fois, en colère. Et si elle fut débusquée, ce n’est pas tant pour ses opinions que pour ce qu’elle était et montrait: une musulmane en foulard, belle et filmant des tutoriels pour nouer bellement son hijab, et y trouvant grâce et prospérité. Elle était, par elle-même, le démenti des islamophobies vertueuses qui bornent, en France notamment, la pensée et le débat. À peine exposée, Khan était ciblée, et un mot d’ordre, #boycottloreal, s’avançait sur des réseaux sociaux. Une femme voilée souriante est une menace à l’ordre laïque, et instantanément menacée. Une autre égérie de l’Oréal, Salima Aliani, celle-ci maquilleuse et française et voilée, qui décrit le fond de teint comme le bouclier de la femme  et affiche sourire et professionnalisme sur le site de la firme, est ciblée par les obsessionels de la chasse aux voilées. Va-t-on, elle aussi, fouiller son passé numérique, comme on l’a fait pour Amena Khan?

Ce ne sont pas des organisations juives qui sont allé chercher de quoi abattre l’anglaise, mais un site conservateur, le Daily Caller, qui ne la goutait guère et a brandi le trophée. C’est Valeurs Actuelles qui, en France, a entamé le tour d’honneur, après la charge de Dreuz, «site francophone chrétien, conservateur et pro-israélien», plus clairement d’extrême-droite, où se concocte un alliage contemporain: la défense des juifs adossée à la détestation de l’islam. Ce ne sont pas des aventures groupusculaires, mais des logiques profondes, où la lutte contre l’antisémitisme ou la défense d’Israël sont moins des causes en soi que des prétextes, une raison digne d’expulser l’islam de nos paysages, et au-delà un des ingrédients d’une idéologie, quand le trumpisme embrasse Netanyaou, quand il n’est meilleur philosémite que certains islamophobes. Et moi, je, juif, suis enrôlé contre mon gré dans des croisades dont je, homme, je, juif, n’a que faire, et j’eusse aimé qu’on laisse Madame Khan se shampouiner en paix.

Claude Askolovitch
Journaliste

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