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Myriam et Abraham - De Bob Oré Abitbol

 

Myriam et Abraham

 

De Bob Oré Abitbol

 

 

 

Marrakech la magnifique s’étirait comme un chat. L’or et la lumière du soleil levant éclairaient faiblement l’ocre  de la terre rouge et tout semblait briller d’un éclat surnaturel, inouï. Le muezzin à la voix puissante appelait les fidèles à la prière. Allah Akbar ! Allah Akbar ! Une louange qui se répercutait à l’infini dans l’air léger et le ciel limpide.

Abraham se lavait à grande eau. Sur la terrasse, dans le bassin de la courette mitoyenne à sa chambre, il s’aspergea de jets glacés qui le réveillèrent complètement. Il se savonna entièrement puis, à l’aide d’une boîte de conserve qui lui servait à puiser l’eau, il se rinça en poussant des  petits cris  joyeux. Abraham était un homme au visage  avenant. Sa piété autant que sa foi se lisait dans son regard doux et paisible. Sage, doué d’un sens des responsabilités malgré sa jeunesse, il possédait  à son insu de la grandeur.

Dès sa première rencontre avec Myriam, une étudiante de la Yeshiva ou il enseignait. Il n’avait pu la quitter des yeux.

Son cœur s’était mis à battre plus fort laissant paraître une  légère transpiration sur sa tempe et sur ses joues.

Lui, toujours à l’aise partout, perdait contenance. N’ayant jamais été amoureux auparavant il ne comprenait pas  ces émotions qui lui soulevaient la poitrine, qui le faisaient soupirer, avec ce sentiment étrange de plénitude trouvé que dans les transes de ses prières. Il riait. Dans ses yeux qui brillaient, dans sa barbe qu’il taillait avec soin, il riait. Un rire de victoire, un rire de bonheur ramené du plus profond de son âme. Aussi, se préparait-il avec soin pour plaire à sa future, pour plaire à son amour, à cette jeune fille douce et espiègle qui lui avait mis des piqûres dans les joues, du feu dans  le corps, des soupirs dans l’âme.

Lui, le gentil professeur, avec la fille unique du grand sellier du Roi: Maître Attar!  Il avait rencontré d’autres jeunes femmes, échangé d’autres regards, mais nulle n’avait attiré son attention comme Myriam. Tous les chemins le menaient vers elle. Il émanait de cette petite rousse aux yeux vert  amande, à la figure ovale, une impression troublante de douceur et d’autorité, de souplesse et d’acier, de générosité et de lucidité.

À cette époque, les filles étaient maintenues dans une ignorance de bon aloi. Il fallait qu’elles soient, dans l’ordre: bonne cuisinière, bonne mère et bonne épouse. Le reste était aussi inutile que superflu. On les choisissait blanches et rondelettes de préférence, avec un bassin généreux pour accueillir une progéniture nombreuse comme l’exige la Bible et le souhaite le Tout-Puissant.

 

Myriam était le contraire de tout cela.  Fine, le front large, un air intelligent, une curiosité apparente sur tout et sur chacun. Émanait d’elle un air noble et un port de reine. Elle regardait les choses et les gens avec un détachement suprême étranger á de l’indifférence au plus près d’une grâce naturelle accordée par “D” à certains élus. Abraham lui plut au premier regard.

Elle devina que ce serait lui l’homme de sa vie.

Tous les jours, après la prière, à l’heure tranquille et douce du thé à la menthe, accompagné de cornes de gazelles, pâtisseries aux amandes délicates, lorsque la chaleur lourde semble donner un répit aux habitants de Marrakech, Abraham venait la chercher. Pendant des heures, il lui enseignait les rudiments d’hébreu et de la Torah égrenée de certains  passages du Talmud. À chacune de ses questions posées il s’émerveillait de sa précocité, de son jugement, de sa sagesse. Elle aimait ces longues conversations où il évoquait avec passion les Prophètes, les Rois, les Juges et les Saints. L’histoire d’Abraham et de Sarah, d’Agar et d’Ismaël, d’Isaac et de Rachel, de Jacob et d’Esaü, de Joseph et de ses frères s’animait, devenait vivante au travers de la bouche de ce conteur hors pair.

Chaque jour, il inventait des aventures surprenantes où Dieu apparaissait « Grand Vainqueur ». Elle aimait bien Dieu, lui parlait souvent,   le voulait gagnant, souhait périlleux surtout avec David et Bethsabée, Sodome et Gomorrhe, Jonas et sa baleine, les Hébreux d’Égypte et autres têtes dures réputées pour le fil à retordre. Elle écoutait les récits d’Abraham, fascinée.

Parfois, leurs yeux se rencontraient et un long frisson les parcourait ensemble. Les larmes de l’émoi leur échappaient. Leur rendez-vous quotidien attendu avec impatience. Elle n’avait de cesse de penser aux retrouvailles. Sans jamais nommer leur trouble par pudeur, ils s’étaient promis l’un à l’autre.  Ils s’aimaient.

Lorsque qu’il lui annonça son intention de rencontrer son père pour demander sa main, les yeux de Myriam, son visage, s’illuminèrent d’un merveilleux éclat. Aucune autre nouvelle n’aurait pu la rendre d’avantage heureuse. Elle lui sauta au cou et malgré les convenances, embrassa sa barbe naissante, ses cheveux, son nez. La semaine suivante, elle devait passer ses vacances chez ses parents, il viendrait officiellement.

Quelques jours plus tard, comme convenu, chargé de rêves et de cadeaux, il se prépara à rejoindre l’Ourika,  village proche de Marrakech où vivaient les parents de Myriam. Il se devait de faire, en bonne et due forme, sa demande en mariage. Sur sa mule, harnachée avec soin, il a entassé des bouteilles d’huile précieuse d’arganier, des étoffes colorées, des bijoux offerts par sa mère.

À la sortie de Marrakech, sur la place Djema El Fna, Abraham entrevoit des couleurs surréalistes, bleu cobalt mêlé de rouille, orange coupé de vert, tourbillon faisant chavirer le cœur et l’âme. Paysage fabuleux fourmillant de passants digne d’un tableau de Delacroix. Le sourire d’un marchand, un singe sur l’épaule faisant un rictus approprié, déambule nonchalamment.  Derrière le masque de Merlin  désenchanté, on peut voir la grimace affamée d’un pauvre hère. Les rires et les pleurs se mêlent en un chant triste et tendre à la fois. Le nauséabond des rues se confond avec les odeurs fortes de friture et le parfum suave et rassurant de quelques fleurs de jasmin  ou de fleurs d’oranger. Sur la place de Marrakech, serpents et fakirs, raconteurs, magiciens, danseurs, chanteurs, jongleurs, contorsionnistes, prédicateurs se disputent le devant de la scène : éâtre et mémoire du monde.

La vie paraît simple et pourtant, derrière les portes des maisons, on entend les cris grinçants des enfants courant pieds nus, vendant à l’extérieur des babioles, tentant de racoler en plusieurs langues des touristes étrangers, leurs mains de « vieux-jeunes » tendues, les yeux écarquillés, sous le soleil torride. Palais d’Orient couvert d’or et de pierres précieuses, mosquées démesurées, pauvreté d’un peuple contigu à une richesse arrogante.  Civilisation faite de musique passionnée, de travail artisanal, d’hospitalité certaine se lisent en filigrane à l’ombre des roseaux dans les souks odorants.

Abraham empli de son amour, passe indifférent aux bruits et aux couleurs qui dansent sous ses yeux.

-Viens ! dit une diseuse de bonne aventure, viens ! Je vais lire ton avenir, il est grand, il est brillant. De toi naîtras une nation forte et nombreuse. Toi et ta descendance, vous serez comme les étoiles dans le ciel, comme les grains de sable dans le désert. Approche ! J’ai beaucoup de choses à te dire. Approche!

Abraham sourit et continue joyeusement son chemin. Cette place Djema el Fna, il la connaît bien! Il venait souvent se mêler à ce grouillement humain. Place vivante, animée telle une ruche où s’activent des milliers d’hommes et de femmes, l’air gai,   préoccupé, ou morose, vaquant d’un pas pressé d’une boutique á l’autre. Burnous, turbans, babouches, fez rouges, chéchias se mêlent aux chapeaux européens, aux bérets et parfois à des casques coloniaux.  Aux abords, des marchands s’éventent comme étrangers dans leur propre ville.

Montagnes de thés, odeurs de menthe, légumes frais se mêlent aux parfums d’épices fortes, de cannelle, de poivre fraîchement moulu. Des piles de branches de dattes charnues, de pépites de pastèques, de figues de barbarie sont amoncelées sur des étals où des charrettes vétustes équipées d’une lampe au gazogène éclairant faiblement la nuit.

De l’autre côté de la place, restaurants « al fresco »,  cuisines ouvertes à tous vents : fumée, tomates rouges de Volubilis, piments verts de Meknès, oignons blancs du Tafilalet, morceaux enfilés sur une brochette moitié viande moitié gras, moitié cœur moitié foie, huile d’olive vierge de Fez, huile d’argan des montagnes d ‘Essaouira, tonneaux de conserves diverses, citrons confits jaunes et lumineux comme de petits soleils dans des bocaux en verre transparent hermétiquement fermés.  Poissons « vivant » au dire du marchand : aloses, merlans, rougets frétillants, loup de mer. Marché aux volailles poulets caquetants, affolés, canards, poussins, pigeons roucoulants destinés à quelque pastilla délicieuse.

Des porteurs, pieds nus, jambes arquées, large chapeau de paille troué sur la tête, à la bouche édentée et au sourire beat, suivent leur client patiemment en criant de temps en temps d’une voix de stentor « balak-balak » pour écarter les passants. Un poste de police, désuet, se trouve au centre de la place, mais les agents de l’ordre ont renoncé depuis longtemps à réglementer ce désordre hétéroclite et bariolé.

Des bruits de klaxon, le braiment des ânes, les teuf-teuf des voitures, les cris de marchands vantant leur camelote devant eux, créent une joyeuse cacophonie. Un marchand, en « saroual » au grand chapeau multicolore, une peau de chèvre aux robinets d’or accrochée sur son dos, vend une eau  à l’arrière-goût goudronné pour quelques centimes.

- Eau glacée, eau glacée  crie-t-il du matin au soir.

- Donne-moi à boire, marchand, pour quelques sous, on croit voir le paradis, donne-moi à boire !

Partout, on entend l’or, la voix, la vie!

Les gargotes aux éventaires obèses, les Cafés au sol jonché d’épluchures de fèves chaudes ou de graines de tournesols craquantes, réunissent autour d’un verre de thé ou d’eau-de-vie les notaires ventrus et omnipotents, les marchands de passage ou les caravaniers en route pour le Sud profond et le désert impitoyable. Ils viennent là depuis des temps immémoriaux faire une dernière escale, se dire un dernier adieu avant le grand départ. De grandes marmites, noires à force d’avoir servi, installées sur des grils aux charbons incandescents, crachent la fumée des fritures.

Des  hippies, ou plutôt de pâles imitations, car ils singent les Américains qui passent parfois nonchalamment dans la ville à la recherche perpétuelle du kif ou autres paradis artificiels. D’autres, naufragés du radeau des loisirs à perpétuité, salivent devant les étals pleins de saucisses, de brochettes et autres délices aux petits oignons. Des touristes, une caméra sur l’épaule, tentent de tout voir,   tout capter,   tout saisir et surtout de se frayer un chemin parmi cette foule. Instantanés de plaisir visuel, conteurs, fakirs, montreurs de singes. Quel cirque ! Quel bruit !  Quelle fureur !

Enfant, Abraham aimait traverser les souks de sa ville natale où antiquaires et marchands de tapis se disputent les clients, de préférence étrangers, qui passent : marché aux babouches, odeur de cuir,   alênes qui coupent des souliers identiques de couleur jaune criard, répétés à l’infini. Marché aux bijoux, scintillant de l’éclat des ceintures d’or, de bracelets finement travaillés. Pierres précieuses, cavernes d’Ali Baba de quelques trafiquants prospères. Marché des tanneurs, odeur forte des peaux de mouton, couleurs vibrantes des rouleaux de laine séchant au soleil ou baignant dans de grandes fosses multicolores.

Il aimait cette sensation d’être là, en face de ce qui est là, le présent de la présence. Ici et maintenant. Il aimait l’heure tranquille où le soleil filtrait doucement à travers les roseaux, l’heure du thé  partagé avec les artisans, la vie qui coulait indifférente au temps. Il aimait la musique et la douce voix d’Oum Kelsoum que diffusaient sans interruption de vieux postes à galène.

Mais ce jour-là pas question de traîner. Avant de quitter sa ville, Abraham pria  son frère Chalom de le rejoindre au plus tôt, lui donna ses dernières instructions  et, le cœur en fête, d’un pas rapide, il partit direction la Vallée Heureuse. À l’Ourika Myriam l’y attendait folle de joie et d’impatience. Il salua d’un geste large ses amis arabes qui le félicitèrent puis d’une pression des jambes sur les flancs de sa mule, il intima à la bête d’avancer.

- À Dieu va.

- Trek es-Salama ! entonnèrent ses amis ! Bonne route !

Et le voilà parti.

Après la Palmeraie majestueuse, il passe près d’eucalyptus aux parfums enivrants. Devant lui des oliviers à l’ombre saisissante s’étalent à perte de vue. Ce jour-là, la terre semblait transparente. Çà et là apparaissaient des tâches de lumière. À travers les feuilles des arbres, un vent soutenu bruissait. Participant aux jeux incomparables et mystérieux de la nature, la vie jaillissait de partout : on entendait des soupirs, des cris, comme un souffle inassouvi d’une vie plus large, offerte. Par moments, tout se taisait. Pendant un court instant, on aurait dit que la forêt s’arrêtait de respirer puis comme par miracle, tout reprenait, la vie et son flux.

À califourchon sur sa mule, Abraham se sent léger comme un papillon, son corps plein d’un indicible bonheur. Son cœur bat l’amble avec la nature qui n’est qu’amour. Il rit. Il rit de bonheur. Il rit de sentir en lui  ce sentiment étrange et merveilleux. Porté par des anges, il s’envole jusqu’au village de Myriam, sa douce, sa bien aimée. Le chemin qui le conduit au village n’est pas long, il passe par des paysages enchanteurs. Au bord de la rivière, des enfants Berbères au regard clair, d’une grande beauté, jouent. Sur leur visage, des tatouages codés indiquent leur tribu. Leurs cheveux sont ornés de perles, leur foulard aux riches couleurs garni de pièces d’or cousues à même la frange forment des gouttelettes précieuses sur leur front.

Voici la Vallée heureuse. C’est là que repose un grand rabbin surnommé « le fils du serpent » car il savait, parait-il, parler à ces  « doux reptiles ». Un grand sage, venu d’Israël, qui disparut un jour mystérieusement et qu’on ne retrouva plus.

À l’endroit présumé de sa mort, un mausolée a été édifié où viennent prier indifféremment juifs et musulmans.

Torrents, cascades, ruisseaux, le courant violent à cet endroit emporte branches et fétus de paille qui brillent comme de l’or au soleil.

Les enfants, tels des mouflons sautent de rocher en rocher,  s’éclaboussant parfois, riant aux éclats. Une fille, blonde aux yeux couleur d’azur, étranges dans ce lieu, regarde timidement Abraham.

À son approche, elle baisse les paupières et se sauve comme une gazelle effrayée à travers bois.

En se penchant légèrement, il peut apercevoir en contrebas des bosquets de lauriers roses, des mimosas, mais aussi des chênes nains centenaires et des eucalyptus dont les feuilles, comme des larmes, tombent en tourbillonnant. On devine, à les voir ainsi touffus, qu’ils ont lutté de vitesse pour gagner l’air et la lumière. La brise souffle, légère. Le monde semble en accord avec lui-même.

Abraham heureux, poursuit sa route.

Vers le crépuscule, le chant des tourterelles se mêlant aux cricris incessants des grillons accompagnent Abraham et sa mule qui trottine d’un pas allègre. Habité par  un chant intérieur, il loue « D » et sent ses prières monter jusqu’aux anges, transcender l’espace et le temps pendant que s’allument tranquillement une à  une les étoiles dans le ciel.

Toute la nuit, il a voyagé. À l’aube, il a atteint l’Ourika.  Il s’est allongé, extenué, sur la mousse tout près de la rivière, sous un palétuvier. Comme Booz il ne sait pas ce que Dieu veut de lui, aussi dort-il paisiblement. Il possède  l’âme de Roméo, de Tristan, de tous les grands amoureux qui l’ont précédé et à qui il ressemble même si il ne les connaît pas.

« Nature, berce-le chaudement, il a froid. »

Ce sont des enfants qui le réveillèrent quelques heures plus tard et qui le conduise en poussant des cris joyeux jusqu’à la maison de son cousin.

- Sois le bienvenu Abraham, Marhaba ! Marhaba !

Le village n’est pas grand, tout le monde se connaît. En quelques minutes, l’annonce de l’arrivée du « fiancé » s’est vite propagée. En l’apprenant, le cœur de Myriam bondit. Il a tenu sa promesse faite avec les yeux. Il est venu ! Il est là ! Ce soir même, l’élu de son cœur annoncera ses intentions à Maître Attar. Le lendemain une fête suivra.

En attendant, Rachel, femme de David  prépara un thé à la menthe odorante, du bon pain frais maison, du beurre de ferme au goût de noisette et de la confiture d’abricots onctueuse. Elle les sert à Abraham avec des gestes de princesse.

-  Que nous vaut l’honneur de cette visite cher cousin ? demande-t-elle en souriant.

- Je viens demander la main de la fille de Maître Attar.

- C’est un bon choix, dit David : c’est une fille douce, belle et pleine de sagesse. Tu seras heureux mon cher cousin, tu es un homme béni des dieux.

Abraham se prépare. Il sort sa gandoura blanche, sa ceinture ciselée en argent, ses cadeaux installés avec soin sur le lit. Tous ses trésors sont dédiés à sa bien-aimée.

Ce même jour, ainsi va le destin, arriva dans ce même village d’Ourika, accompagné de sa famille, un notable que tout le monde connaissait bien, Salomon Chriqui. Personne ne savait l’origine de sa fortune, mais on la savait considérable. Douze mules, chargées de cadeaux, suivaient des alezans richement harnachés et, aussi hautains que leur cavalier selon la rumeur ! Ces derniers jetaient un air dédaigneux à la «racaille» déambulant dans leur dos;  enfants déguenillés, vieillards estropiés, tuberculeux en phase terminale, malades mentaux, boiteux, bossus. La cour des miracles venue en délégation se faire soigner par les Saints, béni soit leur nom, qui siégeaient en permanence près de l’Ourika et à qui l’on ne laissait aucun répit.

Monsieur Chriqui n’est pas là pour soigner une maladie quelconque.  Il se trouve là pour marier son fils obèse et paresseux qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Il veut  pour son fils la plus belle fille du village et la plus belle fille du village, c’est Myriam.

Lorsqu’il apprend la nouvelle, Abraham pâlit.  Il sait qu’il n’a plus beaucoup de chance. Comment peut-il, en pauvre petit professeur s’aligner auprès de ce notable et son fils ?

Pour éviter l’affront d’être refusé, sans même attendre son frère Chalom déjà en chemin, sans même dire au revoir à ses cousins chaleureux, il a repris sa mule ses cadeaux et son huile désormais inutile, et,  la mort dans l’âme, il quitte au crépuscule Ourika et sa fiancée rêvée. Cette même lune l’avait vu triomphant la veille, la voilà  témoin de sa défaite et de son désarroi. Plus de chants d’oiseaux, plus de musique dans l’air. Même les grillons se sont tus, respectueux de son chagrin. La mule si légère hier, avance d’un pas lourd au rythme de la douleur d’Abraham.

Le riche négociant Chriqui a fait savoir à maître Attar qu’il aimerait le rencontrer. Il a envoyé des parures d’or, des couvre-lits multicolores, des soieries de Paris, des étoffes rares et des eaux de Cologne fines pour la fille et  pour les parents. La réponse ne se fait pas attendre. Maître Attar le recevra avec son fils. Il déploiera tous les honneurs dus à leur rang.

Qu’on égorge les moutons ! Les poulets à la broche ! Les pastillas succulentes, les tajines aux sauces onctueuses accompagnée de Mahia, eau de vie parfumée ramenée de Meknés.  Serviteurs et servantes, famille, amis, tous mettent la main à la pâte. Ce soir même, Salomon Chriqui et sa famille réunie, fera la demande pour son fils.

Si le cœur d’Abraham est brisé, celui de Myriam l’est tout autant. Elle s’est réfugiée dans sa chambre, effondrée. Elle refuse de sortir. Elle n’aime qu’Abraham, et refusera tout autre.  Qui l’écoute ? Son père et son père seul décidera. On ne confie pas le bonheur d’un enfant à un enfant même si cet enfant, c’est elle, même si elle est certaine qu’elle a rencontré son âme sœur en Abraham.

Arrive dans la ville Chalom qui cherche son frère Abraham

On lui annonce  la nouvelle de l’arrivée des Chriqui et on lui dresse rapidement  le tableau. Il devine la désolation de son frère, il sait sa fierté, il connaît son  orgueil. Une honte sourde le saisit: Est-ce pour notre pauvreté que le bonheur nous est refusé ? Il n’ose plus aller frapper à la porte de son cousin David. Il s’est installé à la porte du village, sa mule doit souffler un peu, et lui se restaurer.

Par ailleurs, la fête a commencé. Chalom entend la musique andalouse des « dnadnyas », les youyous des femmes transpercent son cœur. Myriam, dans un coin de la tente où se déroule la fête, baisse les yeux, transie de rage muette.  Elle refuse de voir qui que ce soit. Comment participer à ce simulacre de célébration où elle se sent étrangère. Maurice, le dit « fiancé », ne se gène pas pour la reluquer. Vers minuit, une fois le vin et l’eau-de-vie montés à la tête des convives, Salomon Chriqui fait ses propositions à Maître Attar. Il a parlé d’argent, de dot mais jamais d’amour ni d’harmonie. Chriqui avance arrogant. Gros, gras, le ventre proéminent, le pantalon remontant jusqu’aux aisselles, un petit béret ridicule couvre sa tête ronde. De multiples mentons tombent en cascade jusqu’au cou quasi inexistant, de petits yeux malins et vicieux toujours en mouvement. Des dents en or dans une bouche de carnassier, surmontée par un nez proéminent et agressif, Mr Chriqui parle fort en gesticulant.

Maître Attar l’écoute et n’aime pas ce personnage arrogant qui s’octroie tous les droits sous prétexte qu’il est riche. Il a joué longtemps avec sa barbe. Il a regardé avec attention Myriam qui, les yeux baissés, soupire. Il voit sa femme d’ordinaire loquace et décidée, contenue tristement dans son coin, pétrifiée. Il constate l’air suffisant du fils Chriqui et celui vulgaire de la mère. Maintenant, sa décision est prise. Qu’importe le rang social du notable, sa fortune ou ses cadeaux,  ce soir, entre deux verres d’eau-de-vie de Meknès, il  favorisera l’amour. Avant même la fin de la fête, avant que les derniers flonflons ne se perdent dans la nuit, il annonce une fin de non-recevoir aux Chriqui interloqués. La main vers les étoiles, le verbe trébuchant mais conscient de son acte, maître Attar refuse net toute alliance avec cette famille si peu attachante

_ Notre fille n’est pas à vendre ! Clame-t-il d’une voix tremblante rendue plus aigüe encore par l’alcool. Sa fille, sa chère fille unique ira vers celui qu’elle aime ainsi en a-t-il décidé.

Aussitôt, le cousin David passe la nouvelle à Chalom.

- Vite ! Vite !  Tout n’est pas perdu, cours ! Va chercher Abraham !  Dis  lui de revenir ! Vite ! Maître Attar n’ignore pas sa présence et demande à le rencontrer immédiatement.

Chalom est remonté en selle. À bride abattue, le cœur battant, il s’envole pour rattraper son frère. Quelques kilomètres plus loin, il l’aperçoit,  trottinant tristement.

- Reviens, Abraham, reviens, maître Attar veut te voir !

Ils reviennent, le cœur empli d’espoir. À peine arrivé, maître Attar se lève, apercevant Abraham. Il n’ose pas pénétrer sous la tente où l’on vient de fêter l’Autre.

-Viens mon fils, viens! C’est à toi que je confie ma fille.

La main tendue vers le ciel, du plus profond de son âme, tel un patriarche, il prie :

- Que votre descendance soit nombreuse comme les étoiles dans le ciel ! Que votre union s’inscrive dans le livre des grandes destinées ! Que votre amour soit éternel!!!!

Cet homme que Maître Attar  bénissait ainsi avec ferveur, cet Abraham au regard doux, à la grande humilité et a la grande sagesse, cet homme était mon grand-père et cette jeune fille espiègle et vive, Myriam, cette femme douce et sage que j’allais aimer toute ma vie, cette femme était ma grand mère. Peu de temps après ils se marièrent en effet et eurent beaucoup d’enfants : Isaac, Rachel, Haïm, Simone, Julie, Perla, Elias, David, Joseph et Solange. Parmi eux, Simone ma mère, la quatrième, eut à son tour sept enfants: Marc, Mireille, Armand, Daniel, Charles, Michel et moi, Bob, le troisième, qui vous raconte aujourd’hui leur histoire.

 

Extrait du livre « Café Prag»

©  Bob Oré Abitbol

boboreint@gmail.com

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