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Sartre, Cocteau et Co sous l’Occupation

Sartre, Cocteau et Co sous l’Occupation

 

Alan Riding, qui a été douze ans correspondant culturel du «New York Times» en Europe, publie aux Etats-Unis un livre sans concession ni moraline sur Saint-Germain-des-Prés au temps des nazis. Il en est question dans un long article traduit par «BoOks» ce mois-ci.

Plus de trente ans après la guerre, dans des entretiens publiés récemment, Jean-Paul Sartre prétendait que les Français, et en particulier les écrivains et les artistes, n’avaient eu que deux options sous l’occupation nazie: collaborer ou résister. Il avait choisi la seconde, naturellement: «Notre travail était de dire à tous les Français, nous ne serons pas dirigés par les Allemands (1).»

En fait, le comportement de Sartre pendant l’Occupation, bien qu’il n’ait jamais été un collabo (2), fut moins héroïque que ses déclarations de l’immédiat après-guerre pourraient le laisser croire. Alan Riding, dont le jugement sur l’intelligentsia française n’est ni moralisateur ni indulgent, place Sartre très largement à la périphérie de la Résistance. Ses pièces, tel «Huis clos», furent considérées par certains de ses admirateurs (et certainement par Sartre lui-même, avec le recul du temps) comme des expressions voilées d’une opposition aux nazis. Mais elles reçurent sans problème le visa de la censure allemande, et les officiers du Reich eurent le plaisir d’assister à leur première, ainsi qu’à la réception qui suivit.

Le philosophe était sûrement plus proche de la vérité, sur lui-même en tout cas, quand il déclarait, dans ces mêmes entretiens: «En 1939-1940, nous étions terrifiés de mourir, de souffrir, pour une cause qui nous dégoûtait. C’est-à-dire pour une France dégoûtante, corrompue, inefficace, raciste, antisémite, dirigée par les riches pour les riches – personne ne voulait mourir pour ça, jusqu’à ce que, eh bien, jusqu’à ce que nous comprenions que les nazis étaient pires.»

(…)

De peur que les lecteurs ne portent trop facilement un jugement sévère sur les Français, Riding fait assez justement remarquer qu’un certain nombre d’entre eux, dont des conservateurs comme Claudel, changèrent très vite d’avis, et conclurent avec Sartre que, quels que fussent les problèmes dont souffrait la France, «les nazis étaient pires».

Il y eut des poches de résistance dès les premiers jours de la guerre, notamment parmi des hommes et des femmes liés au musée de l’Homme. Amateurs en matière de résistance clandestine, ces chercheurs et écrivains courageux, menés par l’ethnologue Boris Vildé, furent vite arrêtés et, pour la plupart, exécutés. Leurs tracts et leurs réunions ne hâtèrent en rien la fin de la guerre.

À une époque où la victoire allemande en Europe semblait assurée, et où la voix de Charles de Gaulle était à peine entendue (à supposer qu’on lui prêtât attention), leurs actions pouvaient être considérées comme irréalistes, voire téméraires. Et cependant, comme Riding le souligne, c’était important: «Ils estimaient que, bien avant qu’un combat armé ne fût viable, les Français devaient apprendre à se penser en résistants, à rejeter la collaboration ouverte et à se convaincre que l’opposition à l’occupation était possible.»

(…)

Certains artistes et intellectuels, tel Jean Paulhan (3), furent actifs dans la Résistance, mais, dans sa grande majorité, l’élite culturelle n’apporta pas de contribution particulière. Était-on en droit d’en attendre davantage? C’est la question qui traverse le livre de Riding.

Le fait que les écrivains furent plus durement traités après la guerre que des industriels ou des fonctionnaires ayant collaboré suggère que de nombreux Français répondirent à cette question par l’affirmative. Sartre, par exemple, pensait que les intellectuels avaient une plus haute responsabilité que les autres. De Gaulle semblait partager ce point de vue. Il refusa de sauver Robert Brasillach du peloton d’exécution (alors même que de vrais tueurs, comme René Bousquet, poursuivirent une brillante carrière dans l’administration), parce que, selon ses termes, «dans les lettres, comme en tout, le talent est un titre de responsabilité». À la différence des Américains, les Français vénéraient leurs écrivains et penseurs. Cette confiance avait-elle été trahie?

Riding conclut que la majorité des grands écrivains français ne figuraient pas au nombre des collaborateurs: ni Gide ni Claudel, sans parler de Sartre, Camus, Éluard ou Aragon. Il fait également remarquer que la seule poésie digne de ce nom fut écrite par des résistants. Il n’y eut pas de bonne poésie fasciste.

Céline était indiscutablement un grand écrivain qui avait souscrit aux thèses barbares des nazis, mais il était trop obsédé par sa propre personne pour collaborer activement avec qui que ce fût, notamment les Allemands. La plupart des collabos culturels semblent en effet avoir été des hommes de lettres de second rang, mais Drieu la Rochelle, Abel Bonnard (ministre de l’Éducation nationale de Vichy), Paul Morand (qui devint en 1942 président de la Commission de censure cinématographique de Vichy) et Brasillach étaient plus que de simples écrivaillons.

Ce serait une erreur naïve que de confondre talent et vertu, et de voir dans la collaboration une preuve de médiocrité artistique. Car certains artistes fort talentueux – le danseur Serge Lifar, le pianiste Alfred Cortot – collaborèrent activement. D’autres – Jean Cocteau, Maurice Chevalier, Marcel Jouhandeau, Sacha Guitry – évoluèrent dans une zone grise, tantôt collaborant un peu, tantôt venant en aide à un vieil ami juif si l’occasion s’en présentait, tout en frayant en ville avec les Allemands les plus raffinés.

Certaines des plus grandes figures de la vie culturelle, tels Picasso, Matisse, Poulenc, Messiaen, ainsi que Sartre et Simone de Beauvoir, firent plus ou moins comme si la guerre n’existait pas, se concentrant sur leur travail, et produisant certaines de leurs meilleures œuvres. Quand il se vit proposer un visa pour émigrer aux États-Unis à la fin de l’année 1940, Matisse le refusa en arguant que «si tout ce qui a une valeur file de France, qu’en restera-t-il, de la France?»

Certains pourront considérer cette attitude comme une forme passive de collaboration, dans la mesure où les nazis voulaient créer une façade de normalité, surtout à Paris. Les choses n’étaient pas aussi simples. Hitler et Goebbels voulaient effectivement que Paris continuât d’être une capitale culturelle, mais leur vision ne correspondait guère à ce que Matisse, Poulenc et même Cocteau avaient à l’esprit.

L’objectif des Allemands était de promouvoir une version de leur culture qui apparaîtrait comme l’idéal le plus élevé à atteindre, et de réduire la culture française à une caricature inoffensive de la frivolité parisienne : comédies futiles dans les théâtres, danseuses dans les cabarets, films de distraction ineptes au cinéma. Comme l’a dit Goebbels: «J’ai donné des directives très claires pour que les Français ne produisent que des films légers, vides, et si possible stupides.»

(…)

Jean Guéhenno, l’essayiste, faisait exception dans son refus absolu de publier quoi que ce fût dans les organes officiels (4). Il méprisait même les écrivains qui continuaient à signer de leur propre nom, au lieu de le faire sous pseudonyme, dans la presse clandestine. «Pourquoi écrire encore?, explique-t-il dans son «Journal». Il n’est plus guère possible de douter du ridicule qu’il y a à exercer un métier si personnel. Ces temps nous rappellent à la modestie.»

Que la plupart des écrivains français n’aient pas suivi son exemple s’explique par de multiples raisons. L’une d’elles est que les Allemands créèrent délibérément suffisamment de zones grises pour que les écrivains et artistes continuent de créer sans éprouver le sentiment d’avoir totalement vendu leur âme. Il était possible de produire un art de grande qualité dans le Paris occupé par les nazis, d’une manière qui eût été inconcevable à Varsovie ou même à Berlin.

Cet état de fait tenait en partie à la politique de séduction des vainqueurs. Les Allemands chargés de la politique culturelle en France, comme Otto Abetz ou Gerhard Heller, responsable de la censure littéraire à la Propagandastaffel, étaient tout dévoués à la cause nazie, mais ils se considéraient d’une certaine façon comme des francophiles. Marié à une Française, Abetz était, de son propre aveu, amoureux de la littérature du pays. Lui et d’autres représentants de l’administration allemande faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour purger la culture française des influences juives et subversives, mais cela ne posait pas de problèmes de conscience à des conservateurs comme Jouhandeau ou Henry de Montherlant.

Une apparence de culture, étayée par la promesse de toutes sortes de privilèges, permit à ces fonctionnaires allemands de transformer éditeurs, marchands de tableaux, propriétaires de galeries, écrivains et hommes de théâtre en complices. Une bonne part de la censure était de l’autocensure. Et les Allemands étaient assez intelligents pour laisser aux artistes et écrivains de talent, dès lors qu’ils n’étaient pas juifs ou ouvertement antiallemands, juste assez de liberté pour produire des œuvres dignes de ce nom.

(…)

La réaction de Cocteau aux accusations de collaboration portées contre lui après la guerre est révélatrice. Il n’avait jamais été nazi, pas plus qu’il n’était coupable d’avoir aidé activement les nazis dans aucun de leurs crimes. Mais il était certainement dépourvu de principes dans le choix de ses amis, parmi lesquels figuraient de hauts dignitaires nazis.

Peut-être que lui aussi, à l’instar de Lifar, ne pouvait supporter de vivre dans l’obscurité, ou d’être «modeste» au sens donné à ce terme par Jean Guéhenno. C’était un artiste. Refuser la compagnie d’Allemands cultivés lui aurait paru vulgaire. S’il désirait fréquenter Arno Breker et promouvoir ses absurdes sculptures d’athlètes aryens géants, il devait être libre de le faire.

C’est pourquoi il accusa ses accusateurs de préjugés bourgeois mesquins: «Pourquoi le destin d’un poète changerait-il? Mon royaume n’est pas de ce monde et ce monde m’en veut de ne pas suivre ses règles. Je souffrirai toujours la même injustice.» (…)

Si l'histoire de Paris occupé nous a appris quelque chose, ce n'est pas que l'utopisme est mort, mais l'illusion que les écrivains et les artistes, même les meilleurs parfois, puissent avoir des prétentions particulières au courage, à la vertu, ou à la moralité. En ce sens, il ne sont ni meilleurs ni pires que l'homme fabriquant un char dans les usines Renault.

Ian Buruma

Cet article est paru dans la «New York Review of Books» le 24 février 2011. Il a été traduit par Philippe Babo.

=> Lire l'intégralité de cet article sur booksmag.fr

1| John Gerassi, «Entretiens avec Sartre», Grasset, 2011 («Talking with Sartre, Yale University Press, 2009).

2| Dans cet article, les mots en italiques sont en français dans le texte.

3| Jean Paulhan avait dirigé la prestigieuse «Nouvelle revue française» (NRF), publiée par les éditions Gallimard, depuis 1925. Après une interruption, la NRF reprit sa parution en décembre 1940 sous la direction de Drieu la Rochelle.

4/ | Ce fut le cas aussi de René Char, Michel Leiris et Roger Martin du Gard.

Commentaires

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il suffit de lire le livre "une occupation tranquille" au sujet de dolce vite du couple Sartre/Beauvoir pour se rendre compte que Sartre a été une dilettante sans compassion pour les déportés ni les privations des Parisiens. Le plus clair de son temps fut consacré à son petit milieu branché et dénicher la bonne nourriture. La kommandantur lui donna son visa à ses œuvres. c'est un mythe que de croire ce monsieur résistant.

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