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Vous êtes encore là ? L’Edito de Riss - Charlie Hebdo 

Vous êtes encore là ? L’Edito de Riss - Charlie Hebdo 

Quatre ans après, beaucoup se sont déjà lassés. Parler du 7 janvier et de Charlie. « Encore ! » « C’est pas fini, vos histoires ? » « Faudrait peut-être passer à autre chose ! »
C’est parfois ce que nous sommes obligés d’entendre. « Tiens, je croyais qu’il avait été tué, celui-là ?» a-t-on pu lire sur les réseaux sociaux à propos de l’un d’entre nous. Reste que, derrière cette apparente désinvolture, on sent pointer autre chose. L’émergence de l’islamisme mais aussi la résurgence des populismes s’inscrivent dans un mouvement plus général de remise en cause des valeurs sur lesquelles se sont construites nos démocraties et qui trouvent leur origine dans ce qu’on a coutume d’appeler « les Lumières ».

Aucune des libertés dont nous bénéficions aujourd’hui n’aurait vu le jour sans ce courant philosophique qui a commencé par défier Dieu avant de faire vaciller ses serviles serviteurs que furent rois et monarques. Pour abattre des tyrans qui se prenaient pour des dieux, il fallait commencer par renverser Dieu lui-même.
Pourtant, plus de deux siècles après, le religieux revient insidieusement dans la vie politique. Les optimistes n’y voient rien à redire. Il y a pourtant de quoi s’inquiéter. Car le retour de Dieu n’est pas le signe d’une ère moderne qui arrive. Mais celui du dogmatisme religieux et de ses fidèles hommes de main, les tyrans et autres populistes, qui étoufferont d’autant plus facilement leur peuple que celui-ci sera déjà soumis à Dieu.

On entend donc gronder de plus en plus, avant le bruit des bottes, celui d’une propagande anti- Lumières allègrement reprise par un aéroport de penseurs réactionnaires de tout poil. Pour préparer les esprits à des changements considérables, il faut d’abord les faire douter du sens des mots. Comme les fake news qui envahissent Internet, leur travail consiste à vider le cerveau de chaque citoyen de son ancien disque dur pour y installer un nouveau logiciel. Lumières =ténèbres. Démocratie = dictature. Conviction =fanatisme. Liberté =soumission. Laïcité = religion

Ces escroqueries sémantiques annoncent une offensive plus profonde et violente. La poussée de fièvre mystique qui s’est emparée de nos sociétés réveille des intellectuels endormis qui attendaient depuis des décennies un signal pour monter à l’assaut des Lumières.
Les frères Kouachi ont sonné le tocsin. Depuis, ces courageux intellectuels anti-Lumières ont poursuivi le travail des deux fanatiques, mais cette fois avec des mots et des idées. Trop lâches pour se salir les mains comme nos deux bourreaux incultes, mais animés par la même haine et le même désir de revenir à une époque où la liberté de défier Dieu et d’ironiser sur la foi était blasphématoire. Avec des balles ou des mots. Qu’importe seul compte le résultat. Notre silence.

Le combat pour la défense des Lumières n’est pas un débat mondain entre fins esprits pour connaître les bons et les mauvais aspects de ce mouvement philosophique. Pour faire le tri entre ce que les Lumières ont réussi ou raté, entre leurs éclairs de génie et leurs échecs. Le renouveau du discours anti-Lumières est un discours de mort. Il signe le retour des pensées les plus réactionnaires et les plus mystiques, trop heureuses d’occuper les places libérées par les anciennes idéologies marxistes ou fascistes du XXe siècle disparu.

Contrairement à ce que prétendent ceux qui veulent les diffamer, ni les Lumières ni les démocraties n’ont été et ne seront jamais des religions. Pour une raison simple. Toutes les religions se pensent comme des sociétés parfaites, puisque inspirés par Dieu lui-même. Alors qu’au contraire les démocraties libérales issues des Lumières n’ont pas cette ambition délirante de pureté, car ce sont seulement des hommes qui les ont bâties. Et tout ce que fabriquent et conçoivent la main et l’esprit de l’homme sera toujours bancal et perfectible. La démocratie est un horizon qui ne peut être atteint, mais qui a le mérite de nous donner la direction à suivre. Les démocraties ne pourront donc jamais se transformer en religion, comme l’affirment pourtant les anti-Lumières.

Un exemple suffit pour s’en convaincre. Si dans la Constitution de la Ve République on découvrait des passages antisémites, il suffirait de convoquer le Congrès à Versailles pour les faire disparaître. Car ce n’est pas un texte sacré. En revanche, quand on découvre dans le Coran des passages haineux à l’égard des juifs, il est impossible de les supprimer parce qu’ils font partie d’un texte d’émanation divine. De même, si on découvrait dans le Code civil ou le Code pénal des dispositions homophobes ou misogynes, il ne tiendrait qu’au législateur de les effacer au moyen d’un simple vote à l’Assemblée nationale.
Mais quand on lit dans l’Ancien ou le Nouveau Testament des passages homophobes ou misogynes, il est impossible de les retirer, car ces textes sont sacrés. La défense des valeurs issues des Lumières n’a rien à voir avec la religion, et le respect qu’on doit à la loi des hommes est le contraire même de la soumission aux textes supposés sacrés.

Depuis quatre ans, la situation à l’égard du totalitarisme islamiste n’a fait que se dégrader. Comme la créature d’Alien qui pond ses œufs sans interruption, le blasphème a fait des petits. Ce n’est plus seulement la représentation du Prophète qui est blasphématoire, c’est aussi la nourriture, les rapports entre les hommes et les femmes ou la critique, même modérée de l’Islam. Tout est devenu blasphématoire. En octobre 2017, lors du procès d’Abdelkader Merah, frère de Mohamed, auteur des tueries de Toulouse de 2012, le vocabulaire qu’il utilisait pour expliquer sa foi était saisissant. Dans sa bouche, l’Islam devenait une « science islamique », et les imams étaient des « chercheurs en science ».
Cet amalgame entre des mots si contradictoires ne doit pas faire sourire. Il est de plus en plus pratiqué par des intellectuels anti-Lumières. La destruction de la valeur des mots est un autre terrorisme, moins spectaculaire que les attentats, mais qui vise le même objectif. Il faut se faire à l’idée que le terrorisme a désormais d’autres visages que celui de jeunes incultes armés de kalachnikovs.

Riss
Charlie Hebdo
5 janvier 2019

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