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"Vues du Maroc juif : formes, lieux, récits": une bouleversante archéologie de la mémoire

"Vues du Maroc juif : formes, lieux, récits": une bouleversante archéologie de la mémoire

Par Bouthaina Azami

C'est un magnifique ouvrage collectif dirigé par Nadia Sabri qui vient de paraître aux éditions Le Fennec. Un livre aussi fondamental de par le thème qu'il traite que poignant par la force des récits qu'il déploie.

Une œuvre nécessaire

Il est des ouvrages nécessaires. Et cet ouvrage collectif,  Vues du Maroc juif : formes, lieux, récits, en fait sans nul doute partie. Par le thème qu’il traite, un thème qui nous renvoie à un Maroc de grandioses cultures qui font toute sa singularité et dont il s’agit de tirer ou de prémunir certaines de l’oubli et du déni. Par la richesse et la force, surtout, des divers regards qui nous y sont livrés et qui nous emportent dans une bouleversante lecture des traces, une fascinante plongée dans l’archéologie de la mémoire.    

 

L’ouvrage, pluridisciplinaire, regroupe récits autobiographiques, témoignages, oeuvres d’art et textes critiques qui vont sur les traces de la mémoire du judaïsme marocain. Une mémoire souvent empreinte, notamment dans les récits, de vibrante nostalgie dans l’intimité, bouleversante, du souvenir. Car ces contributions, confie Nadia Sabri, «cumulent les temporalités autour de souvenirs d’un monde perdu à jamais, d’un Maroc que les plus jeunes ignorent, et que ce livre propose de revisiter d’une manière plurielle et protéiforme». Mais il ne s’agit pas seulement de rendre, ici, le kaléidoscope de mémoires irréparables écaillées dans les murs ou d’autres temps restés inassouvis. Au contraire. Le but semble être, au fond, de nous éveiller à une mémoire toujours vive qui, en réalité, à ses échos en chaque Marocain, même quand ils n’en ont pas conscience. Ainsi, ajoute Nadia Sabri, cet ouvrage, «conçu selon un processus artistique et littéraire comme réinvestissement et réactivation de la mémoire par la forme, le lieu, le récit», «mène à une réflexion sur la portée, aujourd’hui, du maintien de la mémoire du judaïsme marocain.» Les différents cahiers qui constituent le livre sont d’ailleurs autant de «catalyseurs qui créent, par leur langage formel, des possibilités d’évocation de séquences mémorielles dynamiques autour de l’objet, du geste et du symbole issus de l’héritage judaïque au Maroc», souligne-t-elle.

 

L’ouvrage est structuré autour de trois cahiers enrichis d’images d’archives personnelles et familiales des auteurs, de documentations visuelles et d’expériences artistiques.

 

« Ecrits I: récits mémoriels »

Le premier cahier, «Ecrits I: récits mémoriels», nous immerge dans de saisissants récits autobiographiques dont les auteurs nous prennent à bras-le-cœur dans les souvenirs de leur départ du Maroc, leurs souvenirs d’enfance, leur redécouverte de lieux fortement symboliques. Marcel Benabou nous plonge dans le Meknès des années 50;  Jean Lévy, dans un témoignage bouleversant, «fait le diagnostic de l’exil dans la métropole de Casablanca des années 1980 à aujourd’hui, évoquant par images saccadées les vagues successives de migrants de tout bord qui continuent de marquer la ville», comme l’explique si bien Nadia Sabri. Izza Genini nous fait traverser son histoire familiale à Oulad Moumen «et  pose avec pertinence la question de la langue comme territoire actif de la mémoire», dans un récit frémissant. Sami Shalom Chetrit, quant à lui, revient sur son enfance à Rissani et nous fait redécouvrir, dans un récit tout aussi prenant, le Tafilalt de 1960 et «les rythmes de l’exil entre Rissani, Jérusalem et New York ». Enfin, ce premier cahier se ferme sur le témoignage de Zhor Rehihil, conservatrice du Musée du Judaïsme Marocain de Casablanca, qui revient, dans un récit inoubliable, sur ses voyages au Maroc avec Simon Lévy, des voyages sur les traces de lieux où ils découvriront des objets que l’on peut désormais admirer au Musée du Judaïsme Marocain à Casablanca.

 

«Ecrits II : Exils, une exposition d’art contemporain au Musée du Judaïsme Marocain»

Un deuxième cahier vient ensuite nous présenter une exposition présentée au Musée du Judaïsme Marocain en 2016-2017 et à laquelle ont participé les artistes Mustapha Akrim, Josep Ginestar, Jamila Lamrani, Myriam Tangi et Ulrike Weiss. Ce cahier, explique Nadia Sabri, «est consacré à l’expérience artistique et curatoriale avec les artistes, et souligne également le lien de notre démarche avec l’histoire du bâtiment du musée. Il est suivi des contributions de Vanessa Paloma Elbaz et Sarah Dornhof qui font respectivement des lectures critiques des œuvres artistiques de l’exposition comme questionnement de la perte et de la mémoire judaïque du Maroc ».

 

«Ecrits III : lieux et traces»

Le troisième cahier se penche sur «la question du lieu et de la trace qu’il porte comme territoire qui raconte l’histoire des départs et atteste de la mémoire comme géographie de l’oubli». Géographie de l’oubli: une formule magnifique de Nadia Sabri qui, loin de traduire une forme d’amnésie, ouvre des brèches à l’inoublié, resté inscrit dans l’esprit et la peau. Ainsi, Brahim El Guabli nous conte l’histoire du saint Aït Barukh du Sud-Est du Maroc et «élargit ses souvenirs personnels aux toponymies de la perte sur les traces de la synagogue du village de Tizgui n’Barda dans le Haut Atlas». La perte devient mémoire du lieu. Une perte à dépasser, à défier, contre l’oubli, justement. L’architecte Abderrahim Kassou se pose ainsi la question de la restauration de ces lieux de mémoire, tandis que Vanessa Paloma Elbaz s’intéresse à la portée symbolique de la maison-mère des Cohen-Bengualid à Tanger, laissant une large place aux multiples témoignages de ses ancêtres et descendants.

 

 

«Expériences artistiques I», « Expériences artistiques II », «Expériences artistiques III»

Par ailleurs, les trois cahiers sont délicieusement scandés de cahiers artistiques où l’on peut découvrir les expériences menées, entre 2015 et 2019, par des artistes qui viennent substituer à la lettre le langage de formes et de matières laissant ressurgir, dans toute leur force symbolique et mystique, des objets renvoyant à l’exil ou à des icônes telle celle de la femme juive de Debdou…

 

Ce livre, qui s’achève sur une documentation visuelle, est non seulement nécessaire et édifiant, mais il est d’une complétude inouïe, de par le choix des points de vue pluridisciplinaires. Bâti sur une structure rigoureuse, il est, de plus, d’une poésie insensée, par delà le défi vital qu’il lance à l’amnésie en redonnant voix à un patrimoine aussi bien matériel qu’immatériel qui fait partie de notre Histoire.

Par Bouthaina Azami

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