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« Le Maghreb, plus que jamais région stratégique »: entretien avec Hakim El Karoui (expert de l’institut Montaigne)

Normalien, agrégé de géographie, Hakim El Karoui a enseigné à l’université Lyon II avant de rejoindre le cabinet du Premier ministre en 2002. Après un passage à Bercy, il rejoint, en 2006, la banque Rothschild. Depuis avril 2021, il dirige le bureau parisien de Brunswick. Il est également essayiste, entrepreneur social, et a créé le club du XXIe siècle et les Young Mediterranean Leaders. Hakim El Karoui est senior fellow de l’Institut Montaigne et auteur de plusieurs rapports, dont Nouveau monde arabe, nouvelle « politique arabe » pour la France (2017). Pour La Revue Civique, Jean Corcos l’a interviewé à propos de sa note publiée par l’Institut Montaigne, « La stabilité du Maghreb, un impératif pour l’Europe ».

La Revue Civique: Comme vous l’écrivez, la Tunisie est le seul pays du monde arabe qui a réussi sa transition démocratique. Mais sa situation économique et financière s’est dégradée fortement dans la décennie qui a suivi la révolution, et des trois pays c’est celui qui a le plus besoin de trouver des financements internationaux à court terme. Pour quelles raisons ? Pourquoi, avec le niveau de formation le plus élevé du Maghreb, 35% des Tunisiens diplômés sont au chômage ? Comment expliquer la situation dramatique au cours de la dernière vague de la pandémie, et le retard de la vaccination ?

-Hakim EL KAROUI: Ce que vous décrivez, c’est l’impasse dans laquelle la Tunisie s’est engouffrée depuis une vingtaine d’années environ car il faut remonter loin pour comprendre. Jusqu’au début des années 2000, la Tunisie était un pays pauvre qui remontait la pente grâce à l’investissement dans l’éducation engagé dans les années 60, le contrôle démographique décidé par Bourguiba et Ben Salah, le numéro deux du pays après l’Indépendance, et la libération progressive des femmes. Ces trois phénomènes ont permis que se constitue peu à peu une classe moyenne de bon niveau, qui consommait et qui a souhaité que les succès des années 60 et 70 – qu’il ne faut pas idéaliser, le pays est sorti de l’analphabétisme et de la pauvreté, il n’était pas devenu riche et éduqué -, continue. C’est ce qu’a fait Ben Ali : il a géré prudemment les finances publiques, continué l’investissement éducatif et contrôlé de près l’activité économique mais aussi politique tunisienne. Tout a commencé à se dégrader au début des années 2000 : l’économie de prédation au profit de sa famille a commencé, le système éducatif, qui s’était massifié, a souffert du manque d’investissement, les formations ont été pensées de moins en moins en fonction de la demande d’emploi et de plus en plus en fonction des qualifications des formateurs. Dans le même temps, le pays restait figé dans un modèle économique hérité des années 70 : une économie semi-administrée, étouffée par la paperasse administrative, très peu de concurrence, notamment étrangère, quelques secteurs traditionnellement forts qui souffraient de l’offre des pays voisins comme le Maroc ou la Turquie (dans le domaine touristique, le textile), peu de montée en gamme technologique (à part dans les technologies de l’information et l’industrie des équipements automobiles).

C’est de cette dégradation que provient ce scandale pour l’esprit : en Tunisie, plus vous êtes diplômé, plus vous avez de risque d’être au chômage. Parce que beaucoup de formations sont de mauvaise qualité, éloignée des besoins de l’économie avec aucune connexion pendant les études entre les entreprises et les universités. Un système à deux vitesse public/privé s’est mis en place, dès le secondaire et encore plus au niveau de l’enseignement supérieur. Il ne garantit d’ailleurs pas l’entrée sur le marché du travail mais les universités publiques ont perdu beaucoup de leur aura, faute également de financement.

« En Tunisie, plus de dix Ministres de la Santé en dix ans, quatre depuis le début de la pandémie… »

La mauvaise gestion de la crise du Covid, révélée quand l’épidémie s’est vraiment installée en Tunisie, est liée aux mêmes problèmes : dégradation du système de santé, problème identifié depuis longtemps mais pas géré faute de capacité institutionnelle (plus de dix ministres de la santé en dix ans et au moins quatre depuis le début de l’épidémie) et financière. La Tunisie vit au-dessus de ses moyens : les différents gouvernements ont décidé de répondre à la colère sociale issue de la révolution de 2011 par des embauches publiques et une fuite en avant de la dépense publique ; et ils se sont trouvés depuis le début de la crise du Covid dans l’incapacité de compenser la baisse de l’activité économique par de l’argent public. Le coup de force du Président Saïd, le 25 juillet 2021, est né de tous ces blocages : parviendra-t-il à transformer les institutions et le gouvernement pour répondre aux besoins du pays, c’est la question centrale des mois à venir.

Les deux « poids-lourds » rivaux du Maghreb, l’Algérie et le Maroc, semblent dans une situation moins critique, votre note présentant les atouts et faiblesses de chacun : le modèle de croissance algérien reste fondé par le triptyque « production d’hydrocarbures, étatisation de l’économie et transferts massifs à la population » : est-il tenable, et les aspirations démocratiques ne vont-elles pas provoquer une révolution ? Le Maroc a le plus profité de l’instabilité régionale depuis 2011 mais ses déficiences structurelles – dans l’éducation, l’emploi des femmes, les infrastructures – peuvent-elles être corrigées sur le moyen-terme ?

-L’Algérie est en difficulté politique et économique mais l’Algérie a un filet de sécurité économique – ses réserves en pétrole et en gaz, même si elles sont déclinantes – et politique : son poids dans la géopolitique régionale, renforcé par le souvenir de la décennie noire. Aucun pays de la région, et certainement pas la France, ne souhaite voir l’Algérie vaciller. Pour autant, le pays n’a résolu aucun de ses problèmes : des institutions qui donnent à la grande majorité de la population le sentiment d’être laissée de côté, une économie qui dépend toujours beaucoup trop des hydrocarbures, l’absence d’entrepreneurs, faute de liberté et un système public qui étouffe l’activité. Pour autant, l’Algérie a bâti un système de protection sociale sans pareil : 25 % du PIB est consacré aux transferts sociaux, comme dans les pays d’Europe de l’Ouest ! Je ne crois pas à une grande révolution en Algérie : le système est habile, il a une longue habitude de la contestation, à la différence de la Tunisie de Ben Ali de 2011. Pour autant, l’incapacité de l’armée et du FLN à faire évoluer le système politique, symbolisée par les faibles transformations de l’ère Tebboune, souligne les impasses du régime. Faut-il des pressions extérieures ? Je ne crois pas. Les Algériens changeront, seuls. Quand ils n’auront plus le choix.

Au Maroc, « une situation plus stable que dans le reste du Maghreb »

Quant au Maroc, son système politique extrêmement centralisé, la qualité de la vision stratégique du roi Mohamed VI lui donnent des atouts. La montée en gamme économique, l’imbrication avec les chaînes de valeurs européennes, les grands projets (Tanger, TangerMed, le TGV…) sont à mettre à son crédit ainsi qu’une vrai stratégie africaine qui est impressionnante : les banques, les télécoms, le transporteur aérien sont partout en Afrique de l’Ouest. Et l’Office chérifien des phosphates parle à tous les agriculteurs des pays émergents, y compris en Inde et au Brésil. Pour autant, le Maroc a encore de très grands problèmes d’inégalité, d’analphabétisation des femmes dans les campagnes, de chômage structurel des diplômés (pour les mêmes raisons qu’en Tunisie) et de distorsion de la situation économique et sociale entre les villes et les campagnes. On constate par ailleurs un raidissement de l’appareil sécuritaire face aux opposants politiques et aux révoltes locales comme dans le Rif. Le Maroc n’a par ailleurs jamais réalisé de transition politique, le Roi ayant eu l’intelligence en 2011 de précéder les attentes des manifestants. Il reste donc beaucoup à faire mais dans une situation plus stable que dans le reste du Maghreb.

« Je ne suis pas sûr que les islamistes soient en position de force au Maghreb, bien au contraire, partout leur influence décline ».

La maitrise de l’islamisme radical au Maghreb est un souci majeur pour les dirigeants européens. Or, si la gestion sécuritaire y est pour le moment efficace, le poids politique et culturel des islamistes n’est pas en recul ; au contraire, ils sont au Maroc et en Algérie, soit au gouvernement, soit en soutien critique. En Tunisie, la crise de cet été illustre les fractures du pays. Que pouvons-nous faire, sans interférence directe, pour renforcer leurs sociétés civiles et en particulier les élites francophones qui y sont nos partenaires naturels ?

-Je ne suis pas sûr que les islamistes soient en position de force au Maghreb, bien au contraire : partout, on voit que leur influence décline. Ils ont été les principales victimes du coup de force du président tunisien le 25 juillet, ils vont perdre des voix au Maroc lors des prochaines élections. Ils sont influents mais encadrés en Algérie. La décennie passée, où ils ont été dans les trois pays associés au pouvoir d’une façon ou d’une autre, les a banalisés : ils sont apparus pour ce qu’ils sont. De mauvais gestionnaires, des politiques pragmatiques habitués à faire des compromis, et des dirigeants pas moins corrompus que les autres.

Les élites francophones sont nos partenaires naturels : il faut néanmoins qu’elles acceptent le jeu démocratique, qu’elles acceptent plus de partager le pouvoir … et l’argent. A quand une grande réforme fiscale dans les trois pays ? Quant à la France, elle doit œuvrer discrètement au renforcement des capacités des Etats et des administrations, sans quoi l’on ne fait rien dans la région. Et s’ouvrir aux échanges humains sans crainte.

Vous écrivez : « Il n’y a aucune fatalité à ce que les liens entre les deux rives de la Méditerranée s’estompent au profit d’une présence turque, qatarie, chinoise ou russe renforcée. » N’est-ce pas d’abord le résultat des choix internationaux de ces pays ? En Tunisie, l’amitié avec le Qatar et la Turquie s’explique par le poids des islamistes au cours de la dernière décennie ; en Algérie, la relation privilégiée avec la Russie est un choix depuis 60 ans. Vous dites que « l’Europe doit pouvoir inclure le Maghreb dans sa capacité d’emprunt de 750 milliards d’Euros » ; pourquoi les autres Etats de l’Union Européenne, qui ont moins de liens historiques avec le Maghreb, suivraient-ils la France ?

-Les pays du Maghreb sont pragmatiques : ils ont raison de chercher de nouveaux partenaires. L’Algérie l’a fait depuis très longtemps effectivement, notamment dans le domaine de la Défense. Dans l’industrie pétrolière, elle travaille avec les Américains et les Italiens, peu les Français avec qui la coopération se limite aux échanges de services de renseignement. Mais, les liens entre sociétés civiles sont constants, très forts, et dynamiques. Le Maroc s’est rapproché des Etats-Unis, mais aussi de la Chine : on ne peut l’en blâmer. La Tunisie a des liens étroits avec la Turquie, via le parti islamiste mais a rejeté l’intrusion qatarie.

L’Europe, et la France en particulier, doit accepter la concurrence. Et renforcer son offre de coopération : les trois pays ont besoin d’argent, de compétences et de débouchés. Répondons à leurs besoins tout en répondant à leurs faiblesses : une haute fonction publique en déshérence (sauf au Maroc), un besoin de formation universitaire de meilleur niveau, des financements pour passer la crise Covid et des échanges culturels et humains qui font que le Maghreb est plus que jamais pour l’Europe du Sud et la France en particulier une région stratégique, au même titre que l’Allemagne. Quant aux autres pays européens, ils doivent comprendre qu’une crise au Maghreb aura des répercussions en France certes mais aussi partout en Europe. Le Maghreb, c’est l’étranger proche de toute l’Europe !

Propos recueillis par Jean CORCOS

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