Nos camarades, ex-prisonniers de Nador, nous téléphonèrent
de leur hôtel à Tanger pour nous dire qu’ils s’étaient
trouvés nez à nez avec le juge de Nador, lequel y était en
compagnie d’une de ses maîtresses. Le juge les menaça de les
remettre en prison. Chez nous ce fut le branle-bas de combat pour
les déménager et les installer dans un autre hôtel plus sûr et
dans une autre partie de la ville. Nous craignions de graves répercussions.
Comme les haverim manquaient d’argent, je dus leur apporter les
fonds nécessaires. Daphna, avec son paquet de tracts, et moi avec
l’argent, nous sommes retrouvés dans le même autobus en
direction de Tanger, transgressant les consignes de sécurité,
alors que nous aurions dû voyager séparément. Mais, voyez-vous,
l’amour fut le plus fort !
À
Tanger, Daphna rencontra les haverim qui devaient s’occuper des
tracts et me rejoignit auprès de nos camarades sortis de prison.
Chacun d’eux nous raconta les péripéties de ce triste moment
de leur vie. Quelques semaines plus tard, ils quittèrent le Maroc
et arrivèrent sains et saufs à l’Achshara d’Agen.
Le
shaliach Simon Meller ayant terminé son mandat au Maroc, nous reçûmes
son remplaçant dont je n’ai jamais connu le nom. Nous
l’appelions Yves. Nous recevions souvent la visite de shlichim
et j’étais chargé de leur faire visiter le Maroc. J’en fis
de même pour Yves. Nous envoyâmes aussi une havera, Danielle, et
un haver, David, au Machon le Madriche Houtz Laaretz, à Jérusalem.
En fait, nous étions heureux puisque la relève arriverait un an
plus tard.
Comme
je l’ai mentionné, j’avais quitté le mouvement pour
travailler dans la Makela. J’avais hâte de faire Aliya. Les
parents de Daphna, que j’avais rencontrés, espéraient que nous
nous mariions au Maroc, pour être plus tranquilles. Je n’y
voyais aucun inconvénient. Le problème n’était que financier.
Mon salaire suffisait à payer mon logement et ma nourriture. Ma mère
et mes frères se trouvaient déjà en Israël. Mon père, qui était
encore au Maroc, a été présenté à ma future belle-famille et,
ce jour là, ils sont convenus d’une date pour notre mariage, le
19 février 1961. Et moi qui n’avais même pas de quoi acheter
une alliance ! Mes beaux parents se chargèrent d’organiser la cérémonie
chez eux avec l’aide de mon père. Celui-ci offrit une gourmette
à Daphna et acheta nos alliances et mon costume de mariage.
Quatre jours avant le mariage, je reçus l’ordre de me mettre au
frais et de renoncer à toute activité. J’étais brûlé !
Nous étions très ennuyés, car tout était prêt pour le mariage
et personne de la famille n’était au courant de mes activités.
Tous pensaient que je travaillais pour une compagnie
d’assurance. Ces quelques jours d’incertitude furent un moment
difficile.
Je
me demande aujourd’hui quel supplice aurait été le pire :
être arrêté ou vivre 43 ans avec la même femme ? Mais le
jour du mariage arriva sans incident et se déroula en présence
d’une trentaine de convives.
Le
lendemain, nous rendîmes visite à mes beaux-parents. En
descendant de voiture, je vis mon beau-père faisant les cent pas
en bas de l’immeuble. Nous comprîmes tout de suite que quelque
chose n’allait pas. Il avait reçu la visite de mon père qui
lui avait appris que la police avait fait irruption chez lui le
matin même, recherchant un certain Claude Knafou , mon véritable
nom ! Il était clair qu’à partir de ce moment nous
devions faire nos adieux, sans savoir quand nous nous reverrions.
Nous
nous cachâmes dans mon appartement secret. Ainsi commença notre
union dans une prison dorée. Roger B…, dont j’ai parlé plus
haut, devint notre ange gardien. Il nous rendait visite presque
tous les jours et nous apportait des victuailles et des nouvelles.
Il nous était formellement interdit de sortir. Malgré cela,
Daphna descendait à l’épicerie tous les matins pour téléphoner
à ses parents et les rassurer. Elle leur racontait que notre
voyage de noces à travers le Maroc se passait très bien... En réalité,
nous n’avions aucune activité à part écouter de la musique,
manger et le reste. C’est fou, quand je me rappelle de cette période.
Être enfermé tant de temps avec une jolie fille, ce serait mon rêve
aujourd’hui. À l’époque, je n’ai pas su apprécier ce
moment. La patience n’était pas une de mes vertus. Notre seule
bouffée d’air frais venant de l’extérieur était la visite
quotidienne de Roger.
Daphna
détenait un passeport marocain encore valide. Quant à moi,
l’organisation me fabriqua un passeport français portant un
pseudonyme. Puis, l’éternelle question posée à Roger :
À quand le départ ?
Le
26 février 1961, nous apprîmes par la radio le décès du Roi du
Maroc, Mohammed V. Le Maroc entier était en émoi. La
communauté juive manifesta son deuil en défilant dans les rues
de Casablanca. Nous pouvions les voir défiler sous notre balcon.
La
radio ne diffusait que des prières en Arabe et parfois un peu de
musique classique. Nous écoutions donc le seul disque de Jacques
Brel en notre possession et, particulièrement, nos chansons
favorites, « Ne me quitte pas » et « La valse à
mille temps ». Et Roger qui revenait tous les jours avec son
petit panier !
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