Papa Noël de Thérèse Zrihen-Dvir
Extrait des petits contes du Mellah de Marrakech
J'avais atteint l'âge vénérable de sept ans et j'étais en cinquième à l'école primaire.
À l’approche des fêtes de Noël et du Nouvel An, l'école nous distribuait des livres de contes, illustrés de photos du Père Noël et de ses merveilleux cadeaux. Nos maîtresses d'école nous avaient même appris à chanter en classe un joli refrain sur ce fameux petit bonhomme venant du pôle nord avec son traîneau débordant de jouets pour tous les enfants du monde.
Petit Papa Noël,
Quand tu descendras du ciel,
Avec tes jouets par milliers,
N'oublie pas mes petits souliers.
Il était vraiment assez singulier qu'une école Juive enseigne dans ses classes certaines coutumes se rapportant à la religion catholique. Mais apparemment, L'alliance Israélite définissait le culte sur un plan global plutôt qu'individuel. Ainsi, le père Noël, pour nous les enfants juifs, revêtait l'allure d'un gentil vieillard qui aimait tous les enfants du monde et leur distribuait des jouets une semaine avant la nouvelle année civile.
Ce qui ne surprit donc aucun membre de ma famille quand, la veille de Noël, mon bas pendait à un clou tout près du poêle en terre glaise de Mémé. En ces temps-là au Maroc, les cheminées n'existaient quasiment pas, et rares étaient ceux qui en avaient vu une.
Ma grand-mère repoussait rarement mes demandes même des plus saugrenues, comme celle d'accrocher un bas pour le Père Noël. Dans notre quartier, les familles juives faisaient preuve d'une tolérance admirable et acceptaient d’« importer » cette tradition dans leurs contes et légendes, plutôt que de la considérer comme un cérémonial religieux.
En cette année-là, une de mes copines de classe, de deux ans mon aînée, vint à mon pupitre et me susurra à l'oreille d'un ton convainquant, « voudrais-tu rencontrer personnellement le Père Noël et recevoir autant de jouets que tu le désires ? »
« J'aimerais bien, répondis-je, absolument fascinée par l'idée.
« Écoute-moi bien. Il atterrira dans notre jardin demain à six heures du matin. Tu vas devoir te lever de bonne heure et m'attendre patiemment dans notre cour. Ne t’alarme surtout pas si je ne te rejoins pas à l'heure convenue. Reste aux aguets pour nous deux. J'essayerai de me faufiler hors de chez moi à la première occasion ».
« Aucun problème, tu peux compter sur moi, lui répondis-je en souriant.
À l'aube du lendemain, debout déjà à cinq heures, j'avais soigneusement lavé mon visage et mes mains à l’eau froide, avant d'enfiler une jolie robe et de brosser mes longs cheveux. Les occupants de la maisonnée qui dormaient encore n’interceptèrent pas mon départ.
Les rues du Mellah étaient désertes en cette aube hivernale et glacée. Dans le ciel bleu-pale, les premiers rayons du soleil présageaient pourtant une belle journée.
À six heures tapantes, je pénétrai le jardin de mon amie de classe à l’Habitat marocain. Je me mis à scruter les cieux, mais rien à l'horizon, hormis quelques petits nuages en flocons que le lever du soleil dorait à loisir.
Les sens en alerte, je me mis à tourner en rond à la recherche d'un tronc d'arbre pour en faire un siège improvisé, mais n'en repérai aucun. Faute de mieux, je m'adossai à un palmier géant. Les minutes s'égrenèrent, puis les heures, tandis qu'un semblant d'activité dans les rues avoisinantes s'esquissait. Quelques commerçants, baillant encore, firent leur apparition, tirant leurs lourdes charrettes qu’entourait de temps à autre une bande de courtiers.
Toujours pas d'Adrienne, ni de Père Noël ! J'étais au bord des larmes.
‘Pourquoi ne vient-elle donc pas comme elle me l'a promis, et pourquoi le Père Noël tarde-t-il tant ?’, ne cessais-je de me demander. Il était presque midi quand finalement Adrienne surgit du coin de la rue.
« Je suis désolée de n'avoir pas pu venir plus tôt pour te tenir compagnie, mais je n'ai pas réussi à me libérer, s'excusa-t-elle la mine dépitée, du moins me semblait-il. « On vient de me souffler que l'arrivée du Père Noël a été remise à ce soir. Je te conseille donc de continuer à scruter les cieux et fais-moi confiance, il apparaîtra au moment le plus inattendu ».
« En es-tu certaine ? lui demandai-je, plus pour me rassurer que pour autre chose.
« Absolument ! Chaque année il vient me voir et m'apporte tous les jouets que je souhaite avoir. Je veux simplement partager avec toi ce privilège, me répondit-elle sans un brin de malice.
Je me rappelle parfaitement que lors de ma dernière visite chez elle, j'étais restée bouche béante devant son étalage de jouets.
‘Aucun doute, me dis-je, ‘ce ne sont pas des jouets communs et elle a dû les recevoir du Père Noël. Elle est la seule que je connaisse qui en possède de cette qualité’, me confortais-je.
Peut-être étais-je sous un maléfice car je ne compris jamais comment avais-je pu avaler toutes les balivernes qu'Adrienne m'avait si résolument dispensées ? Je persistai à scruter les cieux, prise d'un désir insensé de voir enfin ce Père Noël tant renommé, arriver dans son chariot chargé de jouets.
Le son d’une horloge voisine sonna deux heures de l’après-midi. Mon amie Adrienne, qui était partie soi-disant quérir d'autres camarades, ne revint jamais. Heureusement, le temps était splendide et le soleil suffisamment chaud en cette fin du mois de Décembre.
J'étais encore là, lorsque le crépuscule déploya son grand étendard ténébreux. Pas de Père Noël, ni d'Adrienne. Je n'avais rien avalé depuis la veille à part quelques dattes que Grand-mère avait laissées dans mon petit sac à main. J'étais si fatiguée que je devins insensible à tout ce qui m'entourait. Lorsque les premières étoiles diaphanes apparurent au firmament, je quittai le jardin, triste et brisée. De chaudes larmes roulaient sur mes joues alors que je m'acheminais vers la maison de mes grands-parents.
« Mais où étais-tu ? demanda Grand-mère, visiblement inquiète.
« J'ai passé la journée à attendre le Père Noël qui n'est pas venu. C'est Adrienne qui m'a proposé de l'attendre dans leur cour. Je n'avais pas où m'asseoir et j'ai dû rester debout toute la journée à l'ombre de leur palmier. Rien de tout ce qu'elle m'avait promis n'a eu lieu, lui dis-je, la gorge serrée.
Grand-mère scruta mon visage tandis que l'expression du sien revêtait le masque de la colère. Elle me sourit calmement, puis me demanda, « as-tu au moins mangé quelque chose ? »
« Non. J'ai seulement avalé les quelques dattes que tu avais glissées dans mon petit sac à main ».
« Assieds-toi et dîne. Tu iras te laver après. Je te conseille d'aller dormir, cela te fera du bien. Les choses t'apparaîtront sous un meilleur jour demain ».
Je me mis au lit tout de suite après un léger repas et une douche chaude. J'étais tellement exténuée que je m'endormis dès que ma tête toucha l'oreiller. À mon réveil le lendemain, je découvris, placées auprès du poêle en argile de Mémé, une belle poupée, une paire de chaussures noires étincelantes et une maison de poupée.
« Mémé, qui m'a apporté ces cadeaux ? lui demandai-je les yeux écarquillés.
« Quand tu t'es couchée hier soir et pendant que je récurais mes marmites, Papa Noël est venu brusquement et s'est excusé pour l'heure tardive. Apparemment, il avait eu une journée excessivement chargée avec une liste interminable de jouets à distribuer qui avait complètement chamboulé son agenda, m'a-t-il raconté. Il ne savait pas quel jouet te plairait le plus. Je lui ai conseillé de t'offrir une grande poupée avec sa maison de poupée. Il a ajouté cette paire de chaussures noires vernies que tu pourras porter pour le nouvel an ».
« Ainsi Papa Noël est quand même venu, m'exclamai-je aux anges. Quel jour merveilleux et comme je me sentais comblée ! Je pris ma grande poupée avec sa maison et déposai mes chaussures neuves dans ma petite armoire tout près de la robe neuve brodée de marguerites que ma mère m'avait récemment cousue.
« Je les mettrai pour le jour de l'an, dis-je d'une voix claire.
Les vacances du nouvel an terminées, je retrouvai ma classe et mes camarades d'école et Adrienne évidemment, à laquelle je narrai l'exceptionnelle visite du Père Noël – ce qui ne l'amusa guère.
« Papa Noël est venu chez toi et tu veux que je crois à de telles sornettes ? me dit-elle en riant presque aux larmes. « Tu es si puérile et tellement stupide. Il est si facile de te berner et tu crois encore aux contes de fées. Ta naïveté te porte à l'ânerie. En ce fameux jour, je me suis moquée simplement de toi. Te regarder debout dans notre jardin, scrutant le ciel en attente de ton Père Noël, a été pour moi la scène la plus hilarante de tous les temps. J'ai même raconté ma belle farce à mes parents ce soir-là avant de me mettre au lit ».
« Farce ou pas, j'ai reçu des cadeaux magnifiques : Une grande poupée, une maison pour poupée et une paire de chaussures en verni noir. Grand-mère m'a dit que le Père Noël lui a promis de m'apporter chaque année des jouets. Et toi qu'as-tu reçu du Père Noël ou de ceux en qui tu crois ? »
« C'est étrange, marmonna Adrienne, pensive. « Tu as reçu exactement les cadeaux que j'avais demandés à mes parents. Ils ne m'ont rien acheté cette année et quand je me suis réveillée le matin, tous mes jouets avaient disparu. Mon père m'a raconté qu'un voleur était venu au milieu de la nuit et avait tout raflé. Il était trop effrayé pour lui courir après. Au matin il est allé déposer une plainte à la police ».
« Ce n'était peut-être pas un voleur après tout… C'était apparemment le Père Noël qui était venu reprendre tous les jouets qu'il t'avait donnés parce que tu t'es mal comportée envers moi !, lui dis-je en ricanant de sa déconfiture.
Rira bien qui rira le dernier ! Pensai-je en m'éclipsant.