« Gentleman », le tube qui fait trembler l'Iran
VIDÉO. Repris jusque dans les cours d'école de Téhéran, le tube d'un chanteur de pop en exil est un véritable phénomène de société en Iran.
L'Iran est frappé par l'une des pires crises économiques de son histoire, mais ses habitants n'en perdent pas pour autant leur joie de vivre. Depuis sa mise en ligne sur les réseaux sociaux il y a deux mois, le tube pop « Gentleman » fait vibrer la jeunesse iranienne, au grand dam des autorités islamiques. Composé par l'artiste Sasy, de son vrai nom Sasan Heydari, chanteur-rappeur de 31 ans exilé aux États-Unis depuis 2010, le titre, enregistré en Californie, fait un tabac dans un pays où 70 % de la population a moins de 40 ans. Si ses paroles restent relativement sommaires, elles évoquent sans ambages les selfies, la drague et autres hashtags, qui font partie du quotidien des Iraniens, malgré le fait qu'ils soient officiellement proscrits dans la République islamique.
Depuis la révolution de 1979, les relations entre sexes opposés sont interdites avant le mariage. Symbole de la « décadence occidentale », la musique pop n'est pas la bienvenue sur les ondes, encore moins dans les écoles de la République islamique. Les femmes sont obligées de porter le voile et de se couvrir le corps, et n'ont pas le droit de chanter ou de danser en public, si ce comportement est jugé « indécent » ou « immoral ». Or, depuis quarante ans, le foulard islamique ne cesse de glisser en arrière, et le « manteau » des Iraniennes de se raccourcir, certaines femmes n'hésitant plus à se prendre en selfie sans voile et de poster le cliché sur les réseaux sociaux.
Avec 46,8 millions d'internautes, l'Iran est le pays le plus connecté au Moyen-Orient. Et si Facebook et Twitter sont interdits, les Iraniens possèdent sur leur smartphone des applications VPN permettant de contourner la censure en utilisant une adresse IP à l'étranger, et ainsi s'informer, échanger et se rencontrer sur Internet. En dépit de leur interdiction, les antennes paraboliques sont nombreuses sur le toit des immeubles, permettant aux foyers iraniens d'accéder à tout un bouquet de chaînes satellitaires diffusant programmes politiques et musique interdite.
Depuis la diffusion du clip de « Gentleman » il y a deux semaines, plus de 2,5 millions d'internautes, dont un grand nombre d'Iraniens (à en croire les commentaires) ont apprécié la vidéo de Sasy, dans laquelle l'artiste s'affiche dans une limousine en compagnie de jeunes femmes dénudées, et appelant ses compatriotes, notamment féminines, à l'imiter. Mais la star innove également en faisant figurer dans son clip des Iraniennes voilées se déhanchant comme si elles étaient à Téhéran. « J'ai essayé [de composer une chanson] très joyeuse et drôle, car j'ai le sentiment qu'en ce moment, la chose la plus importante dont nous ayons besoin est la joie », écrit-il sur Instagram au sujet de la crise économique et des sanctions qui frappent le pays. Et le chanteur de lancer un défi à ses fans : réinterpréter son tube et lui envoyer le tout en vidéo.
Visiblement, Sasy a été entendu jusqu'en Iran. À la faveur du mot dièse #Sasygentleman, nombre d'Iraniens ont posté leur vidéo sur Instagram ou sur RadioDjavan (Radio jeune), équivalent iranien gratuit de Spotify, qui a produit le clip. Mais la ferveur « Gentleman » a dépassé le cadre strictement privé, d'habitude allègrement investi par les Iraniens, et atteint jusqu'aux salles de cours. Sur Instagram, on peut apercevoir des classes entières d'écoliers iraniens, filles ou garçons, reprendre en choeur le tube avec leur professeur, notamment à l'occasion de la journée des enseignants célébrée en Iran le 2 mai dernier.
La fièvre « Gentleman » est telle qu'elle a poussé plusieurs responsables iraniens à hausser le ton. S'émouvant en pleine séance que cette musique ait pu pénétrer au sein d'établissements scolaires, le porte-parole adjoint du Parlement iranien, le député « conservateur modéré » Ali Motahari, a appelé au renvoi des enseignants fautifs et a demandé des comptes au ministre de l'Éducation. Prenant l'affaire très au sérieux, le ministre de l'Éducation a annoncé la nomination de trois experts pour remonter à la source des vidéos et punir les responsables.
Cette enquête vise à « s'assurer que la confiance et la foi des personnes pieuses dans le système éducatif ne soient pas compromises », a indiqué Mohammad Bathaei selon l'agence de presse ISNA, non sans ajouter que « la seule chose qui peut sauver les étudiants des dangers est la prière à l'école ». Pour l'ayatollah Abbas Kaabi, religieux membre du conseil des Gardiens de la Constitution, un puissant organe conservateur chargé de vérifier la compatibilité des lois avec la Constitution islamique, les vidéos font « partie d'une guerre culturelle de l'ennemi » contre l'Iran, a-t-il indiqué, en pointant sans les nommer les adversaires de la République islamique : les États-Unis, Israël et l'Arabie saoudite.
Face à la polémique, l'auteur de « Gentleman » a tout d'abord pris l'incident avec humour en défiant le député Ali Motahari, qui a lancé l'« affaire », d'écouter son tube sans lui envoyer à son tour une vidéo, et d'ajouter : « Plus sérieusement, vous ne faites rien sur la monnaie, la viande et la hausse des prix et prenez aujourd'hui des décisions au sujet de “Gentleman” ? » Depuis le 8 mai 2018, date de retrait des États-Unis de l'accord sur le nucléaire iranien, la monnaie iranienne s'est dépréciée de plus de 57 % par rapport au dollar, provoquant une forte poussée de l'inflation qui atteint désormais 51 %.
Même en Iran, des voix se sont élevées pour critiquer la réaction des autorités iraniennes dans cette affaire. « "Gentleman" n'est pas qu'une chanson. C'est une sirène annonçant la défaite de ceux en charge des affaires culturelles et artistiques de l'Iran au cours des dernières décennies », écrit l'écrivaine Soudabeh Sadri dans une tribune publiée par le site d'information Asre-Iran.« En ces moments de déprime, alors que nous entendons constamment parler des hausses des prix des biens, est-ce vraiment une priorité d'empêcher des étudiants de s'amuser ? »
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