DE KOL NIDRÉ À LA NÉÏLLA - Par le Rav Adin Éven-Israël Steinsaltz
Le jour de Kippour constitue avant tout un jour d’expiation, de pardon de nos fautes et de nos péchés. En tant que tel, il s’agit essentiellement d’un acte provenant d’En-haut et qui, en principe, ne dépend même pas de notre téchouva, de notre repentir. Certes, la plupart des Sages considèrent que la clémence Divine repose sur un tel repentir. Il n’en demeure pas moins que c’est bien D-ieu Lui-même qui pardonne et purifie les enfants d’Israël de leurs transgressions une fois par an. Au cours de la fameuse confession Al ‘Heth, nous récitons plusieurs fois au milieu des différentes prières de la journée et nous comptons toutes sortes de méfaits que nous avons pu commettre. Cette confession contient en vérité un message capital : montrer que, de notre point de vue, nous sommes intéressés par l’expiation et le pardon de D-ieu. Nous souhaitons qu’Il efface toutes nos fautes sans exception, y compris celles qu’au fond de nous, nous aimerions bien préserver et emporter avec nous l’an prochain…
Tout cela est vrai de l’ensemble des prières de Kippour. Celle de Kol Nidré, objet d’un impressionnant cérémonial au tout début de la veille au soir, contraste néanmoins par rapport aux autres, car a priori il n’y est point question de péchés. Assurément, selon nombre d’avis, Kol Nidré a pour but d’annuler plusieurs types de vœux que nous avons formulés et que nous n’avons peut-être pas réalisés : cela aussi est considéré comme une faute. Mais il semble bien que la formulation extrêmement détaillée de Kol Nidré, la répétition du texte à trois reprises, sous-entendent une idée supplémentaire. Tous nos vœux, tous nos serments et toutes les interdictions que nous nous sommes imposées n’ont pas forcément de rapport avec les mitsvot nous incombant. Ils ne correspondent pas non plus, en eux-mêmes, à des transgressions. Il s’agirait plutôt de tous ces engagements que nous avons pris vis-à-vis de nous-mêmes, d’une façon ou d’une autre et dont nous ressentons le besoin d’y renoncer. Et puisqu’il en est ainsi, pourquoi ne pas demander à D-ieu, en ce jour de Kippour, de reprendre à Lui ce fardeau au même titre que celui de tous nos péchés ?
Il existe bien sûr des vœux spécifiques traités sans aucune ambiguïté par la halakha, la loi juive. Mais la plupart des autres constituent en fait une liste sans fin de décisions qui enchaînent les êtres humains tout au long de l’année. Ces décisions touchent parfois aux rapports entre un homme et son prochain ; ailleurs, elles touchent à la personne en seule à seule avec elle-même. Ainsi peut-il nous arriver de prendre l’engagement d’accomplir tel acte ou au contraire de s’en abstenir, de rompre toute relation avec certains individus ou au contraire de mener telle action dans le seul but de créer un lien avec d’autres.
En d’autres termes, Kol Nidré fait écho à toutes les promesses que nous effectuons pendant le cours ordinaire de notre vie, au gré du hasard ou d’un instant donné, d’un moment de tentation, voire d’une crise de colère envers autrui ou envers nous-mêmes. Plus encore – même si l’on s’éloigne ici de la définition exacte des vœux – Kol Nidré évoque aussi notre train de vie dans son ensemble, notre manière d’exister, tout ce que nous voulons, pour nous-mêmes ou pour les autres. Chaque individu s’est imposé à lui-même un certain nombre d’obligations, d’interdictions ou de restrictions même si elles ne correspondent qu’en partie à sa volonté, voire la contredisent. Mais quel que soit son désir profond, il se trouve emprisonné par la routine des actions que lui dictent ces engagements personnels.
Avant d’entamer la journée de Kippour, avant de se plonger dans un bilan sévère de nos égarements et des actions auxquelles nous avons failli, vient la prière de Kol Nidré : là, il est question de choses qui n’entrent pas dans la catégorie d’une mitsva ou d’une transgression, mais plutôt de tous ces éléments qui bâtissent notre vie en général. Ces derniers éléments nous ligotent dans un certain cadre car ils ont pris en quelque sorte un caractère de vœux. Les « chaînes » qui nous attachent ne peuvent se comparer à des transgressions mais ce sont elles qui enfreignent notre liberté et nous empêchent d’agir comme nous le devrions vraiment.
Le jour de Kippour, où nous devons complètement nous affranchir de la cargaison de tous les péchés et de tous les problèmes qui pèsent sur nos têtes, il nous faut d’abord nous libérer de tous ces fardeaux personnels : à nous de déclarer en général et en public que nous souhaitons renoncer à tous ces « engagements » qui n’ont aucun caractère d’obligation, à tous ces désirs facultatifs, à tout ce que notre vie routinière nous impose. Ainsi, avant de pénétrer notre être dans l’essence de cette journée sacrée, nous avons le devoir de « nettoyer » l’air autour de nous afin que nous puissions aborder ce processus de purification, d’expiation et de téchouva, libérés de toutes les entraves que nous nous sommes nous-mêmes fabriquées. C’est seulement alors, après nous être rétractés de « toute interdiction ou sentence d’anathème que nous avons pu prononcer contre nous-mêmes, toute privation ou renonciation que, par simple parole, par vœu ou par serment nous avons pu nous imposer », qu’il nous est donné d’entrer dans la quintessence du jour de Kippour et de purifier plus sérieusement notre âme.
L’heure de la Néïlla, la prière de clôture (récitée le lendemain avant l’heure de coucher du soleil), affiche deux aspects. D’un côté, malgré les hauts et les bas que nous avons pu connaître au cours de toute la journée, nous ressentons le caractère essentiel de Kippour : c’est ce jour en soi qui apporte l’expiation. Une telle sensation se renforce en nous au fur et à mesure que l’on s’approche de la clôture. Dès lors, nous avons le sentiment de surpasser les détails de telle prière ou demande particulière ; c’est bien de l’essence même de la journée dont il s’agit et nous désirons de toute notre âme aboutir à son accomplissement. D’un autre côté, nous souhaitons terminer cette prière de la Néïlla, non pas en état d’affaissement ou de de somnolence mais au travers d’un grand cri et d’un grand appel.
Nous ne prions pas seulement la Néïlla parce que les portes de Ciel sont sur le point de se refermer. Nous souhaitons en fait exprimer le désir profond de notre cœur, un désir qui, cette fois, n’est plus celui de se faire pardonner. Certes le texte de la prière précise que « D-ieu tend la main à ceux qui transgressent Sa parole », peut-être avec encore plus d’emphase que dans les prières précédentes. Mais cette main tendue par D-ieu signifie qu’Il nous donne la possibilité de sortir de l’abîme dans lequel nous sommes descendus et nous nous sommes enfoncés, des eaux tumultueuses dans lesquelles nous sommes tombés ou de la boue dans laquelle nous nous sommes empêtrés, pour prendre alors un nouveau départ.
Au-delà de tout cela, nous souhaitons prononcer des mots que nous n’avons pas encore énoncés pleinement et en toute vigueur, des mots qui expriment notre véritable volonté. Lors d’un tel moment, nous mettons de côté nos problèmes personnels, nos propres méfaits ou manquements. Puisque « D-ieu a dissipé nos méfaits comme un brouillard et nos péchés comme un nuage » (Isaïe 44 :22), il est temps de passer à la fin du verset : « Reviens à Moi, je suis ton libérateur ». Nous devons – en fait, nous désirons – exprimer notre volonté de revenir à D-ieu, non pas au travers de tel acte particulier mais au travers d’une déclaration affirmant à quel point nous sommes attachés à D-ieu et nous voulons être proche de Lui.
C’est pourquoi, tous ensemble, d’une seule et même voix, pour conclure la Néïlla nous crions Chéma Israël ainsi que, par sept fois, Hachem Hou Ha-Élokim (« L’Eternel est seul D-ieu »). Ce dernier appel évoque tous les aspects au travers desquels « L’Eternel seul est D-ieu » : la rigueur de D-ieu et Sa miséricorde, la révélation et le voilement, la dimension divine au sein de la nature tout comme au-dessus, enfin notre relation avec D-ieu au plan collectif comme au plan personnel. C’est tout cela qui résume la prière de la Néïlla. D-ieu a pardonné et expié nos fautes, et, pour un jour, nous avons été plus ou moins purs. C’est donc le moment de pousser ce cri de l’enfant, dans une parfaite unité et de toutes nos forces, en révélant ce qu’en vérité, nous n’avons pas encore dit : « Papa, nous voulons revenir à Toi ! ».
(Extrait de Laisse mon Peuple apprendre paru aux Éditions du Cerf)
Traduction: Michel Allouche
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