Faut-il déboulonner les statues ? Par Yves Doutriaux Conseiller d’Etat et ancien ministre plénipotentiaire.
Illustrant des mouvements « anti-colonialistes » ou anti-discriminations, des statues en Afrique du sud, aux Etats-Unis en passant par Bristol, Oxford ou Anvers et Paris font l’objet de controverses tandis qu’en Europe de l’est, des monuments à la gloire de la libération soviétique démontrent des lectures opposées de l’histoire de la seconde guerre mondiale et de ses suites. Peut-on esquisser des solutions propres à préserver la cohésion sociale ou apaiser les tensions géopolitiques ?
Le Président de la République a répondu à cette question au Panthéon le 4 septembre dernier lors du 150ème anniversaire du rétablissement de la République : « Aimer nos paysages, notre histoire, notre culture en bloc, toujours. Le Sacre de Reims et la Fête de la Fédération, c’est pour cela que la République ne déboulonne pas de statues, ne choisit pas simplement une part de son histoire, car on ne choisit jamais une part de France, on choisit la France. La République commence bien avant la République elle-même, car ses valeurs sont enracinées dans notre histoire ».
Il citait ainsi implicitement Marc Bloch 1 selon lequel « il y a deux catégories de français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent d’être émus par la mémoire du sacre à Reims; ceux qui lisent sans émotion l’histoire de la célébration de la fête de la Fédération » ( le 14 juillet 1790).
Néanmoins à des endroits divers dans le monde, des statues de personnages ou représentations historiques- célébrés en leur temps ou au cours des décennies ou siècles suivants- sont aujourd’hui déboulonnées ou maculées ou détruites ou déplacées du Cap ( Cecil Rhodes) à Tallinn( le soldat de bronze) en passant par le marchand Edward Colston à Bristol et le général Robert Lee à Charlottesville ( Virginie). Et la question est soulevée également en France avec des statues de Colbert ou du Maréchal Gallieni.
Certes déboulonner des statues, changer des noms de rues ou construire de nouveaux monuments à la place d’autres c’est aussi vieux que le monde : les pharaons faisaient marteler le cartouche de certains de leurs prédécesseurs honnis- telle la reine-pharaon Hatchepsout- et s’attribuaient leur effigie.
A Rome, le nom de Néron a été oublié sous l’effet d’une loi de damnatio memoriae. Les révolutionnaires français ont fait disparaitre les statues royales, marteler les fleurs de lys, débaptiser des noms de villes et de places.
A l’inverse, lors de la restauration en 1815, la statue équestre d’ Henri IV, après avoir été abattue en 1792, a retrouvé sa place sur le pont neuf.
Tandis qu’en 1871 la statue de Napoléon au sommet de la colonne Vendôme,- déjà déboulonnée à la restauration puis réinstallée sous le second empire-, a été déboulonnée une seconde fois avant d’être définitivement –jusqu’à présent mais pour combien de temps ?- remise en place.
Après la libération de la France, de nombreuses rues et places portant le nom du Maréchal Pétain- d’ailleurs presque toujours baptisées dans l’entre-deux guerres pour son rôle éminent à Verdun et non pas au titre du régime de Vichy – sont devenues des rues et places au nom du Général de Gaulle.
Les révolutionnaires russes ont débaptisé la ville de Saint-Pétersbourg, qui était devenue Petrograd en 1914 pour lui ôter toute connotation allemande, en Leningrad, laquelle a repris son nom d’origine après la chute de l’URSS.
Retour à la case départ après la disparition de l’URSS.
Plus récemment en 2003, l’énorme statue de Saddam Hussein à Bagdad a été fracassée par les Iraquiens heureux alors de la disparition d’un tyran. Mais ces changements radicaux étaient provoqués par de brusques ruptures : révolutions, chute d’une dictature, libération ou invasion d’un pays…
Aujourd’hui, nous sommes les témoins d’événements symboliques assez différents par leur nature à ces révolutions et changements de régime : il s’agit de la volonté de groupes souvent minoritaires – mais pas toujours telle la majorité noire en Afrique du sud- avec le soutien d’activistes issus de la majorité souhaitant dénoncer et rappeler les crimes commis :
– dans un passé relativement ancien – l’esclavage- pour la France antérieure au décret Schœlcher d’avril 1848 mais plus récent pour les Etats-Unis jusqu’à la guerre de sécession suivie d’un régime de ségrégation jusqu’aux années soixante dans les Etats du sud ;
– ou plus récent : la colonisation jusqu’aux indépendances du début des années soixante- voire dans le cas de l’Afrique du sud la fin de l’apartheid dans les années quatre-vingts.
Selon les promoteurs et auteurs de ces actions symboliques, les crimes commis dans le passé expliquent les discriminations ou frustrations d’aujourd’hui ;il faut donc cesser d’honorer les personnages historiques qui ont participé à ces crimes ou les symbolisent. Les statues, monuments ou noms de rues honorant des personnages historiques sont regardés comme étant représentatifs :
– de la traite des Africains vers les colonies américaines- tel Colbert, auteur du code noir ou Joséphine de Beauharnais qui avait plaidé auprès de son époux pour le rétablissement de l’esclavage en Martinique, le général Lee, général en chef des armées confédérées, Edward Colston, négociant impliqué à la fin du 17ème et au début du 18ème siècle dans le commerce triangulaire et la traite, planteur dans les Caraïbes employant de nombreux esclaves et en même temps – et sans doute grâce aux produits directes et indirects de la traite- mécène à Bristol ;
– ou de la colonisation : Cecil Rhodes à l’université du Cap ou au collège Oriel à Oxford, le maréchal Gallieni à Paris derrière les Invalides ou le général Faidherbe à Saint-Louis du Sénégal…
Mais des actes symboliques à l’endroit de ces monuments soulèvent des débats et polémiques : faut-il ou non réviser l’histoire ou la revisiter avec les regards d’aujourd’hui ? Quels sont les effets de ces destructions symboliques sur la cohésion sociale ?
1-Déboulonner pour dénoncer et rappeler les crimes commis dans le passé ancien -esclavage- ou plus récent-colonisation ou occupation soviétique :
Il faut commencer par la statue de Cecil Rhodes à l’université du Cap. Cette statue de bronze érigée en 1934 honore l’homme d’affaire colonialiste- fondateur de la société des diamants De Beers, de la colonie de Rhodésie devenue le Zimbabwe et du programme des prestigieuses bourses Rhodes à l’université d’Oxford.
Déjà dans les années cinquante, des étudiants Afrikaner avaient contesté ce symbole de la victoire des anglais contre leurs ancêtres. Mais le 9 mars 2015 des étudiants ont projeté des excréments sur sa statue.
Le 9 avril, après une consultation des étudiants puis un vote du sénat de l’université, la statue a été déplacée à l’issue de vives controverses notamment sur les réseaux sociaux. Le dernier président de l’époque de l’apartheid De Clerk déclarait que Rhodes avait eu un impact – positif on comprend- dans l’histoire notamment en créant les bourses Rhodes.
Pour d’autres, sans Rhodes, il n’y aurait pas eu l’université du Cap tandis qu’en réponse il était répliqué que ce n’était pas « le fouet de Rhodes qui avait construit l’université » mais les muscles de leurs ancêtres qui avaient souffert « pendant des siècles de la torture et de l’oppression ».
Le déboulonnage de la statue de Rhodes a eu des effets mondiaux en ce sens que la controverse s’est déplacée jusqu’à l’université d’Oxford où la question du buste de Rhodes sur la façade du collège Oriel est aujourd’hui au cœur de controverses. Celles-ci ont été relancées en 2020 par la mort de George Floyd qui a provoqué à travers le monde l’amplification du mouvement « black lives matter »(BLM) issu de la circulation d’un hashtag en 2013 suscité par la mort d’Afro-américains.
D’où la chute en juin 2020 dans la rivière de Bristol de la statue du marchand Edward Colston( 1636-1721) grand mécène de la ville de Bristol – le grand port de la traite aux 17 et 18 ème siècles- dont il avait notamment financé le théâtre Colston Hall déjà débaptisé en avril 2017 après de longs débats.
Au cours du même mois de juin 2020, les autorités d’Anvers ont dû déboulonner la statue de Léopold II , possesseur de l’Etat indépendant du Congo, qui avait été dégradée par des activistes qui ont lancé un débat sur « la décolonisation de l’espace public en Belgique ».
Plusieurs statues de Christophe Colomb à Boston, Miami et en Virginie sont déboulonnées, vandalisées ou guillotinées, le navigateur ayant fait capturer des centaines d’indigènes en Amérique avant de les vendre en Espagne.
Même la statue de Churchill devant Westminster a été taguée avec le mot « racist » au cours du même mois de juin 2020, ce qui n’a pas plu à son biographe, Boris Johnson.
Après la vandalisation d’un mémorial en hommage à la reine Victoria, le mouvement BLM a réclamé le déboulonnage des symboles de l’ère victorienne jugée raciste et esclavagiste bien que l’esclavage ait été aboli quatre ans avant son avènement au trône.
La ville de New-York – dont le maire Di Blasio a créé une commission sur la justice raciale et la réconciliation chargée d’examiner ses monuments ayant des connotations racistes- vient de décider à la demande du musée d’histoire naturelle de la ville de déplacer le monument devant l’entrée principale du musée donnant sur Central Park comportant la statue équestre de Théodore Roosevelt en tant que cette statue dépeint explicitement les populations noires et aborigènes comme racialement inférieures.
Un arrière-petit-fils de Roosevelt a estimé que ce monument ne reflétait pas l’héritage de son aïeul ( créateur des parcs nationaux mais aussi décideurs de guerres « coloniales » à Cuba, aux Philippines et Porto Rico) . « Il était temps de déplacer la statue et d’aller de l’avant ( NYT 21 juin 2020). »Le monde n’a pas besoin de statues qui ne reflètent ni les valeurs de la personne qu’elles entendent honorer ni les valeurs d’égalité et de justice ».
En France, le mouvement BLM a galvanisé l’activisme de la famille d’Adama Traoré. Place Vauban devant le dôme des Invalides, le socle de la statue du maréchal Gallieni- administrateur et militaire à poigne au Soudan français, en Guinée, au Tonkin, à Madagascar puis organisateur de la défense de Paris en 1914 et de la réquisition des taxis de la Marne- a été maculé.
De même que celui de la statue de Colbert devant l’Assemblée nationale, soulevant des protestations. Si le président de l’AN, Richard Ferrand, a tenu des propos mesurés : « dans la vie d’un homme public du XVIIe siècle, il y a forcément des parts d’ombre et des parts de lumière ».
Cela ne « serait peut-être pas une mauvaise idée d’enrichir ces statues d’une plaque, d’un panneau qui explique pourquoi cette statue est là, les faits saillants d’un personnage, les faits glorieux comme ceux qui le sont moins ». D’autres ont appelé à l’arrêt de « cette ridicule culpabilisation permanente » – selon le député LR des Alpes-Maritimes Eric Ciotti,- pour qui « on juge avec des valeurs qui viennent d’autres pays, et nous n’avons pas la même histoire que les Etats-Unis ».
Selon Mme Le Pen, « L’immense majorité silencieuse » des Français « commence à en avoir soupé de ce type d’exigences, de ce type de récriminations » venant de « minorités violentes, excessives, brutales ».
L’eurodéputé RN Nicolas Bay estimait « ça aboutit à essayer de remettre en cause les pages malgré tout glorieuses de rayonnement de la France, c’est difficilement contestable s’agissant de Colbert ».
On a ici limité l’exposé aux statues. Mais cette œuvre de dénonciation s’exprime également par d’autres voies les plus diverses : le CRAN –conseil représentatif des associations noires-avait empêché que soit jouée à la Sorbonne la pièce d’ Eschyle « les suppliantes » de Dominique Brunet car des acteurs devaient être maquillés en noir ce qui serait une moquerie à l’endroit des noirs -« black face ».
On sait que le premier ministre du Canada Justin Trudeau a dû s’excuser pour une photo prise dix ans auparavant au cours d’une fête masquée. Comme Philippe Brunet expliquait qu’il avait déjà monté des pièces avec des acteurs africains grimés en blanc, le CRAN a répliqué que, les blancs n’ayant jamais été opprimés par les noirs, la réciproque n’était pas problématique.
Enfin à l’est de l’Europe depuis la disparition du pacte de Varsovie et de l’URSS, des monuments à la gloire de l’armée rouge font l’objet de controverses et de querelles diplomatiques entre Moscou et les pays baltes notamment.
Ces querelles identitaires autour des statues et monuments illustrent l’effritement de la cohésion sociale des sociétés occidentales ou des tensions géopolitiques entre des pays d’ Europe de l’est et la Russie.
2-Critiques de la culpabilisation permanente
Confrontée à ces manifestations, la majorité dite silencieuse souvent indifférente semble plutôt en désaccord avec des actes de violence tandis qu’une minorité activiste conteste statues et monuments parfois par la force:
Des oppositions radicales au déboulonnage : ainsi le cas Colston à Bristol, avant le déboulonnage forcé de juin 2020, avait suscité de nombreux échanges acrimonieux : faut-il faire table rase du passé et de l’héritage patrimonial, être injuste à l’endroit d’un grand citoyen de Bristol, céder à une minorité politiquement correcte, ôter aux habitants de Bristol des décisions sur les monuments de la ville au profit de voies de fait imposées par une minorité, ignorer le fait que des blancs ont aussi été exploités et mis en esclavage, céder à la mentalité victimaire, blâmer de manière injuste les Britanniques de l’esclavage alors que ce sont les Africains qui ont d’abord mis en esclavage leurs compatriotes…. Débaptiser Colston Hall serait le signe d’une réécriture fasciste, stalinienne- on sait que sous Staline les photographies d’anciens camarades devenus des traitres étaient effacées selon la damnatio memoriae romaine- et orwellienne de l’histoire.
A Charlottesville, le sort de la statue équestre du général Lee, érigée en 1924 dans le contexte du mouvement Lost Cause a suscité des manifestations parfois violentes d’activistes parfois issus des rangs du Ku Klux Klan –un contre-manifestant anti-raciste en est mort le 12 août 2017- ainsi que des actions en justice contre la décision du conseil municipal en faveur du déplacement de ce monument et sa mise en vente.
Les opposants se fondaient sur une loi de Virginie de 1812 sur les « Memorials for war veterans » prohibant toute dégradation ou interférence s’agissant de ces monuments. La ville avait répliqué que cette loi n’était pas applicable puisque le monument ne commémorait pas les anciens combattants de la guerre civile.
Ainsi un juge local Moore a enjoint à la ville de ne pas déplacer le monument et d’ôter la bâche noire dont la municipalité l’avait recouvert. Puis l’Etat de Virginie a modifié la loi invoquée par le juge Moore. L’affaire en est encore là.
3- Lectures divergentes du passé de la seconde guerre mondiale qui nourrissent des confrontations géopolitiques.
Dans un autre ordre d’idées, les monuments suscitent des tensions géopolitiques : le cas le plus symptomatique est celui de la statue de bronze de Tallinn en Estonie : le déplacement dans la capitale estonienne vers un cimetière militaire périphérique en 2007 d’une statue à la gloire d’un combattant soviétique de la deuxième guerre mondiale- à l’origine appelé monument des libérateurs de Tallinn construits sur un site contenant les dépouilles funéraires de soldats tués au combat- jusque-là érigée au centre de la ville a suscité de violentes émeutes de membres de la minorité russe activée par la Russie.
Après deux jours d’émeutes, une cyber-attaque a durement affecté le fonctionnement des administrations, des banques et des médias. Pour les Russes, les monuments de ce type à la gloire des soldats morts pour libérer des territoires occupés par les Nazis doivent être respectés et intouchés tandis que pour la majorité des Estoniens et des autres Etats Baltes, voire des Polonais, ces monuments illustrent le début de l’occupation soviétique.
Deux lectures inverses de l’histoire de la deuxième guerre mondiale qui dégradent aujourd’hui les relations entre la Russie et les pays baltes ainsi que la Pologne. Il suffit d’évoquer la résolution du Parlement européen de 2019 adoptée à l’occasion de l’anniversaire du pacte Molotov-Ribbentrop du 23 Août 1939 dont découlent directement selon le Parlement le déclenchement de la seconde guerre mondiale , de l’agression soviétique contre la Pologne puis la Finlande puis l’instauration de dictatures pendant cinquante ans.
La résolution note les tentatives de la direction russe de tromper sur les faits historiques et de blanchir les crimes commis par le régime totalitaire soviétique, composante dangereuse de la guerre de l’information conduite contre les démocraties. Le Parlement relève qu’il existe encore dans certains Etats membres de l’Union des monuments ou plaques commémoratives ( noms de rues, places ou jardins publics) glorifiant les régimes totalitaires , ce qui ouvre la voie à la manipulation de faits historiques sur les conséquences de la deuxième guerre mondiale et la propagation de régimes totalitaires.
Ainsi Vienne abrite un énorme monument à la gloire de l’armée rouge, sur la Schwarzenbergplatz, monument d’ailleurs protégé par le traité d’Etat rétablissant une Autriche indépendante et démocratique.
Du côté russe, on ne cesse de dénoncer les révisionnistes qui glorifient les nazis. Ainsi le président Poutine, qui a fait de la grande guerre patriotique un récit national propre clé de voute identitaire et mémorielle face à l’occident post-Maidan 2, dans son discours à l’occasion du 75ème anniversaire de l’ONU en visioconférence en septembre dernier a appelé à « ne pas oublier les leçons de l’histoire » et a dénoncé ceux qui ont « une attitude vile et offensante pour la mémoire des combattants contre le nazisme ».
Des formes de nationalisme identitaire , sorte de perversion de la légitime recherche du récit national, s’emparent de statues ou de monuments :
Ainsi en Pologne, le mémorial de Jedwabne construit en 1961 commémore un massacre de juifs commis en juillet 1941. En 2000 , un historien révèle que les auteurs de ce massacre n’étaient pas issus de la Gestapo comme l’indiquait la plaque inscrite sur le mémorial mais des Polonais habitants de ce village estimant que leurs voisins juifs s’étaient réjouis de l’invasion soviétique de 1939.
Mais en février 2018, le parti PiS au pouvoir a fait adopter une loi pénalisant des propos selon lesquels des Polonais auraient été complices de l’holocauste ; sous la pression de l’Union européenne, des Etats-Unis et d’Israël le Gouvernement a finalement exclu les peines d’emprisonnement prévues initialement par cette loi, ce qui n’a pas empêché le PM Morawiecki de dire alors : ceux qui disent que la Pologne a pu être responsable de crimes de la 2è guerre mondiale méritent la prison .Mais nous avons dû prendre en compte le contexte international .
Mais la relecture du passé peut prendre d’autres formes dénoncées comme l’appropriation du passé d’autrui : ainsi en Macédoine du nord , le gouvernement nationaliste( VRMO-DPMNE) a engagé un programme « Skopje 2014 » de réaménagement du centre ville ( programme de 8 millions d’euros…) autour d’un lien allégué avec Alexandre-le-grand, associé au nom de l’aéroport, dont une statue monumentale orne le cœur, revenant à occulter 600 années de régime ottoman puis la période de régime serbe ;en conséquence, les relations avec la Grèce, qui estime que son voisin du nord usurpait sa propre histoire glorieuse, ont été longtemps exécrables .
Ce programme n’a pas non plus arrangé la cohésion interne en ce qui concerne la minorité albanaise soit 30% de la population. L’accord de Prespa en 2018 entre la Grèce et la Macédoine du nord permet à ce pays avec sa nouvelle dénomination d’accéder au statut de candidat à l’UE et est désormais membre de l’OTAN.
Selon cet accord, la Macédoine du nord doit éliminer toutes les inexactitudes sur les monuments existants, indiquer leur historicité grecque et que le but de leur érection est le signe de l’amitié entre les 2 pays, doit supprimer des images à caractère public le symbole du soleil de Vergina ; un comité mixte va évaluer les manuels scolaires afin d’en supprimer le contenu non pertinent et s’aligner sur les normes de l’UNESCO et du Conseil de l’Europe. Mais une fois dans l’UE, aura-t-on la garantie que de futurs gouvernants à Skopje ne s’approprient pas à nouveau l’histoire de leur voisin ?
3-Que tenter de faire ?
A partir d’ études de cas, qui démontrent la grande diversité des situations, un groupe de travail conduit par l’Institute for Historical Justice and Reconciliation et l’International Bar Association propose néanmoins dans un ouvrage paru en février 2020 ,3 à l’adresse des responsables- souvent des autorités locales ou des gouvernements mais aussi des représentants des diverses « communautés » impliquées dans ces conflits autour des monuments- quelques principes propres à rétablir ou préserver la cohésion sociale :
Des enseignements tirés des études de cas :
-il convient d’analyser les causes profondes des contestations autour des monuments, des questions identitaires et de discriminations en cause : les afro-américains, les minorités noires dans les pays européens- France, Royaume-Uni, Pays-bas, Belgique..-, la minorité russe en Estonie…
-la localisation du monument importe : en plein centre ville ( le soldat de bronze de Tallinn, Christophe Colomb à Buenos-Aires devant la présidence de la République, le général Lee à Charlottesville…), un monument est susceptible d’interpeler davantage que s’il est éloigné dans un quartier périphérique ;à Paris la statue de Colbert devant l’Assemblée nationale est plus visible que celle du Maréchal Galliéni.
-anticiper et apaiser les éventuelles controverses. L’exemple de la ville de Nantes s’agissant de son passé lié à la traite peut être relevé : comme les ports du Havre, La Rochelle et Bordeaux, Nantes s’est développée aux 17 et 18ème siècle par ses armateurs-marchands et le commerce triangulaire qui a contribué à la prospérité et financé la construction de nouveaux quartiers si bien qu’aujourd’hui cette ville a encore six rues baptisées d’après les noms de ces riches donateurs.
Sous l’impulsion de Jean-Marc Ayrault lorsqu’il était maire de Nantes- il est aujourd’hui président de la nouvelle fondation pour la mémoire de l’esclavage créée en 2018-, la ville a inauguré un mémorial de l’abolition de l’esclavage installé sur le quai de la Fosse où stationnaient les navires du commerce triangulaire ;
-principes pour des solutions: les décisions prises en ce qui concerne les monuments contestés doivent respecter la liberté d’expression, éviter de promouvoir les divisions et l’intolérance. Les décideurs doivent consulter le plus largement toutes les composantes de la population concernée de manière à ce que tous se sentent représentés dans l’espace public.
Le processus de décision doit être transparent : à cet égard le déplacement nocturne du soldat de bronze de Tallinn a sous doute été problématique. Il aurait été peut-être possible d’établir une large concertation avec la minorité russophone de manière à trouver une localisation idoine.
– promouvoir la « justice historique » :il s’agit de prendre en compte l’établissement de la vérité historique et la garantie de la justice pour les descendants des victimes de l’histoire. Les manuels scolaires ont été revisités dans la plupart des démocraties occidentales afin de rappeler aussi aux écoliers non seulement les grandes pages de leur pays mais aussi les aspects moins glorieux, la traite des esclaves ou les violences commises vis-à-vis des peuples colonisés. En France, la loi Taubira du 20 mai 2001- date devenue une journée nationale de commémoration dédiée à la mémoire de l’abolition de l’esclavage- reconnait que la traite et l’esclavage sont des crimes contre l’humanité.
Mais ce travail de « justice historique » semble remis en question en Russie où, si dans les années quatre-vingt-dix, le traité de 1939 passé avec l’Allemagne nazi avait été dénoncé, aujourd’hui l’histoire officielle met en exergue l’existence pendant la guerre de nazis dans les pays baltes et en Ukraine- ce qui n’est pas faux- tout en gommant les exactions commises par les soviétiques pendant « la grande guerre patriotique ».
Les recherches historiques doivent être approfondies à partir des archives et des sources primaires et non pas sur des mythes, légendes ou rumeurs. Ce qui est complexe car on sait que les mythes et rumeurs sont eux-mêmes objets de recherche historique.
Ainsi, en France, le Président Macron a confié ce travail à Benjamin Stora, historien d’ailleurs parfois contesté par certains représentants de ce qui était la communauté pieds noirs, sur « la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie » afin de formuler des propositions « en vue de favoriser la réconciliation entre les peuples français et algériens ».
M.Stora a rendu ses propositions en janvier 2021.Le président algérien ayant désigné le directeur des archives( d’ailleurs regardé comme un apparatchik dans son pays).Mais si les Français et les Allemands ont beaucoup travaillé sur l’enseignement de l’histoire dans les écoles et lycées et des conflits franco-allemands, que dire de la Turquie vis-à-vis du génocide des arméniens ou du Japon sur la question des crimes commis en Corée ou en Chine par les militaires japonais- aujourd’hui toujours honorés?
Des esquisses d’options et de solutions :
-statu quo parfois pour des raisons économiques et touristiques : le général Faidherbe à Saint-Louis du Sénégal, partie d’un patrimoine protégé par l’UNESCO ; le monument à la gloire des soldats allemands dans le port de Swakopmund(Namibie) érigé en 1908 à l’issue d’une guerre coloniale, qui aurait tué jusqu’à 80% des populations Herero et Nama, attireraient les touristes allemands dans ce pays selon la minorité germanophone locale.
-plaque explicative :il s’agit de contextualiser de manière la plus équilibrée., comme le suggérait par exemple le président de l’Assemblée nationale à propos de Colbert.
Mais la ville de Bristol avait projeté une plaque explicative sur Colston avant que des manifestants ne jettent sa statue dans la rivière. En revanche une plaque sous le buste de Johann Maurits au sein du Mauritshuis à La Haye indique le rôle qu’il a joué dans l’exploitation d’esclaves au Brésil ce qui a contribué à sa fortune qui lui a permis de faire construire le palais qui héberge aujourd’hui ce magnifique musée qui porte toujours son nom ( à la différence du Colston Hall de Bristol devenu Bristol Beacon en 2020).
Auparavant lorsque le conservateur du musée avait sans concertation déplacé ce buste, Mark Rutte, premier ministre, lui-même historien, avait estimé folle cette décision car on ne peut juger le passé éloigné avec le regard d’aujourd’hui. Des historiens néerlandais avaient mis en garde contre l’amnésie sélective. En faisant disparaitre ces monuments et statues de l’espace public, ses habitants ne seraient plus confrontés avec cette période de l’histoire de leur pays.
-changer la signification d’un monument : sans succès les Estoniens avaient renommé le soldat de bronze de Tallinn à la gloire de l’armée rouge en un monument commémorant toutes les victimes de la seconde guerre mondiale mais la controverse ne s’est pas éteinte pour autant, on l’a vu.
De même en exhumant la dépouille de Franco de la Valle de los Caidos, monument construit entre 1940 et 1958 en principe pour honorer les restes de près de 33000 victimes de la guerre civile des deux bords, le gouvernement Sanchez a tenté de donner à ce mémorial une nouvelle signification en dépit des vives protestations du parti populaire et de l’extrême droite estimant qu’ainsi était violé le consensus de 1977 sur le pacte du silence qui avait accompagné la loi d’amnistie à l’endroit de tous les crimes commis pendant la guerre civile.
Ce qui soulève d’ailleurs une autre question sur l’opportunité de lois d’amnistie à l’issue de conflits armés en tant qu’elles ne reconnaissent pas le tort commis envers les victimes et ainsi font perdurer ces conflits passés ce qui est susceptible de nuire à la cohésion sociale d’aujourd’hui et de demain.
La statue de Joséphine de Beauharnais à Fort-de-France décapitée dans les années quatre vingt-dix n’a pas ensuite été déboulonnée ni déplacée mais est devenue un symbole de protestation contre le colonialisme et l’esclavage jusqu’à ce qu’elle ait été totalement détruite en été 2020.
-transformer un monument ou site : exemple du stade national du Chili à Santiago, centre de détention et de torture lors du coup d’Etat de Pinochet contre le régime d’Allende où des rangées de sièges avec l’inscription «nunca olvidaremos » visible lors de toutes les retransmissions télévisées et de tous les spectateurs.
De la même manière, les anciens camps de concentration nazis sont devenus des lieux de mémoire visités notamment par des groupes scolaires ;
-les « contre-monuments » : pour répondre aux actes de vandalisme contre les statues de Cook, une installation à Botany Bay, lieu du débarquement de James Cook en Australie en 1770 qui a ouvert la voie vers la colonisation de l’ile-continent et la disparition de la plupart des aborigènes frappés par les épidémies, devra commémorer la rencontre entre le navigateur et les aborigènes.
Comme dans le cas de la « découverte » en 1492 de l’Amérique par Christophe Colomb, les aborigènes contestent le choix de l’année 1770 comme date de la découverte de l’Australie puisque l’ile accueillait déjà des habitants depuis plusieurs millénaires ; de même des afro-américains datent la création des Etats-Unis non pas à la déclaration d’indépendance de 1776 mais à l’année 1619 débarquement des premiers esclaves africains.
La statue de la paix installée à Séoul devant l’ambassade du Japon commémore les injustices perpétrées contre les femmes de confort par l’armée nippone, soulevant une vive controverse entre la Corée et le Japon.
Les 70000 stolpersteine incrustées dans les villes d’Allemagne et de 25 autres pays européens sur les trottoirs devant les lieux d’habitation des victimes de l’holocauste constituent le plus grand mémorial dans l’espace dans le monde.
-renommer ou contextualiser les noms de rues ou nommer des rues et places avec de « nouveaux héros » ; à cette fin, une mission a été confiée à l’historien Pascal Blanchard. Une liste d’anciens combattants issus d’Afrique du nord ou d’Afrique noire susceptible d’inspirer le choix de noms de rue a été communiquée par le ministère des armées à l’assemblée des maires de France ;
– relocalisation de statues et monuments dans des parcs dédiés ( les parcs de statues) : Coronation park près de Delhi, Grütas park en Lituanie, Momento Park à Budapest, Muzeon Parc des arts dans la banlieue de Moscou. Une telle solution permet de préserver l’héritage du passé et de le contextualiser.
A Buenos-Aires, la relocalisation de la statue de Christophe Colomb –remplacé en 2014 par une guerillera métis de la guerre d’indépendance sur les conseils de Chavez à Cristina Kirchner- de la place de la Casa Rosada, siège de la présidence de la République, au port dominant le Rio de la Plata, illustrant ainsi que Colomb était aussi un navigateur semble avoir été une solution de compromis acceptable sachant que de nombreux argentins d’origine italienne avaient vivement protesté – basta de demoler– contre une sorte de discrimination privilégiant la communauté amérindienne contre la communauté italienne….
Relocalisation dans les musées : la statue de Colston jetée à la rivière à Bristol devrait , après restauration, être réinstallée dans un musée de la ville ; de même pour la statue de Theodore Roosevelt à New York ;
– destruction : damnatio memoriae comme au Cap ou à Bagdad. C’est ce qu’il faut éviter dans le contexte français puisque notre histoire est un « bloc ». L’historien Pascal Blanchard propose la création d’un musée d’histoire coloniale à l’instar de musées équivalents aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, au Portugal ou en Belgique ( musée de Tervuren revisité), ce qui permettrait d’éviter le déboulonnage de statues par des minorités.
Pour sa part, le haut commissaire aux minorités nationales de l’OSCE – haut-commissariat peu connu parce qu’adepte de la diplomatie discrète, créé il y a 26 ans et chargé notamment d’aider les Etats participants à mettre en œuvre des politiques d’intégration sociale de manière à prévenir les conflits- met en exergue le point 50 des lignes directrices de Ljubjana ( 2012) – à propos des drapeaux, signes, statues, monuments, noms de rues et de places, commémorations, sites historiques, sites funéraires- « sur l’intégration des sociétés diverses » selon lequel les Etats devraient promouvoir l’intégration en respectant les sensibilités des groupes majoritaires et minoritaires en ce qui concerne l’installation et l’usage de symboles dans l’espace public.
Tout en respectant la liberté d’expression, les Etats devraient éviter l’usage de symboles susceptibles de diviser et décourager de tels usages par des acteurs non –étatiques. La promotion de l’utilisation de symboles inclusifs devrait être recherchée.
Quelques pistes évoquées par Lamberto Zannier ancien haut commissaire fondées sur son expérience de diplomatie préventive à travers les Etats participants de l’OSCE:
– enseignement de l’histoire : l’enseignement devrait refléter la diversité de chaque société et la reconnaissance de narratifs parfois contrastés de manière à éveiller chez les élèves leur sens critique fondé sur des informations bien établies sur les faits historiques ; cf travaux EUROCLIO en vue du développement d’Historiana, plateforme destinés aux professeurs d’histoire pour un manuel scolaire européen à l’image des travaux d’historiens Français et Allemands.
-dans l’espace public ( monuments, statues, noms de rues etc…), le haut-commissaire recommande la contextualisation de manière à préserver leur valeur historique voire artistique tout en prenant en compte d’autres points de vue issus de groupes différents ;
-en ce qui concerne les lois mémorielles par lesquelles certains Etats organisent le récit national et parfois prévoient la pénalisation de l’interprétation de certains évènements historiques( loi Gayssot de 1990 en France qui pénalise le négationnisme, mais cf la loi polonaise dont j’ai parlé plus haut ou la loi turque qui pénalise ceux qui mentionne le génocide arménien) , le haut-commissaire rappelle « la large marge d’appréciation des Etats en ce qui concerne leur récit national » tout en plaidant pour la conciliation entre cette marge d’appréciation avec l’encouragement à donner aux échanges critiques sur le passé en tenant compte de la liberté d’expression et des libertés académiques.
Ainsi , les Etats et sociétés seraient davantage résilients aux crises et conflits internes et externes.
Un mot pour clore sur un récent colloque organisé par le ministre des affaires étrangères de Lituanie en mars dernier à Vilnius consacré à la confrontation avec « les traumatismes nés du passé non digéré ». Questions posées à cette occasion : la psychothérapie peut-elle aider des Etats et les peuples à faire face aux traumatismes collectifs nés des guerres, violences ethniques ou religieuses , génocides, massacres ou oppressions politiques ?
Peut-on traiter une société comme un malade ? Les diplomates pourraient-ils coopérer avec les psychothérapeutes à cet effet ?
Je ne sais si le contexte français ou ouest-européen justifie le recours aux psychothérapeutes mais on peut comprendre combien l’histoire dramatique de la deuxième guerre mondiale suivie immédiatement par l’occupation soviétique provoque encore des tensions dans de nombreuses régions de l’Europe orientale, comme le démontrent les difficultés du dialogue des institutions européennes avec les gouvernants polonais ou hongrois sur l’Etat de droit qui puisent leurs sources dans les tensions entre la défense de l’identité nationale et les principes du pluralisme démocratique. Ainsi vous admettrez que ce qui peut paraitre anecdotique – ces statues qu’on honore ou qu’on déboulonne- nous amènent à de sérieuses interrogations.
Yves Doutriaux
Conseiller d’Etat et Ministre Plénipotentiaire
19/01/2021 Cercle géopolitique Dauphine
Notes
[1] In Bloch, Marc. (1990).Une étrange défaite Paris: Gallimard.
[2] In IFRI 2020
[3]« Contested Histories in Public Spaces :Principles, Best Practices » Eds T.Ryback,M.Ellis,B.Glahn. London International Bar Association Février 2021
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