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Jacques Attali :Nous sommes au bord d'une grande crise économique mondiale

"Nous sommes au bord d'une grande crise économique mondiale" (Jacques Attali)

Jacques Attali, l’un des hommes les plus influents d’Europe, a accordé un entretien exclusif à L’Echo à la veille du Brexit et des élections européennes. Il nous livre son analyse sur l’Europe et le monde. Sa foi en l’économie positive et l’utopie. Mais il prédit une crise économique majeure.

Les accords du violoniste de génie Stefan Tarara montent vers les ors de style Renaissance de la salle Rubinstein. Nous sommes à l’hôtel Métropole. Lundi 11 mars, ce musicien allemand jouera Verdi, Beethoven et Sibelius avec le Hulencourt Symphony Orchestra au Cercle Gaulois sous la conduite d’un chef d’orchestre hors du commun, Jacques Attali. Les deux hommes étaient vendredi à Bruxelles pour présenter ce concert organisé par le Hulencourt Festival. La recette ira à la fondation de Jacques Attali, "Positive Planet", dédiée aux micro-entreprises et au développement de l’autonomie des plus pauvres.

Économiste, écrivain, haut fonctionnaire, "sherpa" de François Mitterrand et d’Emmanuel Macron, Jacques Attali, 75 ans, en a profité pour donner un long entretien exclusif à L’Echo. C’est plutôt rare, il ne se laisse pas facilement approcher.

Nous parlons musique, économie. Peu à peu, "l’homme qui murmure à l’oreille des présidents" livre ses prédictions, ses craintes et ses espoirs. À quelques semaines du Brexit et des élections européennes, ses mots résonnent comme un avertissement.

Pourquoi avez-vous choisi la musique pour défendre les plus vulnérables?
Depuis une quinzaine d’années, je dirige un orchestre entre cinq et quinze fois par an. Sur invitation et de façon bénévole. J’ai dirigé en Chine, en Israël, aux Etats-Unis, au Canada. C’est à chaque fois un défi, et ma façon de m’exprimer. Chef d’orchestre est l’activité la plus difficile qui soit, parce qu’elle est complète pour l’esprit humain. Très technique, sensuelle, sensible, artistique et mathématique à la fois. C’était un rêve d’enfant, mais je l’ai cru longtemps hors de portée. Puis j’ai pris des cours durant deux ans. C’est un mode d’expression complémentaire à d’autres, car je suis d’abord écrivain, et qui fait prendre conscience de la beauté du monde. Attirer du public pour faire écouter la musique, la beauté, cela fait partie de ce qui peut pousser les gens à vouloir sauver le monde.

Vous vous battez pour le développement durable?
Nous l’appelons développement "positif". "Durable" fait trop référence à l’aspect écologique. Pour nous, le développement est "positif" s’il est écologiquement mais aussi socialement durable.

Il y a urgence?
Il y a extrême urgence. Nous sommes devant une urgence sociale car il y a une obscène accentuation de la concentration des richesses entre quelques mains, que j’avais prévu il y a 15 ou 20 ans, en raison de la globalisation des marchés sans globalisation de la règle de droit.

La globalisation des marchés crée des injustices et des inégalités qui ne sont pas compensées par un système global de redistribution des richesses. Le système va exploser, car il y a trop de concentration des richesses, et de plus en plus de pauvres. Si on n’agit pas, les nations vont se fermer et le protectionnisme nous conduira à la catastrophe. Il y a aussi une urgence écologique, avec les changements climatiques qu’il faut endiguer.

Vous plaidez depuis plusieurs années pour le "capitalisme positif", avec 45 propositions. Leur mise en œuvre avance-t-elle concrètement?
Le capitalisme ET la démocratie positive pour être précis. Il y a une prise de conscience que l’on ne peut se contenter de choses non durables, dans tous les domaines. En finance, les fonds d’investissement ont commencé à comprendre que s’ils ne financent pas des choses positives, ils seront considérés comme coupables. Ils demandent à notre fondation Positive Planet de les aider à mieux juger dans quel secteur investir en fonction de la positivité, c’est pourquoi nous avons créé un indice de mesure de la positivité des villes, des pays. Je suis d’ailleurs en contact avec la Ville de Bruxelles pour mesurer sa positivité. Nous mesurons aussi la positivité des entreprises, qui doivent l’être à fond et pas seulement en surface. En France, la loi Pacte va en ce sens qu’une entreprise ne soit plus seulement un rassemblement de capitaux mais d’autres acteurs dans l’intérêt de la collectivité. Nous avons créé aussi l’idée d’une chambre des générations futures. Ça avance.

La prise en compte du long terme est-elle compatible avec le marché et la démocratie?
On voit bien comment elle peut être compatible avec le marché, mais c’est plus difficile de la rendre compatible avec la démocratie. C’est pourquoi il y a un grand risque de détour totalitaire. Si rien n’est réglé, si on attend trop, il y aura une crispation totalitaire. Ce pourquoi nous nous battons dans cette fondation, c’est de faire en sorte qu’on ne passe pas par ce détour totalitaire.

La démocratie et le capitalisme positifs peuvent-ils endiguer le populisme?
Oui. Ils peuvent stopper le populisme dont on a vu les conséquences au début du XXe siècle. On avait tout pour être heureux, les progrès, l’optimisme, mais cela s’est bloqué sur le populisme et on a eu 80 ans de barbarie. On aurait pu les éviter, et il ne faut pas que ça recommence.

Dans moins de trois mois, ce sont les élections européennes. Les groupes politiques traditionnels, socialistes et démocrates-chrétiens, reculent. À quoi attribuez-vous cet effondrement?
D’abord, il ne faut pas exagérer la montée des populistes. Ils représentent dans les sondages 20 à 25%. Ce n’est pas une majorité. Par contre, on assiste à une recomposition des forces. Avec les écologistes, et c’est très bien, car ils incarnent les vraies valeurs. Il y a un mouvement centriste et positif avec En Marche en France et sous d’autres noms dans d’autres pays. Les partis traditionnels n’ont pas su se renouveler. Le parti socialiste qui incarnait l’espoir n’a pas su saisir la double dimension sociale et écologique, il s’est fait déborder intellectuellement. Il faut à tout prix que revivent les partis de gauche et de droite car rien ne serait pire qu’une confrontation simpliste entre populistes et modernistes. Au début, les modernistes gagneront, pendant cinq ans, dix ans. Mais si on installe les populistes comme la seule alternative, un jour ils dirigeront. Et ça, c’est trop dangereux.

Le mouvement En Marche réussira-t-il à se transposer au niveau européen?
Je ne sais pas. En Marche doit être une des forces européennes, mais il ne doit pas être la seule. Pour moi, le grand danger serait une bipolarisation entre populistes et modernistes.

Qu’y a-t-il derrière l’idée de "renaissance européenne", chère au président Macron?
Dans le monde tel que nous sommes, nous avons deux nations extrêmement puissantes: les Etats-Unis et la Chine. La Chine est une économie de marché totalitaire. Les Etats-Unis sont une démocratie, mais avec un germe totalitaire dans sa structure. Et nous, Européens, nous sommes là, au milieu de nulle part, la partie la plus riche du monde, mais ouverts aux quatre vents. Nous n’avons pas encore compris cette phrase très simple: nous sommes seuls. Seuls face à tous les ennemis possibles, parce que les Américains ne nous défendront plus. Ils n’enverront plus de GI pour sauver l’Europe, même si les Polonais et les Tchèques le croient.

Un être humain ne naît véritablement que lorsqu’il prend conscience de sa solitude. C’est cela, la renaissance. Et la renaissance de l’Europe commencera par la prise de conscience de sa solitude, qui l’amènera à défendre ses trésors, ses talents et sa place de première puissance du monde. Paradoxalement, les discours de Salvini et des autres populistes me semblent même proeuropéens. Ils ne sont pas contre l’Europe, ils sont contre l’islam en Europe. Ils ne veulent pas que l’Italie quitte l’Europe, ils veulent la protéger de ses ennemis imaginaires. Ils veulent une Europe rassemblée, mais chrétienne.

Brexit

Les chefs d'Etat et de gouvernement européens ont réfléchi sur les futures négociations concernant la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne. Les dirigeants s'engageant à aller vite et à rester unis pour éviter que Londres n'arrache un accord trop favorable susceptible d'inspirer d'autres départs. 

Dans vingt jours, ce sera le Brexit. Va-t-on vers un divorce sans accord?
Quand je regarde l’histoire, j’ai deux maîtres à penser, Marx et Shakespeare. Le premier donne les grandes tendances, le deuxième nous rappelle que tout dépend des passions humaines. Et que les grandes tendances peuvent trébucher sur les passions humaines. Pour le Brexit, la grande tendance, c’est le chacun pour soi des populistes. Shakespeare, c’est les coups de couteau dans le dos au sein du parti conservateur. La politique britannique n’est plus dirigée par les intérêts du Royaume-Uni, mais par ceux du parti conservateur. Et que va-t-il décider? Je n’en sais rien. Dans "March of Folly", l’écrivaine américaine Barbara Tuchman dit qu’il arrive que les nations se suicident. Eh bien, je pense que le Royaume-Uni est en train de se suicider. Même si les nations finissent par renaître, et qu’il renaîtra.

Mais je ne crois pas une seconde au "remain", à cause des petites querelles de partis et parce qu’aucun dirigeant n’a osé prendre le parti du "remain". Mon pronostic est que les Anglais finiront par accepter l’accord de sortie et un codicille qui dira que le "backstop" est provisoire mais sans donner de date d’expiration.

Le Brexit pourrait-il être reporté?
Oui, mais de quelques semaines, pas beaucoup plus. Le 1er juillet, ce serait trop tard.

Le Brexit pose-t-il un risque systémique pour le 29 mars prochain?
Oui, c’est clair. Un Brexit dur, sans accord, provoquera un choc systémique. Un Brexit "soft", non. Et puis, l’économie mondiale est très fragile aujourd’hui. Je crois qu’on est au bord, et je ne sais pas si c’est dans trois semaines ou dans deux ans, d’une grande crise économique mondiale.

Pour quelle raison?
On n’a pas réglé la crise de 2008, on a continué à s’endetter. Les entreprises, en particulier celles qui ne sont pas cotées, se sont surendettées, elles sont dans une situation totalement artificielle.

La faute à quoi?
La faute à la procrastination pour régler les problèmes. "Encore un instant, monsieur le bourreau."

L’Union européenne est-elle en train de se défaire avec le Brexit?
Non. Tous les autres pays européens sont favorables à l’Europe. Certains veulent entrer dans l’euro. Beaucoup veulent adhérer à l’Union. Mais il faut passer à une autre étape. Nous sommes seuls, il faut nous défendre. Pour moi, la seule vraie proposition maintenant, c’est une Europe de la défense. Une armée commune.

Cette proposition défendue par Macron et Merkel va-t-elle se concrétiser?
L’Europe avance toujours lorsque la France et l’Allemagne sont puissantes. Le drame de l’histoire européenne, c’est que depuis la disparition du couple Mitterrand-Kohl, on a eu alternativement un Français fort et un Allemand fort, mais jamais en même temps. Quand Mme Merkel aura passé la main, nous aurons deux dirigeants, en France et en Allemagne, avec du temps devant eux.

Les gens sont en colère, en France avec les gilets jaunes, en Belgique et dans d’autres pays. Que peut-on faire pour eux?
Il faut écouter ce qu’ils disent. Il y a partout en Europe occidentale une prolétarisation de la classe moyenne. Une aggravation de la précarité insupportable, surtout au regard des richesses accumulées depuis vingt ans. Les gilets jaunes ont révélé un problème du premier niveau de la classe moyenne. Il se pose surtout pour les générations futures, car l’ascenseur social ne fonctionne plus. Avant, les classes moyennes en difficulté pouvaient se dire que leurs enfants feraient mieux qu’eux. Aujourd’hui, les enfants des classes moyennes ne passent plus au niveau supérieur aussi vite qu’avant, c’est un problème dont il faut se préoccuper.

Reste-t-il une place pour l’utopie?
Évidemment. La société positive est une utopie. Le monde ne fonctionne que par des utopies. L’utopie de la beauté, la musique en est un exemple. L’utopie de la bonté, de l’altruisme. La grande bataille d’aujourd’hui, cela ne devrait pas être l’individualisme, mais l’altruisme. Je crois beaucoup à la victoire de l’altruisme.

Cette utopie, vous la transmettez comme chef d’orchestre?
Pour faire une métaphore, je crois que l’orchestre est annonciateur de l’évolution de l’économie en général. Un orchestre est une entreprise composée de gens qui viennent pour un projet et vont ensuite mener une carrière individuelle. C’est cela, le monde que l’on va avoir. Les entreprises seront de moins en moins pérennes. De plus en plus de gens se rassembleront pour un projet de dix ou quinze ans et puis se sépareront vers un autre projet. Rien dans la vie ne vaut s’il n’y a un projet.

Cette façon de voir ne risque-t-elle pas de faire peur aux gens?
Dans les réformes les plus fondamentales, il y a, pour moi, une idée révolutionnaire selon laquelle toute personne qui ne travaille pas doit être rémunérée pour se former. C’est une idée utopique, qui répond à la précarité, qui permet de former les gens et qui renvoie à une utopie ancienne qui a fini par s’imposer, selon laquelle toute personne malade doit être rémunérée pour se soigner. C’est l’intérêt de la collectivité qu’elle se soigne et ne soit pas contagieuse. C’est la même chose pour la formation. Dans un orchestre, chaque musicien a intérêt à ce que l’autre soit bon. C’est la grande réforme du XXIe siècle. Toute formation mérite salaire.

Vincent Georis,

Journaliste

Source: L'Echo

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