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Séduire une femme en onze étapes : la leçon d’Albert Cohen

Comment gagner le cœur d’une femme et l’emporter dans une passion brûlante et grandiose? Comment conquérir à coup sûr celle que l’on convoite et devenir un séducteur hors pair, sûr de son charme et de ses effets ? Comment réussir à vivre cette folle histoire d’amour dont tant se contentent de rêver, la concrétiser et la faire perdurer ? Et est-ce seulement possible ?

Quantité d’auteurs occidentaux ont abordé et théorisé la question de la passion amoureuse depuis l’apparition au Moyen Âge du mythe fondateur de Tristan et Iseult, qui a forgé notre vision de l’amour idéal tel que nous le concevons encore aujourd’hui : une relation exaltante, exempte des tristes effets du quotidien, faite d’une ardeur charnelle sans cesse renouvelée ; un véritable « amour-passion » qui naît souvent de l’interdit, de l’impossible, et qui laisse en nous une brûlure que nous voulons sans cesse retrouver1. Mais aucun écrivain ne l’a traitée avec autant de lucidité – toute cruelle soit-elle – que l’écrivain suisse Albert Cohen dans son livre couronné par le Grand Prix du Roman de l’Académie française en 1968, l’inégalable Belle du Seigneur.

Dans cet imposant récit qui se déroule à Genève à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, Albert Cohen décrit dans ses plus infimes détails la passion amoureuse entre Solal, séducteur juif aux origines grecques doté d’un éminent statut social, et Ariane, capricieuse bourgeoise s’ennuyant aux côtés de son mari, fonctionnaire flegmatique à la Société des Nations. Des ébats sulfureux à la fusion totale, de la promesse d’un amour éternel à la disparition progressive du monde extérieur, chaque étape de la relation des amants est dépeinte dans ses moindres effluves lyriques, ses moindres tentations d’absolu et de grandeur. Car Solal, homme à la beauté dangereuse, ténébreux, tortueux, déchiré entre son identité orientale et son désir d’être assimilé à l’Occident, s’est juré de « tenter l’entreprise inouïe »2 : se faire aimer de la noble et chrétienne Ariane, l’enlever loin de son mari pour un « départ ivre mer soleil »3 et jouir loin de tous d’une véritable vie de passion, un « amour chimiquement pur »4. Or, comment y parvenir ? Par un procédé minutieux et graduel qui, une fois appliqué, garantit l’assujettissement de toute femme – y compris la belle Ariane, aux mœurs chastes et peu enclines à la sexualité. Voici donc la recette, aussi clinique que cynique, de la séduction réussie de Solal, à laquelle l’on doit cette « fresque de l’éternelle aventure de l’homme et de la femme »5.

 

Manège I : avertissez la femme que vous allez la séduire6

Avertir la femme convoitée que l’on va la séduire l’empêche de partir ; elle restera immanquablement, même si c’est seulement par défi.

 

Manège II : démolissez son partenaire

Arrangez-vous pour que son partenaire soit admiratif de vous et vous fasse confiance. Puis éloignez-le par quelque ruse. N’hésitez pas à même lui parler ouvertement de la femme que vous convoitez sans qu’il ne sache qu’il s’agit de la sienne.

 

Manège III : faites-lui la farce de la poésie

Sortez le grand jeu : faites le grand seigneur insolent, le romantique hors du social. Il faut la gorger de sujets élevés – peinture, sculpture, littérature, culture, nature – tout en étant toujours à votre avantage, fraîchement lavé et pomponné. Ce qu’il faut, c’est que la femme comprenne que vous êtes tout le contraire de son partenaire qui lui ne peut pas être poétique… puisqu’il est vu tout le temps par elle, et qu’il est impossible de faire du théâtre vingt-quatre heures par jour. Vu le décalage, elle commencera à dédaigner son mari et même à lui en vouloir, car d’une certaine façon, elle lui en veut aussi d’être le témoin de ses misères quotidiennes : la mauvaise haleine le matin, la tignasse de clownesse ébouriffée et clocharde abrutie. En somme, en étant poétique avec elle, vous la rendez poétique également, et elle vous en sera reconnaissante.

 

Manège IV : faites-lui la farce de l’homme fort

Ensuite, faites l’homme fort. Claironnez comme un coq, tapez-vous la poitrine comme un gorille ! Ayez du caractère et de l’assurance. Plantez vos yeux droit dans ses yeux, soyez genre explorateur anglais laconique avec une pipe à la bouche. Car la force est l’obsession des femmes et elles enregistrent tout ce qui leur en paraît preuve. C’est le caractère dangereux de la force, pouvoir de tuer, qui les attire et les excite : un cher fort et silencieux, avec chewing-gum et menton volontaire, un costaud, un viril, un coq prétentieux ayant toujours raison, un ferme en ses propos, un tenace et implacable sans cœur, un capable de nuire, en fin de compte un capable de meurtre !

 

Manège V : soyez cruel

Ne beurrez pas ses tartines, ne lui apportez pas son thé au lit, car cela diminue la passion. Au contraire, montrez-lui subtilement que vous pouvez être cruel ! Faites-lui sentir, entre deux courtoisies, par un regard trop insistant, par des airs absents, par des ironies brusques ou sévères ou par quelque insolence mineure comme lui dire que son nez brille. Soyez un peu inattentif. Un seigneur quelque peu infernal les attire, un sourire dangereux les trouble. Elle sera indignée, mais son tréfonds aimera. Il faut un peu déplaire pour plaire vraiment.

 

Manège VI : montrez votre vulnérabilité

Être viril et cruel, c’est une chose. Mais pour être aimé à la perfection, il faut faire surgir en elle la maternité. Il faut que sous votre force, elle découvre une once de faiblesse. Sous le haut gaillard, elles adorent trouver l’enfant. Quelque fragilité par moments – pas trop n’en faut, non plus – leur plaît énormément, les attendrit follement.

 

Manège VII : soyez méprisant par avance

Soyez un tantinet méprisant, par principe, dans une certaine intonation, dans un certain sourire. Elles le sentent tout de suite, et il leur plaît, il les trouble. Leur tréfonds se dit que vous les méprisez parce que vous êtes habitué à être aimé, à tenir pour rien les femmes, que vous êtes un maître qui les tombe toutes.

 

Manège VIII : ayez des égards et faites-lui des compliments

Si l’inconscient des femmes aime le mépris, leur conscient par contre veut des égards. Pendant la séduction, soyez admiratif en paroles, de manière qu’elle se dise voilà enfin celui qui me comprend ! Faites des compliments massifs au début, faites d’elle une déesse. Parce que le matin, dans la glace, elles se découvrent un tas d’imperfections, les cheveux ternes et trop secs, les pellicules ennemies, les pores trop ouverts, les orteils pas beaux… Jamais sûres d’elles-mêmes. Bref, soyez le donneur de foi, et elle ne pourra plus se passer de vous. Elle pensera à vous tous les matins au réveil.

 

Manège IX : soyez indirectement sexuel

Dès la première rencontre, elle doit sentir que vous êtes mâle devant une femelle. Regardez-la bien en face avec un certain mépris, une certaine bonté, un certain désir, une certaine indifférence, une certaine cruauté – c’est un bon mélange et pas cher. Fort mais vulnérable, méprisant mais complimenteur, respectueux mais sexuel.

 

Manège X : mettez-la en concurrence

Dès le début, arrangez-vous pour lui faire savoir, primo que vous êtes aimé par une autre, terrifiante de beauté, et secundo que vous avez été sur le point d’aimer cette autre, mais que vous l’avez rencontrée elle, l’unique, ce qui est peut-être vrai d’ailleurs.

 

Manège XI : faites-lui l’ultime déclaration

Après ces dix premiers manèges, elle sera enfin prête pour la déclaration. Faites-lui sentir naturellement qu’elle gâche sa vie avec son partenaire officiel, que cette existence est indigne d’elle. Vous lui direz naturellement qu’elle est la seule et l’unique, que ses yeux sont ouvertures sur le divin. Allez-y avec violence afin qu’elle sente qu’avec vous ce sera un paradis de charnelleries perpétuelles, ce qu’elles appellent vivre intensément. Et n’oubliez pas de parler de départ ivre vers la mer, elles adorent ça. Partir est le maître mot, partir est leur vice.

 

Des manèges qui révèlent un amour factice

Toute cette parade n’a cependant pas comme seul dessein la simple séduction : l’entreprise de Solal repose également sur d’autres motivations plus complexes. D’une part parce que – il le concède d’emblée – Ariane s’est révélée à lui comme une évidence : « c’était elle, l’inattendue et l’attendue, aussitôt élue en ce soir de destin, élue au premier battement de ses longs cils recourbés »7. Mais, d’autre part, aussi parce qu’il tient là une forme de revanche sur ces femmes qui, attirées par la puissance d’un mâle viril leur promettant une aventure hors du temps, renoncent à toute morale et raison. Devenues animales, sexuelles, elles délaissent leur relation conjugale pour se vouer à la passion adultère qui leur promet, un temps au moins, de se sentir séductrices et séduites, plus proches de la vie telle qu’elle devrait l’être. L’œuvre entière, par la voix de Solal, n’est en grande partie qu’une dénonciation non seulement des croyances de ces dernières, mais aussi plus largement de la société occidentale, de ses faux-semblants et de son modèle romantique féodal. La passion ne serait en réalité qu’une illusion éphémère… C’est pourquoi Solal éprouve un tel mépris à l’égard des femmes qui n’ont pas conscience de son aspect factice et temporaire, et qui attribuent à l’homme aimé « des qualités sorties de leurs lectures poétiques ou romanesques »8. À ce modèle est opposé celui de la culture juive, qui préconise l’amour fraternel, maternel ou conjugal ; en somme, l’amour véritable, selon Albert Cohen, quelque peu spirituel et religieux, le seul capable d’une véritable constance.

C’est donc dans cette optique que Solal, partagé entre son espérance que la passion amoureuse puisse durer et sa conscience de l’impossibilité de la tâche, se livre corps et âme dans sa relation avec Ariane, en proie à une profonde ambivalence. Une fois l’entreprise de séduction accomplie, s’ensuivent comme attendu l’exaltation amoureuse, les rituels de l’amour, la puissance de l’amour. Puis, les débuts passés, l’isolement et la routine insidieuse ; la violence, la jalousie et la tromperie comme autant d’efforts acharnés pour tenter de raviver la flamme vacillante. Mais bien en vain, car l’écoulement du temps va de pair avec une lente corrosion de la passion, et malgré toutes ses tentatives de garder le contrôle sur les mécanismes de cette dernière, Solal est en réalité bien impuissant – car le désir ne peut, par essence, perdurer indéfiniment. Incapables alors d’accepter que « l’époque des premiers temps de la passion est ce qu’[ils] auront eu de meilleur »9, dans l’impossibilité d’admettre l’évolution naturelle de leur relationles amants n’ont d’autre choix que de se tourner vers le suicide, salvateur. Mais avant l’asphyxie et la mort, Belle du Seigneur est aussi le tableau d’une passion à son niveau le plus pur et le plus absolu ; d’une quête d’un idéal si grand que l’impossibilité de l’atteindre remet en question le sens même de toute l’existence.

 

1 DE ROUGEMONT Denis,  L’Amour et l’Occident, Paris, Plon, 1939.

2 COHEN Albert, Belle du Seigneur, Paris, Gallimard, 1968, p.13

3 ibid., p.309

4 ibid., p.617

5 ibid.

6 Les onze manèges sont retranscris de façon quasiment identique au texte originel de la scène de séduction, telle qu’elle apparaît au chapitre XXXV de Belle du Seigneur. Le texte a néanmoins été adapté et abrégé par souci de compréhension et de brièveté.

7 COHEN Albert, op.cit., p.38

8 SCHAFFNER Alain, La théorie de l’amour dans les romans d’Albert Cohen, un héritage stendhalien ? Cahiers Albert Cohen, n°5, L’Amour en ses figures et en ses marges, 1995.

9 FLAUBERT Gustave, in SCHAFFNER Alain, op.cit.

Sources annexes:

FROSSARD Charlotte, La dégradation de la passion amoureuse dans « Belle du Seigneur » d’Albert Cohen, Mémoire de Master, Université de Genève, 2015.

SCHAFFNER Alain, Albert Cohen : le grandiose et le dérisoire, Carouge, Editions Zoé, 2013.

SCHAFFNER Alain, Le Goût de l’absolu. L’enjeu sacré de la littérature dans l’œuvre d’Albert Cohen, Paris, Champion, 1999.

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