La rencontre, un pur moment darwinien, par Cynthia Fleury
Pour rencontrer l’autre, il faut avoir conscience de sa propre naissance. C’est un instant rare, «un peu de temps à l’état pur», qui ne se fabrique pas sur des sites : il tient plus de l’instinct de survie que du probabilisme…
Cette scène ouvre l’Education sentimentale de Flaubert. Elle conte la rencontre de Frédéric et de Mme Arnoux. On la connaît tous. Certes, ceux qui l’ont lue. Mais avec tous ceux qui l’ont vécue, dans leur vie personnelle, le cercle est immense. «Ce fut comme une apparition : elle était assise, au milieu du banc, toute seule […] son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu. […] Jamais il n’avait vu cette splendeur. […] Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos […] il glissait peu à peu, il allait tomber dans l’eau ; Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit : "Je vous remercie, monsieur." Leurs yeux se rencontrèrent.» Le roman pourrait déplier simplement cet instant-là, celui de la rencontre avec l’être aimé, celui qu’on aime avant même de le rencontrer. Flaubert, fin limier, saura rajouter un deuxième élément. «"Ma femme, es-tu prête ?" cria le sieur Arnoux, apparaissant dans le capot de l’escalier.» Et là, chacun se dit que ce qui semblait l’évidence, la chance, la providence… ne sera finalement pas si évident que cela. L’après-rencontre, d’ailleurs, n’a nul besoin d’un conjoint déjà présent sur les lieux du crime pour que la rencontre se révèle ensuite moins lumineuse qu’au premier instant. C’est la qualité suprême de la rencontre : être un instant éternel ; «un peu de temps à l’état pur», aurait dit Proust.
Car la rencontre réussit cette gageure d’être le lieu de l’inédit et de la réminiscence. Ce que je rencontre, je ne le connais pas, je ne l’ai jamais vu, et pourtant, je le connais déjà, depuis toujours, je l’ai espéré, attendu, il a construit mes rêves, mes désirs, alors rien ne m’est plus familier que lui, cet étranger. Tant que l’amour tiendra, le récit de la rencontre sera incessant. «La scène initiale au cours de laquelle j’ai été ravi, je ne fais que la reconstituer : c’est un après coup», écrit Barthes. D’ailleurs, la rencontre ne tient que par le récit que l’on en fait. S’en souvenir, c’est rajouter un nouveau signe, tout mieux interpréter qu’à l’instant «t» où la rencontre a eu lieu. Tant que l’amour durera, la rencontre, dans son récit, se densifiera encore. Elle fera sens. Elle sera grosse de l’avenir à deux, du commencement réel, car pour nombre d’entre nous, il faut la rencontre pour avoir le sentiment de sa propre naissance. Rencontrer l’autre, c’est renaître.
Avoir le sentiment de «rencontrer quelqu’un» ne débouche pas nécessairement sur de l’amour. Rencontrer quelqu’un, c’est déjà immense, et l’amitié le sait bien, l’affinité élective ou professionnelle aussi. Rencontrer quelqu’un, et une pulsion vitale surgit. Plus que du sang dans les veines, c’est la vie, le sens, l’envie, l’espérance, qui traversent nos veines. C’est un petit bout de commencement. Rencontrer, avoir la chance d’éprouver ce sentiment précieux d’être heureusement surpris par la vie, c’est si rare, et en même temps, si simple, qu’il y a toujours là matière à réconciliation avec la vie elle-même.
La rencontre est si miraculeuse que le marché s’en est emparé. Comment fabriquer de la rencontre ? Les applications, grâce à la géolocalisation, proposent cela : la rencontre à portée de clic et d’algorithme. Devant la puissance du «big data», le hasard peut tirer sa révérence. Il y a toujours dans le coin quelqu’un à rencontrer si bien que le plaisir de la rencontre finit par se passer assez bien de la personne à rencontrer. Qu’est-ce qui ravit les consommateurs de telles rencontres ? Souvent, l’idée même de rencontre. Après la rencontre, il n’y aura pas de récit de la rencontre mais une autre rencontre, à moins que ce ne soit une autre rencontre encore. Alors que «la» rencontre, dans sa rareté, recentre, donne le sentiment d’être enfin en vie, de comprendre ce qu’on fabrique sur cette terre, le «semblant de rencontre», celle démultipliée, produit le sentiment inverse, un peu plus d’errance. On s’y perd dans ces rencontres qui n’en sont plus, où l’autre n’est que l’instrument d’un imprévu fabriqué par le probabilisme. Alors, bien sûr, là où c’est délicieux, c’est quand à l’intérieur de la batterie de rencontres surgit «la» rencontre. Comme un «malgré tout». C’est là que la rencontre, cette notion en apparence si littéraire, fait un pacte avec la théorie de l’évolution. Ceux qui sont encore là, ceux qui résistent, savent bien que l’art de rencontrer façonne leur instinct de survie à moins que ce ne soit l’inverse. Rencontrer, c’est d’abord rester en vie, avant d’en jouir.
Cynthia Fleury Philosophe, psychanalyste