Déjà
en 1856, le Maroc affaibli est la cible de différentes puissances,
l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne, la France. Les troubles,
les conventions, les accords se succèdent. Les querelles internes
de succession, les révoltes sauvages aggravent la situation.
En
1906, la conférence d’Algésiras, qui réunit 12 pays européens
et les États-Unis, décide l’internationalisation économique du
Maroc et confère à la France et à l’Espagne des droits spéciaux.
En mars 1907, des Français sont assassinés à Casablanca. Le général
Lyautey occupe Oujda le 31 juillet 1907. En août, le général
Drude débarque à Casablanca. Le jeudi 3 août, les soldats du
Makhzen se ruent sur le mellah de Casablanca et pendant 3 jours
pillent, tuent, violent. Les synagogues sont saccagées. On compte
30 morts, une soixantaine de blessés, des viols innombrables.
Des juifs sont faits prisonniers et emmenés comme captifs. À
Settat on enregistre le passage de 500 familles, 400 personnes
y resteront en tant que réfugiés [1].
À
Fès, la capitale, cette même année, le Sultan Abd El Aziz
abdique. Le mellah est constamment en danger, et ses dirigeants
prennent l’initiative de se protéger par eux-mêmes, et ce malgré
le statut de dhimmis [2]. Des sentinelles font le gué. L’arrivée
du nouveau Sultan Moulay Hafid (juin 1908), et peut-être la
proximité des troupes françaises vont quelque peu calmer la
situation. En mars 1911, des berbères se soulèvent à Fès contre
le Sultan, qui demande l’aide de la France et du général
Gouraud. Le Sultan accepte de signer l’accord de protectorat avec
la France. Lorsque la délégation française, conduite par
l’ambassadeur M. Regnault arrive, « la population juive nous
fit un accueil enthousiaste et ses orchestres nous gratifièrent de
l’air de la "Mère Michel" qui passait alors au mellah
pour notre hymne national ! » [3]. Le 30 mars 1912,
le protectorat français est instauré.
L’autorité française exige la restitution des armes détenues au
mellah de Fès, sous prétexte que les juifs se prêtent au trafic
d’armes avec les rebelles.
Le
mercredi 17 avril 1912, les soldats musulmans du Tabor,
unité que l’armée française avait engagée, se soulèvent
contre les officiers français qui les entraînent. Ceux-ci essaient
en vain de désarmer les rebelles et plusieurs instructeurs sont
assassinés. Dans leur fureur, ils se dirigent vers Dar El Makhzen
(Palais du Sultan), et demandent à être reçus par le Sultan. Ils
lui déclarent leur refus de la domination française. Hésitant,
Moulay Hafid leur répond que les Français ne les domineraient
point et leur suggèrent d’aller prier sur la tombe de Moulay
Idriss (fondateur de la ville). Les mutins se dirigent vers Fès-Djedid
(Fès la nouvelle) et tuent tous les Français qu’ils rencontrent.
Ils pénètrent dans leurs maisons, assassinant hommes, femmes et
enfants, pillant et saccageant tout sur leur passage. Ils atteignent
la banque du Crédit Foncier et y pénètrent de force. Les employés
parviennent à se sauver par les toits et à se réfugier au
consulat de France.
Les
juifs du mellah déjà alertés, ferment les portes dans la mesure
du possible. Ils montent sur les remparts et se défendent grâce
aux quelques armes qu’ils avaient réussi à garder. Ils résistent
jusque vers trois heures de l’après-midi.
Finalement, les soldats rebelles réussissent à forcer les portes,
suivis par de nombreux marchands musulmans du Tafilalet venus pour
le marché du jeudi, ainsi que les musulmans attachés à la garde
du mellah (et payés par la communauté !). Tout ce monde
commence à détruire, à brûler les maisons et les boutiques. Cela
dure toute la nuit. Du mercredi 17 avril jusqu’au vendredi 19
avril, le pillage se poursuit sans arrêt, la population musulmane
des environs y prenant part également.
Les juifs essaient de s’enfermer dans leurs maisons. Les portes
sont rapidement enfoncées, et les pillards emportent tout :
bijoux, meubles, aliments, vaisselle et vêtements en tout genre.
Parfois les habitants menacés doivent même donner les habits
qu’ils portent. Ceux qui s’y opposent sont assassinés. Puis le
feu est mis aux demeures.
Des femmes sont violées, d’autres enceintes accouchent prématurément
ou perdent leurs bébés. Hommes, femmes, vieillards et enfants sont
frappés, maltraités. Partout des cris, des lamentations, des
pleurs, des regards hagards.
Les synagogues sont profanées, les rouleaux de la Torah sont brûlés
ou déchirés en lambeaux et piétinés. Les bancs sont saccagés,
les lampes à huile brisées.
Les juifs cherchent à fuir, mais comment ? et ou ?
Le
jeudi 18 avril, ils se dirigent vers le camp de G’ebala et
vers Dar El Makhzen par la porte Boul Khsissat que le Sultan a
ordonné d’ouvrir. Selon certains témoignages, voyant du haut des
remparts de son palais ce qui se passe, il fut attristé par le
spectacle. Pendant trois jours les habitants du mellah, adultes et
enfants de tout âge, n’eurent rien à boire ni à manger.
Certains cherchent de quoi se nourrir en fouillant les détritus.
Les ruelles sont encombrées de cadavres qu’on doit enjamber pour
passer.
Le
vendredi matin 19 avril, l’armée
française, appelée de Meknès, commence à canonner la ville.
Quelques maisons musulmanes et une mosquée sont atteintes. Des
personnalités de la cité demandent à M. Regnault, ministre délégué,
de cesser le canonnage. Celui-ci accepte après les avoir sermonnés
pour la tuerie de ressortissants français. Le drapeau français est
déployé sur la ville. Le pillage du mellah cesse également. Des
soldats et des policiers français protègent la ville et arrêtent
les rebelles.
Le vendredi dans la soirée, le Sultan Moulay Hafid fait
parvenir aux juifs du pain et des olives noires. Seuls les hommes
valides ont la force d’aller prendre les rations d’un quart de
pain et les donnent aux enfants. Le lendemain aura lieu une autre
distribution.
Le
samedi 20 avril, les juifs peuvent retourner au mellah, mais
c’est pour constater l’ampleur des dégâts. Ils rassemblent les
cadavres jusqu’au moment de leurs enterrements qui ne peut se
faire le chabbat même [3,4,5,6]. Hubert-Jacques en fait un témoignage
saisissant [7].
Shlomo Cohen,
dans le « Yoman Ir Fas » [5], décrit la situation après
le 19 avril : « Nombre de morts : 45, blessés :
27 ». Puis il donne la liste des morts et des blessés. Les
morts sont enterrés et les blessés envoyés à l’hôpital. Le
dimanche, le consul d’Angleterre a envoyé 1300 pains. Le même
jour, le Général Dalbiess écrit au Grand Rabbin Vidal Hassarfati
pour présenter ses condoléances à la communauté et lui faire
savoir qu’ils ont prévu une livraison quotidienne de deux mille
pains.
L’intérêt
du témoignage de M. Shlomo Cohen réside dans le fait qu’il a vécu
directement ces événements. Il était l’un des responsables de
la communauté et son trésorier (guisbar).
Son journal comprend 76 pages très denses en hébreu et a été
publié dans le livre du Grand Rabbin David Obadia [5], ouvrage
incontournable en ce qui concerne l’histoire du judaïsme de Fès
et publié seulement en hébreu.
Poursuivons avec Shlomo Cohen, qui nous parle longuement de la suite
de ces événements. Il détaille les maisons détruites.
Le 20 avril, par dahir
(décret) du Sultan, est nommée la Commission de Secours et d’Hygiène
du mellah de Fès, présidée par Sidi Mohamed Tazi, ministre des
Travaux Publics et comprenant treize autres membres dont des
fonctionnaires marocains et français, des médecins et ingénieurs
français et pour la communauté juive, le Grand Rabbin Vidal
Hassarfati, le Rabbin Shlomo Aben Danan et le Cheikh (responsable
administratif). Un peu plus tard, la commission fut remaniée, et le
consul d’Angleterre en fit partie.
Les
principaux rabbins de Fès au début du 20ème siècle
De
g. à d.,
debout : Yizhak
Niddam et son fils Abraham, R. Abner Hassarfati, R. Shmuel Marciano.
Assis : R.
Mattitiahou Serero, R. Vidal Hassarfati, R. Shlomo Aben Danan.
Sidi Tazi réunit les rabbins et les responsables et exige que
l’on mette à sa disposition cent juifs, qui recevront un salaire
et auront pour mission de déblayer les ruines du mellah. Ces hommes
sont répartis par groupes de dix, avec un responsable à la tête
de chacun. De plus, l’armée française met à leur disposition
des soldats et des policiers. Puis il faut également organiser un
groupe de juifs qui savent descendre dans les puits pour déblayer
tout ce que les mutins y ont jeté, objets, détritus et même des
corps. Il faut se hâter pour éviter toute pollution.
Les habitants du mellah restent dans les cours du palais jusqu’au
28 avril. Ils s’installent tant bien que mal dans les espaces
plus vastes près de la ménagerie du Sultan, voisinant parfois avec
les fauves (voir photo ci-dessous).
Fès :
Vue de 2 pièces de la ménagerie du Sultan, dont l’une occupée
par les lions et l’autre par les Israélites
(carte postale éd.
Niddam et Assouline, Fès)
Une
fois rentrés, il faut se réorganiser. Il n’y a plus ni riches ni
pauvres. Tous sont pauvres. Des dons parviennent de différentes
sources : de communautés du Maroc, mais aussi de Londres,
d’un particulier de New York, de Buenos Aires, de l’Alliance
Israélite Universelle (AIU) de Paris, et aussi… de Meknès :
« De Meknès ils ont
envoyé des condoléances et de l’argent, et de vieux vêtements
et du pain rassis, qu’ils ont recueillis dans les familles. Notre
communauté s’est sentie vexée de cette aide venue de la
communauté de Meknès, et le bruit se répand que les gens de Meknès
se sont réjouis de ce qui arrivait aux juifs de Fès et qu’ils médisaient
sur eux. En ce qui concerne l’argent il n’y avait pas de choix,
mais les vêtements défrichés, nous les avons distribués aux
juifs de Meknès qui habitaient chez nous, et le pain nous l’avons
jeté car il était immangeable. » Cette citation reflète
l’animosité qui existait entre les juifs de Fès et de Meknès.
Mais elle n’existait pas chez les rabbins, bien au contraire,
comme en témoignent les correspondances, et les liens fréquents
entre rabbins. Et puis heureusement de nos jours cela s’est
transformé en amitié et en… bon humour.
Le mellah doit être reconstruit. Il le sera selon des plans
nouveaux, des rues plus larges, plus aérées, des balcons au lieu
de petites ouvertures.
Pour aider la population à se refaire une situation, des prêts et
des dons sont accordés. Les ouvriers, les artisans peuvent acheter
leurs outils. Les écoles rouvrent déjà en mai. La situation est
plus difficile pour les petits commerçants. Et un peu plus tard, la
Première Guerre Mondiale freinera davantage encore le développement
économique.
Le 13 août 1912, Moulay Youssouf
succède à son demi-frère Moulay Hafid, et décide que les
communautés juives doivent s’organiser autrement et élire un
comité de six membres dont la moitié sera renouvelable chaque année
par vote. Le premier comité est de suite critiqué, en particulier
M. Amram Elmaleh. Un autre comité de dix-huit membres se forme avec
comme président le Rabbin Vidal Hassarfati.
En 1913 est imprimé à Tanger le rapport sur l’activité de la
Commission par M. Amram Elmaleh, directeur de l’école de l’AIU
de Fès [8].
Commence alors un conflit de personnes, sinon de partis. Dans un échange
de lettres, le Rabbin Hassarfati exige de l’AIU le renvoi de M.
Elmaleh, qui ne sera remplacé qu’en octobre 1916 [9].
Les revendications, les demandes d’indemnisation ne progressent
pas. Quatre membres du comité, les rabbins Hassarfati et Aben Danan,
MM. Azuelos et Bensimhon se rendent à Rabat pour rencontrer le général
Lyautey, puis à Paris, où ils auraient résidé près de trois
mois, et où ils rencontrent différentes personnalités, dont le
ministre des affaires étrangères, M. Pichon, grâce à l’aide de
l’AIU.
En
février 1915, une commission française présidée par le consul de
France siégera et présentera ses conclusions. C’est en septembre
1916 que la communauté percevra enfin des indemnités [3,4].
Dans ce mellah de Fès créé en 1438, vivaient à l’époque du
« Tritl » près de 12 000 personnes qui se sont
retrouvées du jour au lendemain démunies de tout.
Quelle volonté, quelle foi a-t-il fallu à ces personnes, en
majorité des gens simples, pour se relever, pour recréer et pour
continuer à transmettre leur patrimoine exceptionnel au monde juif !
Cet
article a paru dans"Etsi". Revue de Genealogie et
d'Histoire Sefarades. No 28. Mars 2005.
Le mellah en ruine
Photo Andre
Références
1-
Littman,
David : Quelques aspects de la condition de dhimmi des juifs d’Afrique du Nord
avant la colonisation. Publications orientalistes de France-Études,
octobre 1976, vol. 2, fasc.1, pp. 27-32.
2-Chouraqui,
André : La condition
juridique de l’israélite marocain. Presses du livre français,
Paris, 1950. Note : Le décret d’Omar, au 8ème siècle, a fixé les
conditions pour les non-musulmans qui seront traités à un degré
d’infériorité.
3-Bouhsira, Abraham : La
communauté juive de Fès. Thèse de doctorat de sociologie,
Université de Strasbourg, 1997.
4-Ben Naim, Yossef : Malkhe
rabanan. [Nos Rabbins les plus importants]. Jérusalem, 1931. (2ème
édition : Ashdod, 1998). (en hébreu).
5-Obadia, David : Fas vekhakhameah. Morocco.
[Fès et ses Sages. Maroc]. Jérusalem,1979, vol 1. (en hébreu).
Comprend Yoman Ir Fas [Le
journal de la ville de Fès] par Shlomo Cohen (écrit en judéo-arabe
avec lettres hébraïques et traduit en hébreu).
6-Roumanouff Colette : Récit
d’une enfance marocaine - une petite fille au Mellah de Fès
dans les années vingt. Paris, L’Harmattan, 2003.
7-Hubert-Jacques : Les journées sanglantes de Fès. Paris, 1913.
8-Elmaleh, Amram : Rapport sur l’activité de la Commission de Secours et d’Hygiène du
Mellah de Fès. Tanger, Imprimerie artistique, 1913.
9-Alliance
Israélite Universelle, Paris. Archives Maroc,
Liasse I B 5-81.
The
« Tritl » (sack) of Fez in 1912
By
Vidal Serfaty
Summary
At
the Algeciras conference of 1906, special rights were given to
France and Spain in Morocco. On the 17 April 1912, following
the setting up of the French Protectorate in March of that year,
Muslim soldiers killed several French people in Fez and together
with many merchants and the mellah’s guards, attacked the mellah
where almost 12,000 Jews lived. They forced open the doors and began
to destroy and burn houses and shops. The pillagers stole jewels,
furniture, crockery, dishes and clothes. Many Jews were hit,
maltreated, murdered, some women were raped, other who were pregnant
gave birth prematurately or miscarried. Synagogues were desecrated,
Torah scrolls were burnt or torn. Benches were sacked, oil lamps
were broken.
The
18th April, thanks to the Sultan, the Jews were able to escape
towards the G’ebala camp and Dar El Makhzen. On the 19th April,
the French army, proceeding from Meknes, began to bombard the city
of Fez. French soldiers and policemen protected the city and
arrested rebels. In the evening, Sultan Mulay Hafid sent bread and
black olives to the Jews. On Saturday 20th April, the Jews were able
to return to the mellah and see for themselves the extent of the
damage. The treasurer of the community, Shlomo Cohen, related these
events in a diary in Hebrew, with many details, particularly the
names of the 45 Jews who were killed and the 27 injured.
The
Sultan appointed a Relief and Health Commission in order to rebuild
the mellah. It was presided over by Sidi Mohamed Tazi, Minister of
Public Works and included physicians, engineers, Chief Rabbi Vidal
Hassarfati and Rabbi Shlomo Aben Danan.
The
Jews remained in the Palace courts until the 28th April, living near
the Sultan’s menagerie (see photo). Back at the mellah, they
received help from other Moroccan cities, from London, New York,
Buenos Aires and Paris. The new mellah was rebuilt with wider
streets and balconies. The schools reopened in May 1912. It was only
in September 1916 that thanks to a French Commission set up in 1915,
the Jewish community finally received some compensation.
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