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Le 'keyif' ou 'kiff' est un art, celui de perdre son temps"

Le mantra de Marie : "Le 'keyif' ou 'kiff' est un art, celui de perdre son temps"
Par Marie Robert

Chaque mois, la philosophe Marie Robert partage quelques principes pour rendre le quotidien plus léger. En août, elle en appelle à ce concept ottoman qui nous invite à savourer l'instant présent.

"On s'était dit que vraiment, cette année, il fallait en “profiter”. Les mois d'hiver avaient été rudes, et l'ivresse de l'été était plus que méritée. On répétait à qui voulait l'entendre qu'on allait “respirer” comme dans la chanson de Clara Luciani. On allait savourer cette parenthèse rituelle, cette échappée divine et ensoleillée. On s'était juré qu'on allait se délecter de tout ce qui nous avait manqué.

On avait prévu d'accumuler les sorties, les copains, les virées. Nos plannings promettaient d'être à l'image de nos frustrations passées, on voulait vivre nos vacances comme une ode à la vivacité, abuser des sports aquatiques, des terrasses et des visites de musées. Et puis, le jour du grand départ est enfin arrivé, nous plongeant, forcément, dans une douce euphorie.

Envahie par une langueur

Mais à peine nos valises posées, une étrange sensation s'est emparée de notre corps. On s'est retrouvée envahie par une langueur venue de loin, par une vague de farniente impossible à endiguer. Affalée sur notre transat, il fallait se rendre à l'évidence et entendre ce désir irrépressible de ne rien faire.

Ne plus rien gérer, ne plus rien prévoir, ne plus rien contrôler et juste regarder la vie défiler à travers l'éventail de nos doigts de pieds. En somme : “kiffer.”

Il faut dire que le “keyif ” est le terme qui décrit le mieux les vacances de la conscience. Ce mot turc d'origine arabe désigne une façon d'être paisible, de laisser se diffuser en soi une véritable détente du corps et de l'esprit.

Le keyif est un art, celui de prendre son temps, de permettre aux minutes de se dilater. Dans le keyif, il n'y a rien d'autre à conquérir que la sérénité. Un café en terrasse. Un bain dans lequel on traîne. Un film regardé d'un coin de l'œil. Un paysage harmonieux. Un petit-déjeuner interminable. Une balade en bord de mer.

Comment accéder au keyif ?

Pour accéder au keyif, nous devons nous laisser happer par ce qui est, par la puissance de cet instant présent, en étant convaincue qu'il contient déjà tout. Et surtout, nous devons être capables de l'apprécier sans chercher à l'utiliser, ni à le rentabiliser, sans en attendre quoi que ce soit, pas même l'espérance d'un potentiel bien-être.

Le keyif nous incite à oser l'occupation inutile. Plus engagé que le plaisir, plus paisible que la jouissance, plus bavard que la méditation, le keyif place la conscience au repos, alors que tous les sens sont en éveil, prompts à écouter des bruits du monde. Une saveur sur la langue, la douceur d'un drap, l'éclat d'un rayon de soleil sur l'eau, une note enveloppante.

Ce n'est pas une futilité, c'est indispensable précisément parce que c'est vain. Il s'agit de devenir, pendant quelques minutes au moins, un spectateur. Mais alors comment accéder au keyif ?

En 1670, on prétendait que les Ottomans buvaient pour y parvenir. L'ivresse serait-elle la seule issue ? Et s'il s'agissait plutôt de rendre les armes ? De s'adresser à la sensualité plutôt qu'à la raison ? À l'imagination plutôt qu'à la consommation ? À l'oisiveté plutôt qu'à l'agitation ? Et si c'était ça, profiter ? Plutôt que de nous imposer un rythme effréné et un programme insensé, observons ce qui fait palpiter nos cœurs et résonner nos âmes. Je nous souhaite des horizons de keyif pour kiffer".

Chronique publiée dans le magazine Marie Claire, n°828 - daté septembre 2021 paru en août

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