Les vagues migratoires des juifs marocains
Emanuela Trevisan Semi
L’homogénéité des narrations sur les raisons du départ est sans doute un trait commun des migrations des juifs des pays comme l’Irak, la Syrie, le Yémen, l’Éthiopie dans la seconde moitié du XXe siècle. Les opérations qui ont accompagné ces migrations sont rappelées aujourd’hui en Israël avec des noms qui soulignent leur caractère mythique et mythifiant : opération Ezra et Nehemia1, Tapis magique, opération Moshé ou opération Solomon. Rien de semblable pour les juifs marocains, même s’il a eu une opération comme celle de Yakhin (1961-1964), qui pourrait rentrer dans cette catégorie. En Israël, la migration des juifs marocains n’est pas connue et rappelée comme operation Yakhin ; il y manque une représentation mythifiante et des sentiments de malaise entourent le sujet. On ressent parmi les juifs marocains émigrés en Israël que j’ai interviewés une grande nostalgie envers le pays quitté – et qui dans l’esprit de certains n’a jamais été vraiment quitté – qui se trouve en contradiction avec le discours sioniste fondé sur la négation de la vie en diaspora.
Je chercherai ici à rendre compte de la complexité d’un événement qui a été simplifié dans la narration officielle de chacun des groupes sociaux, à partir des représentations, des souvenirs, des histoires racontées par les musulmans et par les juifs restés sur place. Même si d’après les personnes que j’ai interviewées les sentiments de nostalgie et l’ambiguïté dans le positionnement identitaire à l’égard du Maroc sont plus évidents parmi ceux qui ont émigré en Israël que parmi ceux qui sont partis en France ou au Canada, il est indéniable qu’un lien particulier continue de lier les juifs qui ont quitté le Maroc à ce pays. De même, nous pouvons souligner qu’un lien particulier est maintenu par les musulmans à l’égard des juifs qui en sont partis. Un troisième cas de figure est représenté par les juifs qui sont restés et qui ont vu partir la plus grande partie de leur famille7. Le deuil de l’absence des juifs du Maroc attend toujours les façons adéquates pour être exprimé et des cicatrices encore visibles montrent les traces de ce traumatisme.
Les départs des juifs du Maroc se déroulent dans un contexte qui diffère de celui des autres pays arabes, nombreux à procéder à de véritables expulsions. Seuls la Tunisie et le Liban peuvent être comparés au Maroc : en 1957, la Tunisie comptait encore entre 65 000 à 70 000 juifs.
Au Maroc, au moment de l’indépendance proclamée le 2 mars 1956, la population juive s’élevait à 170 000 personnes. Entre 1948, date de naissance de l’État d’Israël, et 1956, date de l’indépendance du Maroc, presque un tiers des juifs du Maroc (90 000) avait quitté le pays, principalement à destination d’Israël. Toutefois une majorité d’entre eux était restée.
En 1955-1956, des émissaires du Mossad arrivèrent au Maroc pour mettre en œuvre l’autodéfense des juifs et surtout organiser les modalités de leur émigration. Les agents du Mossad arrivèrent pour organiser un mouvement clandestin, le Misgueret, composé de diverses cellules, dont l’une connue sous le nom de Makela. Celle-ci avait pour rôle d’organiser l’émigration clandestine des juifs vers Israël. Ce mouvement fut actif jusqu’en 1964 ou 1966.
Ce n’est qu’en 1959, après la décision prise lors de la réunion de la Ligue arabe au Maroc de bloquer l’émigration des juifs – Ligue arabe à laquelle le Maroc venait d’adhérer –, que débuta l’émigration clandestine. Si, entre 1956 et 1961, le Mossad avait organisé le départ, semi-clandestin avant 1959, et clandestin jusqu’au 1961 (de 18 000 juifs12 entre 1961 et 1964), ce sont 97 005 juifs qui partirent pour Israël.
Si, pour les années 1940-1950, les historiens sont d’avis de considérer les facteurs politiques, sociaux et religieux comme moins importants dans le choix du départ que les questions économiques et nationales (ils insistent en particulier sur le rôle du mouvement sioniste), pour ce qui est de la décennie suivante, le débat reste ouvert et l’histoire est encore à écrire. L’influence exercée par le sionisme dans les années 1940-1950, un sionisme teinté de couleurs religio-messianiques, auprès d’une population, surtout rurale, qui avait toujours considéré que la rédemption d’Israël aurait pu trouver une signification politique concrète, a été soulignée par Yaron Tsur. Le phénomène s’est accentué au moment où l’interaction entre l’identité nationale et la religion a pu devenir problématique ; quand les distinctions entre le sionisme, Israël et les juifs indigènes devenaient moins nettes, et l’incertitude quant au futur se faisait plus prégnante.
À partir de 1964, l’influence du sionisme diminue et chacun désormais connaît les difficultés d’intégration des juifs marocains en Israël.
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