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« Dis-moi que c’est un cauchemar, dis-moi que ce n’est pas vrai »

« Dis-moi que c’est un cauchemar, dis-moi que ce n’est pas vrai »

La journée d’un survivant de l’explosion du 4 août, au milieu d’un Beyrouth en miettes, et les millions de sentiments et émotions qui s’emparent de lui, quelque part entre colère, tristesse et culpabilité de s’en être sorti indemne.

OLJ / Par Gilles Khoury

Quatorzième nuit à chercher le sommeil dans chacun des recoins de tes draps froissés, puis au fond d’une bouteille qui ne suffit même plus à diluer ton désarroi et ta colère. Quatorzième matin. Hier soir, tu as encore trop bu et ce matin la douleur, de nouveau, pire que la veille. « Dis-moi que c’est un cauchemar, pince-moi, dis-moi que ce n’est pas vrai », t’écrit une amie dont la maison, parmi tant d’autres, est partie en fumée. Tu regardes la ville en miettes à travers les fenêtres revêtues de nylon et tu ne sais pas quoi répondre. L’immobilité, la sidération, contrecoups du choc ont fait de toi une araignée prise au milieu de sa toile. Arrimé à ton portable, l’envie de rien sinon peut-être de vomir ou pleurer, sans mouvements, tu continues de recevoir des vidéos et des images qui défient le plus effroyable des films d’horreur, des détresses qui se cherchent des mots et ne trouvent que toi. Contrairement à ces morceaux d'histoires qui te hantent et font de toi un zombie, tu t’en es sorti indemne. Tu as tes bras, tes yeux, ta famille, ton appartement n’a quelques vitres brisées, comparé à eux, tu n’as rien eu, sauf peut-être une étoile mais aussi l’infinie culpabilité d’être en vie.

Si, c’est grave

Encore un matin à faire la liste de tes amis et connaissances dont le souffle de l’explosion a balayé les vies d’un revers de la manche. De vieux différends, de vieilles acrimonies te semblent tellement dérisoires aujourd’hui. Alors, en plus de tes proches, tu prends des nouvelles de gens à qui tu avais pourtant juré de ne plus adresser la parole. Un à un, tu les appelles, « le cœur au creux de la main », comme dit l’expression locale. D’une même voix, résignée, calme mais fracassée et qui t’arrache ce que tu stockes encore comme larmes, ils te répètent : « Heureusement que je suis en vie, c’est ça qui compte. » Et tu te découvres aussitôt des envies de meurtre envers cette association de malfaiteurs qui nous poussent désormais à croire que survivre est une aubaine. Tu les maudis, cherchant dans cette rage le courage de rassembler tes forces, prendre un balai, des gants, aller dans la rue. Te traînant dans ces rues où ne résonne plus que le fracas des débris de verres, tu croises des connaissances auxquelles tu n’avais jamais vu un regard pareil. Ce sont des (sur)vivants, mais quelque chose en eux s’est éteint. À défaut d’être tous morts, nous aurons tous été brisés. Tu cherches sur leurs corps la cicatrice, l’entaille, la blessure, le bandage, la trace du crime.

Levant les yeux au ciel, ils te racontent qu’ils ont vu leurs appartements s’écrouler, pièce par pièce, comme des dominos, que leurs enfants sont blessés et qu’ils n’en dorment plus la nuit, que leurs chats ont disparu ou sont terrés depuis le 4 août au fond d’une armoire, que leurs boutiques ont été saccagées, mais que « ce n’est pas grave, ce n’est que du matériel ». Tu as envie de crier : « Mais si, c’est grave. » Immanquablement, ils te répètent ce même credo : « Si je ne m’étais pas levé en sursaut de mon lit, je serais morte aujourd’hui », « si j’étais resté au bureau cinq minutes de plus, je ne sais pas ce qui se serait produit », « j’y ai échappé à une minute près », « par miracle, zamatna  ». Immanquablement, cette apocalypse a froissé leurs portes, arraché leurs baies vitrées, dévoré leurs jardins, effrité leurs vitraux et leurs belles triples arcades, fait tomber leurs toits sur leurs têtes. Elle a débarqué sans prévenir dans leur espace le plus intime, là où ils se croyaient le plus protégés, s’est infiltrée dans leurs salons, leurs cuisines, leurs couloirs, leurs lits, leurs bibelots, leurs peaux et leurs souvenirs. Il n’y a pas de mot qui décrirait cela mieux que viol.

Les ruines d’un autre temps

Tout à coup, rue Gouraud, tu vois une dame d’un certain âge, accoudée aux vestiges de son balcon. Elle refuse d’évacuer sa maison. Une poignée de volontaires lui font des grands signes de la main. « Madame vous devez nous écouter, madame c’est dangereux que vous restiez chez vous, écoutez-nous. » Mais la dame ne veut rien entendre, recluse dans quelque chose qui ressemble à un immense chagrin. Elle dit avec le peu de voix qui lui reste, « je suis bien chez moi », en s’agrippant davantage à sa balustrade suspendue dans le vide. À ces mots-là, à la vue de son appartement qui ressemble à une scène de crime, tu te rends compte à quel point nous avons perdu, avec elle, quelque chose de l’âme de Beyrouth. Les ruines d’une autre époque. Tu penses à toute cette génération qui s’est débrouillée pour se relever avec une infinie dignité à chacune des guerres, à chacun des désastres, et dont on n’aurait jamais cru qu’elle deviendrait un jour si faible, amoindrie, démunie. Personne ne les a jamais regardés, ces Libanais de cette génération-là. La ville est pleine de leur impuissance, tu le sens partout. Lasse de résister aux appels des volontaires, la dame finit par accepter d’évacuer son appartement dont le plafond commence à s’effondrer. Tu l’observes, sur sa canne, emprunter peut-être pour la dernière fois cet escalier où elle avait l’habitude de se retrouver avec ses copines de quartier, au coucher, pour une partie de quatorze. Tu l’observes, partant de chez elle dans sa chemise de nuit, déboussolée comme un oiseau tombé du nid, laissant derrière elle quelques photos d’une noce au printemps à Bhamdoun, les boutons de manchette de son mari défunt au fond d’un tiroir, sans doute un calendrier à l’effigie de Mar Charbel, un téléviseur antédiluvien, une série de napperons en crochet, une grille de mots fléchés, un épisode de feuilleton égyptien interrompu en plein milieu, un ragoût oublié sur le feu cet après-midi du 4 août, un panier en osier accroché à sa fenêtre, une Amazonie de plantes dans des cannettes en métal. Peut-être un chat sourd, des souvenirs orphelins de douces fins de journée sur la balancelle rouillée de son balcon, le peu de bonheur dont elle se contentait. Tu vois tout cela, et tu ne retiens plus tes larmes. Mais la dame vient vers toi, elle te met une main sur la joue et elle te dit : « Mon petit, on a eu 170 morts, c’est vrai, mais des millions de miraculés. Alors souris. » Et à ce moment, alors que tu essayes de recoller ton cœur en morceaux, et de ravaler le torrent de tes larmes, rien que pour la dame, tu décides d’y croire encore. Juste une fois, une dernière fois.

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