“La stupeur”: entre Shoah et mysticisme chrétien
Jacques-Emile Miriel - Causeur
Un roman posthume d’Aharon Appelfeld vient de paraître aux éditions Rivages
Aharon Appelfeld a écrit une œuvre abondante, dont le thème central lui a été inspiré par une vie soumise aux accidents de l’histoire, ceux liés à la Seconde Guerre mondiale. Ses romans s’y réfèrent avec une subjectivité assumée, toute littéraire, et, en les lisant, il faut avoir à l’esprit cette destinée mouvementée. Cela est encore plus nécessaire pour ce dernier roman, qui paraît aujourd’hui de manière posthume, La Stupeur. La relation entre existence et œuvre romanesque prend ici une dimension presque paradoxale, dans la mesure où Aharon Appelfeld fait la part belle à un personnage non juif, de religion chrétienne, qui s’accomplira dans une sorte de mysticisme éperdu. Il faut donc revenir brièvement sur la biographie du romancier pour comprendre tout l’enjeu, presque testamentaire et, pour le moins, étonnant, de cet ultime roman.
L’importance de la biographie
Il suffit de rappeler qu’Aharon Appelfeld est né en 1932 près de Czernowitz, ville alors roumaine, dans une famille de juifs germanophones assimilés. Lorsque commence la guerre, les persécutions contre les Juifs s’engagent violemment. Appelfeld, encore enfant, connaît le ghetto, puis la déportation en camp, d’où il s’évade. Il erre dans les forêts ukrainiennes, avant d’arriver en Italie. Grâce à une association juive, il peut gagner la Palestine. Son très beau roman, Histoire d’une vie, prix Médicis étranger 2004, raconte tout ce pan de sa vie, essentiel pour comprendre son projet littéraire.
En général, les romans d’Appelfeld mettent en scène une réalité juive, telle qu’elle a été perçue dans sa mémoire. Ce nouveau livre, La Stupeur, procède de la même façon, puisque l’action débute probablement (aucune date n’est précisée) à l’orée de la guerre, dans un village de la région de Czernowitz. Nous faisons connaissance avec Iréna, jeune femme de vingt-sept ans, mariée à un homme brutal qui la maltraite et la violente. Elle ne peut avoir d’enfant et souffre de maux de tête violents. Dans la maison mitoyenne, se trouve une famille juive d’épiciers, avec deux filles, dont l’une veut devenir infirmière. Iréna entretient avec celle-ci des relations de proximité. Un jour, elle retrouve toute la famille alignée devant la maison, sous la garde du policier du village. Leur magasin est pillé par les habitants, et bientôt on leur intime l’ordre de creuser une fosse. Ce sera leur tombe commune lorsqu’ils seront tous assassinés.
La persécution des Juifs
Aharon Appelfeld décrit avec précision tout ce moment de l’histoire où les Juifs sont persécutés et éliminés. C’est comme un mouvement général, une effusion criminelle qui s’impose froidement. Iréna, pour sa part, réagit cependant avec effroi aux meurtres de ses voisins juifs : « Iréna savait qu’une part de sa propre vie était enfouie dans la chair de ces pauvres gens et que leur mort emporterait quelque chose de précieux pour elle aussi. » Elle décide alors de quitter sa maison, et, dans un premier temps, de se rendre chez sa tante Yanka, qui habite dans les montagnes. Cette étape aura une importance essentielle sur elle, dans la mesure où toute l’existence de la tante est une « préparation à une vie monacale austère ». La tante demeure en effet dans la solitude, depuis que le jeune homme qu’elle aimait à la folie, un étudiant juif en médecine, est mort subitement.
À partir de là, commence pour Iréna un long vagabondage dans les montagnes, fruit d’une révélation que la tante lui a faite : « Et j’ai soudain pris conscience que Jésus était juif. » Désormais, c’est ce qu’annoncera Iréna aux personnes, souvent scandalisées par ses paroles, qu’elle rencontre sur la route, ou dans les auberges. Les femmes, beaucoup plus que les hommes, seront sensibles à ses discours. « Jésus était juif, déclare Iréna. Quiconque s’en prend aux Juifs s’en prend au corps de Jésus. » Elle a aussi des visions, notamment celle de saint Jean le Baptiste lui annonçant le règne du Messie : « Moi, dit-elle, je ressens un grand soulagement, comme si je venais d’être baptisée par Jean le Baptiste. ». Elle voit par ailleurs devant elle les Juifs morts réapparaître comme des fantômes qui hantent la campagne, et avec lesquels elle parle (un peu comme dans Pedro Páramo, m’a-t-il semblé, le roman culte de Juan Rulfo publié en 1955, où les morts ressuscitaient). Iréna a l’impression parfois que quelqu’un d’autre s’exprime à travers elle. Le Christ, peut-être ?
Le Christ juif
L’intention d’Aharon Appelfeld est de nous montrer un personnage totalement habité par le Christ juif, et vivant une grande transe mystique. Il arrive à le faire avec la plus parfaite simplicité et une admirable douceur, malgré le contexte dramatique. Le lecteur, à force, se met à y croire, lui aussi. Ce n’est plus seulement, dans La Stupeur, le monde religieux juif qui permet la rédemption, mais c’est très nettement la figure du Christ elle-même qui ressurgit pour accomplir le salut humain ‒ même si évidemment la conclusion du livre d’Appelfeld n’est pas des plus optimistes.
Est-ce vraiment, serait tenter de se demander le lecteur, pour Aharon Appelfeld, le roman d’une conversion ? Je n’irais pas jusque là, sans doute. Il s’agit néanmoins d’une direction nouvelle. Quelquefois, de grands écrivains, à la fin de leur vie, se tournent vers une religion pour en approfondir le message substantiel, conscients que quelque chose leur manquait encore. Ce fut le cas, ce sont deux exemples qui m’ont toujours touché, de Maurice Blanchot et de Jean-Paul Sartre, qui se passionnèrent l’un et l’autre pour le judaïsme. Allant encore plus loin qu’eux, Aharon Appelfeld les a pour ainsi dire imités, avec le christianisme, dans un mouvement spirituel similaire. En tous les cas, ce très beau roman, très convaincant, quasi « évangélique », nous conduit vers un horizon inattendu, qui interroge les temps que nous vivons de manière prophétique.
Aharon Appelfeld, La Stupeur. Traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti. Éd. de l’Olivier.
La Stupeur
Price: 22,00 €
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