1948 : l'écrivain Arthur Koestler raconte l'exode des Palestiniens d'Israël
LES ARCHIVES DU FIGARO - La Nakba, «la catastrophe». Tous les 15 mai, les Palestiniens commémorent l'expulsion de plus de 700.000 d'entre eux, en 1948, à la suite de la création de l'État d'Israël. Ce jour-là, l'écrivain britannique était sur place pour Le Figaro.
Article paru dans Le Figaro du 16 juin 1948
Premières impressions d'Israël
L'auteur du Zéro et l'Infini et de La tour d'Ezra s'est rendu, ainsi que nous l'avons annoncé, dans l'Etat d'Israël, où il compte passer plusieurs mois, à seule fin d'apporter au monde son témoignage sur le drame palestinien.
Le Figaro s'est assuré pour la France l'exclusivité des «notes» du grand écrivain dont nous publions aujourd'hui le premier article.
PREMIERES impressions d'Israël. «Au commencement étaient le chaos et la confusion.» Imprimés sur nos passeports avec un tampon en caoutchouc flambant neuf par les représentants, à Paris, du gouvernement provisoire d'Israël, nos passeports - celui de ma femme et le mien - portaient les numéros cinq et six…
Des écriteaux à l'aéroport d'Haïfa: «Douanes-Police-Passeports», peints tout fraîche, ment en hébreu et en anglais. Nommé de la veille, l'officier d'immigration d'Israël n'a pas encore d'uniforme, pas plus d'ailleurs que l'inspecteur des douanes, ou que l'armée elle-même. En fait, l'uniforme de tous les serviteurs de l'Etat d'Israël, qu'ils soient civils ou militaires, se borne à la vareuse et au short kaki. Les autorités portuaires sont toutes aussi affables, inefficaces et enthousiastes. C'est la bureaucratie dans son état d'innocence virginale, avant qu'elle n'ait eu le temps de se tisser son cocon de règlements.
Haïfa est tombé comme Jéricho
Les quartiers arabes de Haïfa et les souks sont virtuellement désertés, car la plupart de leurs 70.000 habitants arabes sont partis. Ce port-clé de la Méditerranée est tombé aux mains d'Israël après une bataille de rues qui ne dura que six heures et qui coûta la vie à dix-huit Juifs et à une centaine d'Arabes.
Haïfa est tombé parce que la population arabe, bien que légèrement inférieure en nombre et supérieure en armement, a été entièrement démoralisée par la désertion de ses chefs. Les mêmes «effendis», qui se faisaient les apôtres de l'antisionisme pendant qu'ils vendaient leurs terres aux Juifs, se mirent, à prêcher la guerre sainte, mais quittèrent nuitamment la ville avec leur famille et leur mobilier en direction de Beyrouth ou de Chypre.
Grâce à ses tables d'écoute branchées sur les lignes téléphoniques arabes, la Haganah put annoncer dans ses émissions en langue arabe chacune de ces désertions, y compris celle du commandant en chef Amin Bey Izzed Dins, qui partit pour la Syrie en canot à moteur, sous prétexte d'aller chercher des renforts.
Privée de ses chefs, la population arabe se rendit à la première attaque en force de la Haganah. Haïfa est tombé comme Jéricho, les haut-parleurs automobiles de la Haganah remplaçant les trompettes. A Jaffa et à Tibériade, la même histoire se reproduisit à peu de chose près. L'effondrement complet des forces arabes avant l'invasion des États voisins est dû à deux raisons majeures d'abord à la trahison de la classe des effendis et; ensuite, au fait que les Arabes originaires de Palestinen'ont jamais combattu sérieusement parce qu'ils n'avaient aucune raison de le faire; en effet, ils avaient accepté la présence des Juifs sur le sol palestinien avec tous les avantages économiques que cette présence comportait, et considéraient le partage «de facto» comme un fait accompli.
Amertume et méfiance
Ce que j'ai vu en suivant la route côtière d'Haïfa à Tell-Aviv* m'a encore confirmé dans cette opinion: en plein territoire d'Israël, des fellahs arabes cultivaient leurs terres librement, tranquillement, écoulant leurs produits dans la population juive. La route était sillonnée de cars réquisitionnés et camouflés d'une manière assez primitive avec de la boue. Ils étaient surchargés de soldats de la Haganah qui chantaient à tue-tête. Des camions circulaient avec leurs plaques de blindage «home-made», qui voulaient se donner des allures de tanks, et d'autres simili-engins de guerre.
«L'atmosphère de Tell-Aviv est un mélange unique d'enthousiasme délirant vis-à-vis de l'État encore au berceau, et d'une dose considérable d'amertume additionnée de méfiance.»
Cette atmosphère d'improvisation, de confusion pour les laissez-passer, le manque d'hommes expérimentés dans l'administration de l'État naissant, les erreurs commises à l'égard des étrangers, tout faisait penser à la guerre civile espagnole, avec cette différence, cependant, que dans la guerre d'Espagne les deux côtés recevaient des armes et des hommes de l'étranger, tandis qu'ici il y a un camp qui reçoit des armes et l'autre une sympathie toute platonique.
C'est pourquoi l'atmosphère de Tell-Aviv est un mélange unique d'enthousiasme délirant vis-à-vis de l'État encore au berceau, et d'une dose considérable d'amertume additionnée de méfiance. On peut déplorer qu'il en soit ainsi, mais n'est-ce pas que trop naturel dans cette tragique communauté de trois quarts de million de gens qui luttent pour leur survivance contre les armées de cinq États souverains? J'en ai acquis la conviction profonde au cours d'une visite à un hôpital militaire, quelque part en Israël. Les histoires que racontent les blessés et les mutilés de la Haganah, qui défendirent les colonies juives isolées de Galilée et de la vallée du Jourdain avec des armes légères contre les tanks syriens et irakiens, provoquent chez le visiteur venu des démocraties occidentales ce même sentiment d'humiliation coupable qu'iI éprouvait à la lecture des rapports d'Ethiopie ou d'Espagne, à leur époque.
On ne doit pas s'étonner que Tell-Aviv reste sceptique au sujet d'une trêve. Derrière cette méfiance, il y a trente années d'expériences, comportant dix-huit commissions d'enquête, des conférences de La Table Ronde, des médiations et des promesses non tenues. Même les plus modérés doivent faire un effort pour ne pas devenir enragés quand ils entendent de doucereuses paroles de modération, tandis que la Légion de Club Pacha n'est plus qu'à une vingtaine de kilomètres environ de la capitale et que les avions égyptiens mitraillent les files d'attente d'autobus dans la rue.
Guerre des Macchabées et des Mille et Une Nuits
Le fait que, contrairement aux prévisions des conseillers du Foreign Office pour le Moyen-Orient, Israël tienne bon, et même améliore ses positions stratégiques, est non seulement dû au caractère d'opérette des armées d'invasion —exception faite de la Légion Arabe— mais aussi à la ferveur mystique de l'armée improvisée d'Israël. Ces jeunes Tarzans juifs jettent des cocktails Molotov sur les tanks arabes du haut des eucalyptus, ou se lancent sur les tourelles en se faisant eux-mêmes sauter.
Caractéristique de cette atmosphère est l'histoire suivante, racontée par un témoin du combat qui se déroula dans la Vieille Cité de Jérusalem. La légende veut que, lors de la destruction du temple par les armées de Titus, les prêtres jetèrent les clés de Jérusalem vers le ciel, en implorant Dieu: «C'est Toi qui es désormais le Gardien de ces clés! Une main descendit alors-du ciel et prit les clés. Or pendant le siège de la Cité, effectué par la Légion Arabe, la rumeur circulait, parmi les anciens, que Dieu avait rendu les clés.
Cette guerre est certainement la plus extraordinaire de l'histoire moderne. Elle est toute chargée de réminiscences historiques la Guerre Sainte et les Mille et Une Nuits d'un côté; la Bible et les Macchabées de l'autre. Chaque endroit où les hommes font le coup de feu et lancent des bombes confectionnées en Palestine même, a été le témoin soit du geste de Josuah arrêtant le soleil, ou d'un miracle du Christ.
«C'est peut-être ce qui donne une impression de rêve, d'irréalité à tout-ce chaos, jusqu'au moment où le hurlement des sirènes, qui déchire le black-out de Tell-Aviv, vous rappelle à la réalité.»
C'est peut-être ce qui donne une impression de rêve, d'irréalité à tout-ce chaos, jusqu'au moment où le hurlement des sirènes, qui déchire le black-out de Tell-Aviv, vous rappelle à la réalité. On se demande alors si un dernier miracle surviendra ou non: l'intérêt même des démocraties occidentales et la pression de l'opinion publique arriveront-ils à triompher de l'idée fixe d'un seul homme: celui qui est à la tête du Foreign Office?
Arthur KOESTLER
(copyright Le Figaro et Opera Mundi)
* orthographié ainsi en 1948.
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