Au nom de tous les saints du Maroc
La réalisatrice Simone Bitton revient dans son Maroc d’origine, et suit dans un documentaire la piste des tombes des saints juifs, souvent vénérés également par les musulmans. Des campagnes perdues aux cimetières urbains, son film évite la religiosité au profit de l’humanité.
Ziyara, un film de Simone Bitton
80 minutes
Sortie en France le 1er décembre 2021.
Il y a parfois quelques films qui, l’air de rien, touchent une part intime de l’existence en basse intensité, des évocations, des sensations, des moments fugaces. Ils traitent, le plus souvent, de bribes d’histoire familiale, de souvenirs d’un temps perdu. C’est le cas de Ziyara, le nouveau long-métrage de la documentariste Simone Bitton, sur les chemins poussiéreux et les mauvaises pistes des tombeaux oubliés des saints juifs du Maroc. Au-delà, la réalisatrice se lance sur les traces de son histoire familiale, et plus largement esquisse les légendes judéo-arabes du royaume. La mélancolie est sans doute une des choses les plus difficiles à partager, et dans ce documentaire, elle en inverse les termes, montrant certes un monde évanoui, mais aussi ce qu’il pourrait nous inspirer aujourd’hui, dans un environnement planétaire passablement nauséabond.
La ziyara, mot arabe d’origine, signifie pèlerinage, mais a pris un autre sens au Maroc : la visite aux saints, en l’occurrence des centaines de rabbins dont les tombes se trouvent aux quatre coins du pays, y compris dans des campagnes reculées où musulmans et juifs cohabitaient dans la pauvreté et les croyances divines. Marabouts, guérisseurs, kabbalistes, ils seraient plus de 650 répertoriés au Maroc, dont 150 saints partagés, c’est-à-dire communs aux deux religions. Souvent abrités par de simples coupoles blanchies à la chaux, leurs tombeaux ont été des lieux de pèlerinage, et le sont encore en mode mineur. Leurs gardiens — souvent des gardiennes d’ailleurs — sont les témoins ultimes d’une histoire ancienne, car la plupart des juifs marocains ont quitté le pays dans les années 1950. Pour un logement ou une rémunération symbolique, ils entretiennent une flamme dont Simone Bitton a tiré un film mettant en lumière leur profond respect pour ces saints, fussent-ils d’une autre religion.
Retrouver la langue de l’enfance
Certains reprennent aujourd’hui les chemins du pèlerinage, et viennent de France, d’Israël, parfois de plus loin pour retrouver des bribes d’une histoire autant religieuse que sociale. Comme Simone Bitton, qui a grandi au Maroc avant d’en partir et d’y vivre à nouveau en partie. Le tournage de Ziyara a d’ailleurs été l’occasion pour elle de retrouver la langue de son enfance, le darija, ce dialecte arabe marocain qu’elle croyait avoir complètement oublié. « Mon parler marocain est émaillé de mots français, espagnols, moyen-orientaux, il est un peu ébréché, mais il est mien et ne laisse aucun doute sur mon identité première, explique Simone Bitton. Dès que j’ouvre la bouche, les gens savent d’où je suis et ils devinent à peu près tout de mon parcours, pas besoin de le leur expliquer. Ils devinent que je suis partie enfant, que j’ai vécu en Israël, puis en France, mais que le Maroc est mon paysage d’enfance, que c’est à partir de là que je me suis construite avant d’accueillir par la suite d’autres identités en moi, et que rien ne pourra jamais rien y changer, et tant mieux ».
La réalisatrice nous conduit vers les tombeaux des saints dans des villages isolés et souvent misérables, dans les grands cimetières juifs de villes comme Casablanca ou Salé, dans des synagogues, des petits musées. Celles et ceux qui la guident sont tous musulmans, mais sans préjugés religieux d’aucune sorte ; bien au contraire, ils sont fiers de faire découvrir des lieux oubliés, de raconter des légendes perdues. Les tombes sont belles, sobres, mausolées pour des personnages extrêmement pieux. Il y a beaucoup d’émotion pure dans le film, qui ne verse pas pour autant dans une religiosité béate. Son sujet, c’est la transmission de la mémoire, pas le rapport au divin.
Les précédents films de Simone Bitton, Mur en 2004 et Rachel en 2009 portaient d’ailleurs sur la même thématique. Le premier traitait de l’édification du « mur de séparation » et ses conséquences concrètes sur le paysage moral et politique d’Israël et de la Palestine ; le second faisait le récit de la mort en 2003 d’une jeune militante internationale américaine à Gaza, écrasée par un bulldozer israélien alors qu’elle s’opposait à la destruction de maisons palestiniennes.
Hommage à Abraham Serfaty
Simone Bitton poursuit ce travail de mémoire à une époque si sombre, dans la région comme ailleurs. Il n’y a ni radicalité ni simplisme dans le propos de Ziyara, juste une sorte de voyage paisible et humain. Mais la réalisatrice ne manque cependant pas de rendre hommage, sur sa tombe du cimetière juif de Casablanca, à Abraham Serfaty, décédé en 2010 à l’âge de 84 ans. L’un des opposants les plus tenaces à Hassan II avait fait 17 ans de prison à Kénitra. Serfaty avait un temps animé une revue, Souffles, et avait été de tous les combats démocratiques de son pays depuis la décolonisation.
Comme Simone Bitton, Serfaty a été par ses engagements un soutien constant de la cause palestinienne. Rappeler sa mémoire est sûrement pour la réalisatrice le moyen de dire que l’histoire judéo-arabe du Maroc est son fil rouge, qu’elle n’est peut-être pas terminée, et que les religions peuvent être parfois des traits d’union. C’est peut-être rêver, et c’est à cela qu’incite Ziyara, au-delà de sa mélancolie culturelle.
Jean Stern
Ancien de Libération, de La Tribune, et de La Chronique d’Amnesty International.
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