Il était une fois les Juifs de Fès…
La mémoire de l'importante communauté juive de la ville ne tient plus qu'à un fil
Si un jour vous passez par Fès, capitale spirituelle du royaume chérifien, oubliez la chaleur estivale étouffante de cette cité construite entre Rif et moyen Atlas, loin de la mer. Humez plutôt ce vent frais de cultures brassées en 1500 ans d’histoire.
Fondée par le grand Moulay Idriss 1er en 789, la cité a accompagné l’existence du Maroc, de la dynastie des Mérinides jusqu’au traité de Fès de 1912 qui instaura le protectorat français. Forteresse arabe au milieu de massifs berbères, c’est une autre communauté qui attire notre attention dans ce billet: la communauté juive de Fès.
Prenez Bab Guissa, une porte monumentale du XIIème siècle au nord-est. Longez la mosquée du même-nom et sa medersa (école coranique) datées toutes deux du XVème siècle. Traversez la plus grande médina du Maghreb. Entre les stands de fruits et légumes de la plaine fertile du Saiss, au milieu des robes, les plus belles du Maghreb vous dira-t-on, des teintureries où des hommes de tout âge travaillent de manière harassante jusqu’à point d’heure, entre deux « bouis-bouis» où des fassis refont le monde autour d’un thé à la menthe… bref, dans ce souk il y a la maison natale de Maimonide.
Maimonide (1138-1204), Moise de son doux nom, est très certainement le plus grand réformateur du judaïsme au Moyen-âge. Originaire de Cordoue, il fuit avec ses parents l’intolérante dynastie des Almohades pour se réfugier comme beaucoup de ses compères vers le Maroc et plus particulièrement à Fès la spirituelle. C’est dans cette bicoque, typique d’une mellah (le quartier juif) que ce médecin, astrologue se fit le représentant de la pensée scolastique (ce courant philosophique qui prédomine entre le XIème et le XVème siècle et dont il fut, comme Averroès pour l’Islam ou Saint-Thomas chez les chrétiens, l’une des figures de cette « doctrine » mêlant saintes écritures et philosophie aristotélicienne). « L’Aigle de synagogue », spécialiste éminent du Talmud, reste le plus bel exemple de la tradition judéo-andalouse. Ses travaux firent « débat » jusqu’à la fin du XIXème au sein de la communauté juive. Et c’est dans ce lieu justement qu’il écrivit ses ouvrages les plus importants.
Mais si aujourd’hui « la maison » symbolise l’histoire juive de Fès et du Maroc, c’est surtout car le salon principal regorge de pièces religieuses issues de la grande synagogue de Fès, d’écoles juives locales, de particuliers. Chandelier, mezouzah, banc avec noms des fidèles, Torah… Des pièces de plus de 500 ans d’histoires oubliées de tous. Avec le départ des Juifs de Fès, c’est l’ensemble des objets religieux qui sont restés sur place. Rien n’a été amené… tout est figé dans le temps et dans le sol, faute d’acheteurs ! Car ni l’état d’Israël (où les « Marocains » et leur descendants restent la deuxième communauté avec 800 000 personnes après les « Russes »), ni les nombreuses associations juives de France, de Navarre et du monde ne se sont intéressées à ce trésor! Sans le dévouement d’un Sarcellois de 73 ans originaire de Fès, où serait ce patrimoine, qui dépasse l’histoire religieuse ou communautaire pour rentrer dans le patrimoine historique de l’humanité ? Comment qualifier un monde où passé, mémoire, transmission se sont évaporés dans les nimbes de l’instantané ?
Gardé de fait par un vieux musulman, comme la majorité des sites juifs du pays, son autre gardien – celui de sa mémoire – tente par tous les moyens de trouver une issue.
Pour comprendre l’importance de ces « objets » peu communs, retour sur 2000 ans d’histoire juive au Maroc comme à Fès.
Descendants des « tobashims » (ces tribus berbères judaïsée au temps de l’Afrique du nord romaine) ou des « megorashims » (exilés de force d’Espagne ou du Portugal après la Reconquista), les Juifs ont avec le Maroc une histoire ardente, pleine de passions. La majorité était artisans, boutiquiers voire paysans pour ceux de l’Atlas. Ils occupaient des métiers dévalorisés par l’islam: savetier, forgeron etc. Ces dhimmis – sujets de seconde zone – eurent également au sein des grandes dynasties – mérinides, almohades, almoravides leurs représentants, leurs élites: riches commerçants, influents lettrés voire médecins à la Cour des différents califes ou sultans…
En réalité de haut en bas, les musulmans ne pouvaient se passer de leurs Juifs. Comme l’explique très bien l’historien Denis Rivet : « Les juifs ne sont ni dans la société maghrébine, ni en dehors, mais un entre deux: ni peuple hôte dans la cité, ni peuple paria victime de la dhimmitude. […] Avec les musulmans, ils vivent dans un état de voisinage et d’exclusion, de complémentarité et de concurrence, de proximité et de différenciation. »
C’est avec le protectorat français que les choses vont s’accélérer. L’arrivée d’une nouvelle économie « industrieuse » détruit les petits métiers et met beaucoup de Juifs dans la misère. La crise de 1929 amplifie le phénomène. Mais à l’instar de leurs coreligionnaires de France ou d’Algérie, les valeurs républicaines deviennent leur horizon. Bénéficiant des écoles françaises ouvertes à Fès ou Casablanca (ou des structures intracommunautaires de l’Alliance israélite universelle), bon nombre de Juifs vont profiter de cette ouverture pour faire de brillantes études et s’élever socialement dans « leur » royaume ou parfois à l’étranger et notamment en France. Le sionisme apparu, sur place, dans les années 20 les intéresse peu… Mohammed V les protège durant la Seconde Guerre mondiale, selon la tradition… mais très vite les événements du Proche-Orient vont avoir un impact sur leur sort. Des pogroms, il y en a eu, notamment avant le protectorat. A Casablanca et à Fès, justement, la mellah s’est enflammée à de nombreuses reprises n’en déplaisent à certains… En 1033 déjà, les Zénètes avaient massacré des Juifs dans la ville. Plus près de nous, du 17 au 19 avril 1912, les 12 000 résidents de la mellah fuient, poursuivis par les habitants car suspectés d’être trop proches des autorités coloniales, un mois après la signature du traité. Quarante-six Juifs meurent. La mellah est enflammée et nombre d’ouvrages sont détruits…
Après 1948, et la naissance de l’Etat juif, les tensions réapparaissent. Et les mauvais souvenirs reviennent. Beaucoup de Juifs jouent pourtant un rôle de premier ordre dans la lutte indépendantiste. Au sein du principal parti, l’Istiqal (« Indépendance », créé en 1943) le leader, le professeur de mathématique Medhi Ben Barka côtoie des militants juifs désireux eux-aussi de défendre leur « patrie ». Mais c’est au sein du Parti communiste marocain que leur présence se fait le plus remarquer avec notamment deux Fassis, Simon Lévy et Albert Fasson, qui en furent les dirigeants.
Après la mort de Mohammed V, les choses changent. Si un nombre important de juifs incorporent les administrations du Makhzen, les manifestations antijuives s’accélèrent et c’est une histoire de près de deux millénaires qui s’achève progressivement. On estime qu’entre 1950 et 1960, 250 000 Marocains auraient fui vers Israël. Les autres vers la France et Sarcelles, Villeurbanne, Marseille… de plus en plus de jeunes – les derniers – vont faire leurs études à Paris, New-York, Montréal ou Tel-Aviv…
A Fès, ils étaient 16 000 en 1950 et ne sont plus qu’une centaine de retraités aujourd’hui… Sauver les meubles chargés d’histoire et de mémoire de cette communauté, c’est aussi sauvegarder toute la beauté et la diversité d’une terre qui chaque jour périclite.
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