Juifs d'Iran: une communauté en sursis
Johanna Afriat
"En cas de guerre avec Israël, les mollahs n’hésiteront pas à se servir d’eux comme d’une monnaie d’échange"
En 1979, peu après la Révolution islamique en Iran et l’arrivée au pouvoir des mollahs, des notables de la communauté juive du pays avaient demandé à rencontrer l’ayatollah Khomeini, nouvel homme fort du pays. Les responsables juifs avaient apporté un plateau garni, fait d’or et d’argent dans lequel ils avaient dissimulé un chèque de dix millions de dollars : la communauté juive d’Iran venait d’acheter sa tranquillité. Dès le lendemain, Khomeini déclarait que tout celui qui s’en prendrait à un Juif devrait rendre des comptes.
Après la chute du Shah et son pouvoir autocratique, les Juifs n’aspiraient en effet qu’à continuer de vivre le plus paisiblement possible dans cette contrée où ils se trouvaient depuis 2.000 ans. Car contrairement à d’autres communautés juives en terre musulmane, cette minorité n’a jamais souffert de persécutions en Iran, et ne s’est donc jamais trouvée contrainte de partir. Ceux qui ont rejoint l’Etat juif après sa fondation en 1948, l’ont fait de leur plein gré.
Ces espoirs n’ont toutefois pas fait long feu. L’exécution arbitraire, au terme d’un simulacre de procès, de l’homme d’affaires Habib Elghanian, l’une des figures les plus fortunées et les plus influentes de la communauté juive d’Iran, a marqué pour beaucoup de Juifs iraniens le signal du départ : alors qu’ils étaient 100.000 avant la Révolution islamique, la grande majorité d’entre eux a quitté le pays.
Les autres ont choisi de rester, et s’y trouvent toujours avec leurs enfants et petits-enfants. Comptant aujourd’hui entre 9.000 et 15.000 personnes selon les estimations, la communauté juive d’Iran demeure la troisième du Moyen-Orient, après celles d’Israël et de Turquie. Comment expliquer que les Juifs soient encore si nombreux à vivre dans ce pays musulman intégriste, qui nourrit une véritable obsession pour l’éradication d’Israël ?
Une prison dorée
Le fait que cette communauté compte un grand nombre de personnes âgées ne parlant que le persan, et pour lesquelles le départ serait difficile, n’est pas négligeable. Cependant, la raison principale qui pousse les Juifs à rester réside dans leur aisance financière relative. "Les Juifs connaissent une réussite matérielle indéniable en Iran, et savent que leurs biens et leurs économies convertis en dollars ne vaudraient pratiquement rien. Ils s’accrochent à ce qu’ils ont", explique à i24NEWS Zion Hassid, président de la communauté juive d’Iran en Israël.
Zion Hassid, qui vit à Jérusalem, a quitté l’Iran pour Israël il y a une soixantaine d’années, alors qu’il était âgé de 20 ans. Cet homme d’affaires, qui a fait fortune dans l’immobilier, finance des activités culturelles destinées à rapprocher les Israéliens de leurs origines iraniennes, et tente de promouvoir l’alyah d’Iran qui demeure, à son grand regret, obstinément modeste.
Alors qu’Israël a accueilli quelque 600 Juifs iraniens au début des années 2000, cela fait plus d’une dizaine d’années que peu ou pas d’immigration en provenance de ce pays n’a été enregistrée dans l’Etat hébreu. Même les incitations financières du gouvernement en 2007, soutenues par des philanthropes, n’y ont rien fait : les 10.000 dollars promis à chaque immigrant iranien dès son arrivée n’ont pas suffi à déclencher une alyah d’envergure, et seule une centaine de familles a répondu à l’appel. La période paraissait pourtant particulièrement propice, avec la présence au pouvoir du président Mahmoud Ahmadinejad, qui n’avait de cesse d’aiguiser sa rhétorique assassine à l’égard d’Israël, appelant à rayer le pays de la carte. Mais les Juifs du pays, là encore, ont choisi de faire le dos rond.
Certains réflexes, garants de leur sécurité, font intégralement partie du mode de vie des Juifs iraniens. Ces commerçants, exportateurs ou hommes d’affaires, qui vivent pour la plupart à Téhéran avec leurs familles, ne cachent pas leurs origines, mais savent qu’ils doivent vaquer à leurs occupations sans faire de vagues et se garder par-dessus tout de discuter politique. Ainsi, les bijoutiers de la capitale n’hésitent pas à mettre des pendentifs en forme de Magen david ou de Hai dans leurs vitrines, mais évitent les sujets sensibles avec leurs clients.
L’antisionisme et le soutien aux Palestiniens que beaucoup de ces Juifs affichent est également dicté par ce même instinct de conservation. En 2015, on a ainsi pu voir le Dr Ciamak Moresadegh, député juif, se livrer à une violente diatribe anti-Israël aux côtés du président Rohani qu’il accompagnait à l’Assemblée générale de l’ONU. "Ils critiquent Israël en public car ils savent que c’est ce que l’on attend d’eux, mais dans le fond de leur cœur et dans les synagogues, leurs prières sont tournées vers Jérusalem", affirme Zion Hassid à i24NEWS.
Au-delà de ces contraintes, les Juifs d’Iran, pratiquants pour la plupart, profitent d’une vie communautaire comme en trouve dans de nombreux pays de diaspora : ils disposent de synagogues où l’on célèbre mariages et bar mitzvot (on en trouve une quinzaine rien qu’à Téhéran), d’écoles, de bains rituels ainsi que de produits et restaurants cacher. Tout cela sous l’œil bienveillant du régime, qui tout en clamant son aversion pour Israël et le sionisme, a toujours pris soin d’établir une distinction avec le judaïsme. Il ne manque ainsi jamais de mettre en avant son respect des Juifs pour faire sa publicité.
Le siège réservé à la communauté juive au Parlement – comme à chaque minorité -, ou les réfections récentes de synagogues et du tombeau de Mordekhai et Esther (héros de la fête de Pourim), grassement financées par les autorités, font partie de cette stratégie de la "patte blanche". "Contrairement à l’Europe, il n’y a pas de gardiens à l’entrée de nos synagogues et de nos écoles", se félicitait ainsi le grand rabbin d’Iran, Yehuda Garami, en 2020.
Autant d’aspects qui permettent aux Juifs d’affirmer qu’ils sont traités à égal avec la population musulmane du pays, avec laquelle ils entretiennent de bons rapports. "Les Iraniens n’ont pas d’hostilité envers les Juifs. La plupart n’en ont même pas vis-à-vis d’Israël. Ils haïssent le régime et ne sont pas solidaires de ses positions", affirme Zion Hassid.
Mais les Juifs qui ont quitté l’Iran ne sont pas dupes. "Cette communauté vit dans une prison dorée et ne se rend pas compte à quel point ses droits sont restreints. Elle évolue dans un espace circonscrit qu’elle appelle liberté car elle n’a pas d’autre référence", explique Zion Hassid à i24NEWS. "Enfants, nous nous faisions frapper quotidiennement sur le chemin de l’école, et nos mères n’avaient pas le droit de toucher les fruits et les légumes au marché sous prétexte que les Juifs étaient impurs, mais nous pensions que tout cela était normal car c’est ainsi que nous avions toujours vécu", déplore-t-il, pointant que les Juifs ne peuvent travailler ni dans la fonction publique, ni dans l’armée, ni dans l’éducation supérieure et que les voyages en Israël leur sont devenus interdits. Des citoyens tout sauf ordinaires, donc.
Antisionisme versus antisémitisme
Pour l’intellectuel et écrivain iranien Ramin Parham, qui vit en France, le déni qui frappe les Juifs iraniens résulte aussi bien de l’instinct de survie que de la propagande du régime. Il souligne que le concept selon lequel l’antisionisme est distinct de l’antisémitisme n’a pas été inventé par le BDS ou la gauche radicale, mais qu’il a été mis au point par les pères de la révolution islamique dans le but de rassurer le monde occidental. "Les mollahs sont avant tout de fins communicants, qui ont vite compris que la crédibilité du régime sur la scène internationale résidait pour beaucoup dans son respect des Juifs et des autres minorités du pays. Mais il ne s'agit que de sauver les apparences", explique Ramin Parham à i24NEWS.
Juifs versus "régime sioniste" : une rhétorique qui a, dans le même temps, permis à l’Iran de faire d’Israël son ennemi numéro un, engendrant un conflit de loyauté insoluble pour les Juifs du pays. "Nous sommes juifs, mais nous ne sommes pas sionistes", clament ces derniers. Ils le savent, le régime a des yeux et des oreilles partout, et les soupçons de double allégeance ne sont jamais loin. Ils n'oublient pas non plus le sort réservé à dix Juifs iraniens condamnés en 2000 pour espionnage au profit d’Israël, et dont certains ont été exécutés. Tout au plus les a-t-on entendus dire, à propos des concours de caricatures sur la Shoah et du négationnisme d’Ahmadinejad, que le président "ne devait pas être suffisamment informé".
George vit depuis plusieurs années en Israël, tandis que ses parents sont encore en Iran. Pour autant, les stigmates de la peur sont toujours présents, et il se montre réticent à parler d’eux, par crainte pour leur sécurité. On sent qu’il pèse chacun de ses mots. Il assure que les Juifs du pays vivent bien et que la population les respecte. "S’ils travaillent et vivent dans leur coin sans se faire remarquer, il n’y a pas de problème", dit-il à i24NEWS. Il regrette toutefois que ses parents n'aient pas la possibilité de voyager en Israël et que lui ne puisse leur rendre visite. Cela fait trois ans qu’il ne les a pas vus…
Ramin Parham l'affirme : cette distinction entre les Juifs et Israël ne survivra pas à un éventuel conflit ouvert entre la République islamique et l’Etat hébreu. Une éventualité qui semble de plus en plus probable, alors que l’Iran n’a jamais été aussi proche du seuil nucléaire, et que le nouvel accord en passe d’être signé à Vienne ne sera pas en mesure de freiner longtemps ses ambitions. "Les Juifs d’Iran sont tous des otages potentiels. En cas de guerre avec Israël, les mollahs n’hésiteront pas à se servir d’eux comme d’une monnaie d’échange. Ils sont en sursis."
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