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Juifs marocains du Canada : une diaspora nostalgique mais de moins en moins soudée

Juifs marocains du Canada : une diaspora nostalgique mais de moins en moins soudée

 

Le 13 juin 2024, la compagnie canadienne Air Transat a inauguré la première liaison aérienne directe entre Montréal et Marrakech. Un signe de l’attrait que le Canada exerce depuis longtemps sur les Marocains, en particulier sur la communauté juive du royaume.

Farid Bahri - Jeune Afrique

 

Les Juifs vivent au Maroc depuis des temps immémoriaux, sans doute depuis la chute du premier temple, celui de Salomon, au VIe siècle avant notre ère. Au fil des siècles, cette population s’est enrichie de nouveaux groupes, en particulier, à la fin du XVe siècle, au moment de la Reconquista.

Juifs du Maroc et Séfarades

« En 1492, Isabelle la Catholique décréta l’expulsion des Juifs d’Espagne. Cette décision [aux conséquences] tragique[s] entraîna leur installation autour de la Méditerranée, dans toute l’Afrique du Nord. Ces megorashim (exilés), [qui parlent] la hakatiya [et] dont le niveau culturel est plus élevé que celui des toshavim (juifs autochtones), seront des vecteurs de la civilisation européenne », relate l’historienne Yvette Katan Bensamoun dans Le Maghreb. De l’empire ottoman à la fin de la colonisation française. Aux Juifs déjà originaires du Maroc s’ajouteront donc les Séfarades.

Entre ces deux branches de la communauté, le courant ne passe pas toujours. Qu’à cela ne tienne, au sein de l’empire chérifien, État par essence musulman, ils sont soumis à la dhimmitude, cette sorte de citoyenneté où les Juifs sont assujettis à la djezia, une taxe spécifique dont l’acquittement leur octroie des libertés toutes relatives.

Malgré cette protection que leur accorde le Makhzen, les dhimmis sont des citoyens de seconde zone, et leur sort n’est pas du tout enviable. Toujours est-il qu’avec la « pénétration pacifique » des Français, au XIXe siècle, puis avec l’instauration du protectorat (1912), leur condition s’améliore. Ils se libèrent progressivement, à la fois des contraintes du Makhzen et du carcan de leurs propres rabbins, qui les maintenaient dans l’ignorance et l’illettrisme.

Après la Seconde Guerre mondiale, un événement majeur ébranle, telle une onde sismique, les communautés juives du Maghreb et du monde arabe : la création de l’État d’Israël, en 1948. Cet effet de souffle balaie les relations pluriséculaires qu’entretenaient les communautés juives et musulmanes du Maroc. La situation se dégrade encore avec la crise de Suez (1956) et la guerre des Six-Jours (1967), accélérant chaque fois un peu plus l’exode.

Les raisons de l’émigration des Juifs du Maroc ne sont pas seulement politiques. Le dénuement des intéressés constitue un puissant motif. « Des descriptions sans fin sur la misère des mellahs marocains. La misère de l’enfance est inséparable de l’oisiveté des adultes : à Ouezzane (Maroc), le directeur de l’Alliance évoque le “pullulement” des mendiants, la déambulation des “chômeurs sur la place du Souk comme des badauds […], grignotant à longueur de journée, en guise de passe-temps, les traditionnels pépins de pastèque. Misère, aussi, des artisans pauvres comme ceux qui, à Taroudant (Maroc), en 1950, ne travaillent que durant les deux jours de marché », écrit l’historien Georges Bensoussan dans Juifs en pays arabes. Le grand déracinement (1850-1975).

Le Québec, destination privilégiée

C’est là que le Canada entre en scène. Une destination aussi curieuse que lointaine, ce qui en dit long sur le désespoir des Juifs marocains. Quelques Juifs sont déjà installés au Canada depuis la fin du XVIIIe siècle, suivis de premières vagues migratoires importantes, à la fin du XIXe siècle, dues aux pogroms qui éclatent en Europe de l’Est.

Aujourd’hui, la majorité des 335 000 membres qui forment la communauté juive canadienne vient du Maroc. Entre 1960 et 1991, pas moins de 7 995 Juifs marocains sont arrivés au Canada, loin devant les Juifs d’Europe. Établis principalement au Québec, ils créent, dès 1959,  l’Association juive nord-africaine. Son projet : répondre aux attentes religieuses, sociales, voire financières des nouveaux arrivants. Un lien fort unit les Juifs du Maghreb : la langue française.

Rien d’étonnant : pour la plupart, les Juifs marocains sont francophones. Depuis le XIXe siècle, leurs enfants fréquentent les écoles de l’Alliance israélite universelle (AIU), fondée à Paris en 1860 et qui, depuis, assure l’enseignement du français au Maghreb et au Proche-Orient. Quant aux juifs déjà installés au Canada, ce sont en grande partie des ashkénazes anglophones. Ces données linguistiques et sociales auront des répercussions notables sur l’identité de la communauté juive canadienne, comme cinq siècles plus tôt au sein de l’empire chérifien.

Bien sûr, la comparaison a ses limites et le contexte diffère du tout au tout. Pourtant, en particulier à Montréal, le pont entre ashkénazes anglophones et séfarades francophones est difficilement franchissable. Le yiddish, qui aurait pu jouer un rôle unificateur, n’est guère pratiqué. Problème supplémentaire : comme leurs coreligionnaires partis vivre en Israël, nombre de Juifs marocains qui ont débarqué au Québec ont vécu leur départ comme un arrachement.

La francophonie en partage

Nécessité faisant loi, ils ont quitté le royaume la mort dans l’âme. Un déchirement qu’évoque régulièrement dans ses spectacles l’humoriste Gad Elmaleh, lui-même maroco-canadien. Cette nostalgie du pays perdu donne lieu à toute une relecture de ce que fut le départ du Maroc, à une recontextualisation qui aboutit à tout un travail identitaire. Pour expliquer leur exode, beaucoup évoquent des événements exogènes : la colonisation, la création de l’État d’Israël, les guerres israélo-arabes, la décolonisation… Autant d’éléments venus briser la cohabitation pacifique, voire la convivialité, entre communautés juives et musulmanes du Maroc.

Les sources historiques viennent toutefois rappeler que coexistence n’a jamais rimé avec égalité des droits, et que la dhimmitude s’est nourrie d’une discrimination structurelle. Là encore, Georges Bensoussan nous éclaire : « L’arbitraire semble le plus souvent la règle, y compris dans le paiement de la djizya, qui donne lieu à une cérémonie publique au cours de laquelle le dhimmi est frappé sur la tête. Le reçu qu’il porte au cou est à la fois un gage de sécurité et une marque d’infamie ».

Ce sentiment de paradis perdu reste vive dans la mémoire de la communauté juive marocaine du Canada. Beaucoup sont hantés par l’idée d’un probable voyage de retour au bled, et leurs liens avec leurs coreligionnaires restés au Maroc (3 000 environ) sont étroits. En grande majorité, les Juifs marocains du Canada se considèrent, et à juste titre, comme des citoyens marocains.

Le temps passant, la langue française devient un lien solide entre les Juifs maghrébins. Un creuset séfarade se crée, où la francophonie domine. En 1966 est fondée l’Association sépharade francophone, qui rejoindra la Communauté sépharade unifiée du Québec (CSUQ). L’occasion de célébrer la mémoire francophone sépharade à travers de nombreuses festivités, comme celle du Mois du livre juif, à Montréal.

Ces manifestations culturelles ont permis l’éclosion de talents : Gad Elmaleh,  Michel Boujenah ou encore la chanteuse Sapho. En 1990, le Congrès séfarade du Canada est créé. Objectif : développer des liens avec Israël et les ashkénazes. « On ne veut rien renier des attaches avec le judaïsme marocain : la CSUQ est également affiliée au Rassemblement du judaïsme marocain, fondé à Montréal à la fin des années 1980. Les Juifs du Maroc semblent ne pas pouvoir distinguer entre la fidélité à leurs origines (leurs racines juives) et la richesse de la culture créée au Maroc », explique l’historienne Yolande Cohen.

Immigration nouvelle vague

À partir des années 1990, la structure de l’immigration marocaine au Canada change. Si les arrivants restent nombreux (3 000 par an en moyenne, soit 8% du solde total des migrants qui entrent sur le territoire canadien), ils ne sont plus de confession juive mais musulmane. Ils sont, aussi, plus diplômés, ce qui s’explique par le caractère de plus en plus sélectif de la politique migratoire d’Ottawa.

L’unité de la communauté marocaine au Canada a-t-elle survécu à cette évolution ? Force est de constater que non. « La population juive marocaine ayant développé une identité séfarade, elle ne se retrouve pas dans les dynamiques de regroupement des nouveaux migrants marocains », notent les chercheuses Myriam Abouzaïd et Houda Asal. La création du centre culturel marocain Dar al-Maghrib, à Montréal, en 2012, montre que la marocanité est passée au second plan, et que des Marocains de confessions différentes ont pris des chemins divergents sans réussir à reproduire la cohabitation séculaire qui prévalait dans l’empire chérifien et au Maghreb. Comme si les événements survenus au Proche-Orient depuis 1948 avaient creusé un fossé de plus en plus difficile à franchir.

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