L’envol du temps - David Bensoussan
Temps insaisissable
Le terme de temps est compréhensible à la fois intellectuellement et intuitivement, mais est cependant ardu de définir avec exactitude sans se référer à la temporalité. Le dictionnaire du Grand Robert décrit le temps comme
Un milieu indéfini dans lequel semblent se dérouler les existences, les événements et les phénomènes dans leur changement et leur succession.
Il est intéressant de noter que cette définition présuppose des notions de temporalité telles que le « déroulement » et la « succession », faisant du temps une accumulation de durées successives.
Il n’en demeure pas moins que la notion du temps est indispensable pour décrire ses caractéristiques telles la simultanéité, la durée, la chronologie, l’évolution ou la causalité.
La conscience est ouverte pour articuler la perception objective, la sensation subjective, et l’imagination, afin de donner un sens au déroulement des événements personnels, collectifs et universels. Ainsi, comme le formulait Laplace :
Le temps est pour nous l’impression que laisse dans la mémoire une suite d’évènements dont nous sommes certains que l’existence a été successive.
C’est également, comme le soulignait Bergson :
Une durée ressentie et vécue.
Temps vécu, temps imaginé et temps figuré sont arbitrés dans la conscience.
Temps intuitif
Le temps intuitif est subjectif et indépendant de la durée objective d’un événement. Il se présente comme une durée ressentie de manière personnelle. Ce temps personnel peut être perçu comme conscientiel (le temps peut sembler court ou long), indéfini (on parle alors d’un certain temps), fictif (temps de rêve), furtif (le temps passe ou se dérobe), ou éternel (rien ne résiste aux atteintes du temps). Aussi, le temps mesuré diffère-t-il du temps conscientiel.
Temps mesuré du physicien
Au cours de l’histoire, la mesure du temps s’est basée sur les cycles solaires ou lunaires, ou a utilisé divers instruments tels que le sablier, la clepsydre, l’horloge-tourniquet, le métronome, l’horloge mécanique, la montre à quartz, et l’horloge atomique. Toutes ces bases de référence fournissent des repères pour mesurer des durées, décrire la succession des événements et induire la notion d’irréversibilité.
Temps abstrait imaginé du mathématicien
Le temps est une grandeur immatérielle pouvant être positive, négative ou nulle, et dont l’origine peut être choisie en un point quelconque de l’axe du temps. Il ne peut être ni arrêté, ni ralenti. Le présent ne fait que parcourir l’axe orienté du temps : c’est un mouvement entre le passé qui n’existe plus et le futur qui n’existe pas encore. Il empiète sur le futur et est ensuite absorbé par le passé, ou alternativement, il se retire du futur pour mettre à jour dans le passé. Dans ce temps de l’imagination, tout se déroule de manière irréversible, et l’échelle des temps sert à ordonner les événements au sein d’un continuum temporel.
Galilée fut le premier à mathématiser le paramètre du temps, pour exprimer la dépendance entre la vitesse d’un objet et la distance qu’il a parcourue.
En s’appuyant sur ces travaux, Newton formalisa les équations caractérisant la dynamique des corps par rapport au temps, grandeur qu’il considérait comme absolue et universelle, offrant un cadre stable et prévisible pour la mise en concept et l’analyse des phénomènes physiques et la formulation des lois – supposément immuables – qui les régissent.
Einstein, quant à lui, transforma radicalement notre compréhension du temps. Il introduisit la notion de temps élastique, en établissant que le temps propre n’existe que dans un même référentiel, et qu’il se dilate lorsque l’événement observé est celui d’un second référentiel en mouvement. Cette théorie de la relativité a montré que le temps n’est pas une grandeur universelle, mais qu’il varie en fonction de la vitesse et de la gravité, remettant en question des siècles de certitudes scientifiques.
Temps newtonien et temps relativiste
Les notions de temps mesuré et de temps abstrait imaginé doivent cependant être revues.
Le temps réel et le temps mesuré diffèrent. En physique newtonienne, ils se confondent : la causalité est liée à la chronologie, à l’antériorité ainsi qu’à la simultanéité qui se rapportent à un temps considéré comme un continuum unidirectionnel.
Selon Newton, la mécanique est formulée dans le contexte de l’espace et du temps : l’espace est euclidien et le temps est perçu comme une ligne orientée. Chaque événement possède une date spécifique, créant ainsi une chronologie à partir de la succession temporelle des différents événements. Le temps personnel s’intègre dans un temps universel et absolu, où la durée a une signification pour tous, indépendamment de leur emplacement.
Cependant, ce qui semble logique dans notre expérience quotidienne ne reflète pas toujours la réalité profonde. En effet, la théorie de la relativité révèle que la durée perçue et la durée réelle entre deux événements peuvent diverger. Le temps propre mesuré par chaque individu diffère du temps observé par une personne en mouvement par rapport à cet individu : il n’existe pas de temps universel. Cette différence est imperceptible lorsque la vitesse relative entre l’observateur et l’individu en mouvement est insignifiante par rapport à la vitesse de la lumière.
Cependant, la physique relativiste traite différemment la durée réelle et la durée perçue : une horloge mesure la durée entre deux évènements, et les durées sont différentes dans des référentiels différents. Le paradoxe des jumeaux illustre bien cet état de choses. Une personne voyageant à bord d’une fusée à une vitesse proche de celle de la lumière vivra un laps de temps donné. À son retour sur Terre, son frère jumeau, resté sur place, sera plus âgé, ayant vécu un temps plus long : il y a eu dilatation du temps.
Prenons le cas de deux horloges atomiques placées au rez-de-chaussée, et qui sont synchronisées. Selon la théorie de la relativité élargie, si l’une d’elles est placée à un étage supérieur (où la gravité est moins forte) et qu’elle est ramenée au niveau du rez-de-chaussée, elle n’est plus synchronisée avec celle qui y est restée. Il devient difficile de déterminer laquelle des deux horloges mesure le « vrai » temps. Chaque référentiel a son temps propre, mais il n’y a pas un temps qui soit indépendant des référentiels.
La flèche du temps
Qu’est-ce que le passage du temps ? Le futur se transforme constamment en présent, et le présent, à son tour, devient rapidement du passé. Cela pourrait amener à penser que le temps s’écoule comme un fleuve. Si c’était le cas, il faudrait alors définir un point de référence ou une rive. Or, comme l’a si bien exprimé le poète Alphonse de Lamartine « le temps n’a pas de rive ».
Le temps est unidirectionnel, et c’est dire qu’il est impossible de voyager dans le passé, et cela sous-tend la notion de causalité, c’est-à-dire que l’effet ne peut rétro-agir sur la cause.
La physique quantique qui étudie la physique des particules de l’ordre du nanomètre s’accommode de la notion newtonienne du temps, lequel est indépendant des phénomènes étudiés : l’équation d’onde de Schrödinger qui permet de déterminer la probabilité de trouver une particule à une position, à un instant donné à l’échelle quantique, n’est pas relativiste.
Or, le mathématicien et physicien Dirac y a intégré les effets relativistes, ce qui a conduit à des résultats fascinants : pour certains observateurs, la chronologie des événements peut sembler inversée, en fonction de leur vitesse relative. Contrairement à la conception traditionnelle d’un temps unidirectionnel, cette perspective suggère que le temps peut avoir deux directions, tout comme un axe spatial peut avoir deux orientations. Dirac a proposé une transformation qui préserve l’ordre chronologique des événements (l’avant et l’après).
Selon Dirac, une particule d’énergie négative remontant le cours du temps peut être interprétée comme une antiparticule d’énergie positive suivant le cours normal du temps. Ce concept a conduit à la prédiction théorique du positron, une particule ayant la même masse que l’électron, mais une charge opposée. Trois ans plus tard, en 1932, cette prédiction fut confirmée expérimentalement par Carl Anderson, qui découvrit le positron en laboratoire, validant ainsi les implications révolutionnaires de l’équation de Dirac, et ouvrant la voie à de nouvelles compréhensions de la physique des particules et de l’antimatière.
L’irréversibilité des processus et l’axe du temps
La flèche du temps souligne l’irréversibilité des processus physiques et biologiques. Cela signifie que les transformations subies par notre corps et par l’univers se déroulent dans une seule direction : du passé vers le futur. Par exemple, le processus de vieillissement est irréversible.
Considérons l’expérience suivante qui traduit l’irréversibilité de la flèche du temps. Une bûche se transforme en cendres sous l’effet de la chaleur, mais l’inverse est impossible. Cet exemple illustre l’asymétrie temporelle des processus naturels, confirmant que la direction du temps pointe toujours vers l’avant, vers un futur encore non vécu.
La flèche du temps est observable dans des phénomènes physiques tels que la dispersion de la chaleur (loi de la thermodynamique) ou l’augmentation de l’entropie, qui dictent que les systèmes évoluent vers un état de désordre grandissant. Cela peut être illustré au niveau moléculaire dans l’exemple de la basse entropie des molécules d’eau glacée qui n’ont pas beaucoup de liberté de mouvement ; par contre la vapeur d’eau va permettre une plus grande variété de distribution des molécules dans l’espace et l’entropie est élevée.
Temps physique et temps intuitif
La science physique étudie le monde réel qu’elle tente de décrire, à travers des études spécialisées, les mouvements spatio-temporels, la cosmologie, la biologie, etc… En parallèle, il existe un monde conscientiel perçu par nos sens et notre intelligence, nous permettant de raisonner et de communiquer entre humains.
Ces nuances se clarifient lorsque l’on compare le présent physique au maintenant conscientiel.
Dans la vie quotidienne, le « temps présent » du physicien et le « maintenant » personnel cohabitent. Il n’en demeure pas moins que la science physique du temps présent ne peut appréhender celle du maintenant humain, qui inclut la rémanence du passé et la prémonition du futur. Qui plus est, le maintenant est un temps intérieur qui s’insère dans un temps subjectif, qui est individuel. La citation suivante d’Anaïs Nin pourrait être interprétée dans ce contexte :
Nous ne voyons pas les choses telles qu’elles sont, nous les voyons telles que nous sommes.
Le flux du temps serait-il une création de la conscience ? Est-ce la conscience qui permet d’appréhender le temps et de le conceptualiser comme étant continu, orienté et homogène ? Cette question fait appel aux sciences cognitives et aux neurosciences. Elle pose un défi qui n’a pas encore été résolu.
Réalité et conscience
La théorie de la relativité nous amène à considérer le temps dans le contexte de l’espace-temps. Dans la théorie de la relativité restreinte, le temps et l’espace sont indépendants de la matière. Dans la théorie de la relativité élargie, ils sont déformés par la matière. Les théories relativistes sont confirmées par des observations de phénomènes cosmologiques ; elles ne s’appliquent pas encore au mystérieux monde quantique dans lequel l’observation ou la mesure déclenche une discontinuité difficilement explicable entre l’état probabiliste et l’état déterministe au moment de la mesure instrumentale, ou de l’observation qui implique une forme de mesure ou même la conscience.
Les mystères du monde quantique poussent certains chercheurs à se demander si c’est la prise de conscience, lors de l’observation, qui détermine ou qui crée la réalité, et à émettre l’hypothèse d’une énergie idéelle.
Peut-être faudrait-il développer une nouvelle physique qui envisage une réalité participative qui intègre la physique et l’observation…
Cédons la parole à l’astrophysicien Arthur Stanley Eddington :
La matière n’est pas une substance dont les prédicats réels se découvrent par l’inspection expérimentale : ce que la physique désigne comme son essence, c’est un être mathématique construit sur des relations entre grandeurs mesurables : quant à la réalité physique « en elle-même », c’est un continuum spatio-temporel amorphe, inaccessible à la mesure directe qui n’a aucune consistance ontologique en dehors de l’esprit qui le pense.
Pour revenir au temps, il serait possible d’avancer l’hypothèse voulant que la conscience se projette dans le temps qui se projette en elle.
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