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L’espoir ou le conte de L’Aveugle, par Thérèse Zrihen-Dvir

L’espoir ou le conte de L’Aveugle

Extrait de l’œuvre « Derrière les remparts du Mellah de Marrakech de Thérèse Zrihen-Dvir

Comme à l’accoutumée, à mon retour de l’école, mes camarades et moi, traversions la grande avenue qui divisait le cimetière du quartier juif – le Mellah, avant que chacune d’entre nous ne prenne la direction de sa demeure.

Souvent, la vieille aveugle, vêtue invariablement de noir de la tête aux pieds, quittait le cimetière où sans doute, elle passait le plus clair de son temps. Une canne soudée à sa main droite comme son prolongement, la guidait dans les dédales étroits serpentant les tombes au sortir du cimetière. Lorsqu’elle s’apprêtait à couper la route, nous nous précipitions toutes à son secours. Elle paraissait fatiguée et triste. Mon cœur et ma conscience ne me permettaient pas de lui tourner le dos, ainsi je l’accompagnais presque quotidiennement chez elle – vers son petit univers comme elle l’appelait – une mansarde minuscule où elle vivait dans une grande et vieille bâtisse du quartier juif. Une fois chez elle, elle m’offrait un verre de limonade ou une friandise que je n’osais refuser par peur de la froisser.

Un jour pourtant, dès qu’elle ouvrit la porte de sa chambrette, elle me demanda d’une voix très douce, « enfant, merci infiniment. Entre, je te prie et laisse-moi jouir de ta compagnie, si cela ne te gêne pas trop ».

« Du tout, m’empressai-je de répondre. « Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ? lui demandais-je.

« Oui, sans doute. Je voudrais surtout que tu me prêtes l’oreille, s’il te plaît ».

Et sans attendre ma réponse, elle se mit à parler d’une voix que je ne lui connaissais pas, une voix jeune, mélodieuse qui me berça tout au long des heures qui suivirent. Elle me raconta l’histoire la plus inattendue, la plus touchante, mais aussi la plus pénible….

 « Il était une fois, entama-t-elle, et comme touchés par une baguette magique, ses traits se détendirent. En cet instant, son visage sombre s’éclaira et un étrange rayon du soleil couchant vint illuminer ses yeux éteints.

« Dans un pays lointain, dans une grande vallée, nichée derrière un rideau de longs hêtres, se trouvait une maisonnette au toit couvert de tuiles rouges, dans laquelle vivait une petite famille. Il y avait le père qui travaillait sa terre de l’aube à la tombée du jour, et la mère, qui venait juste de donner naissance à un très beau garçon qu’elle gardait à ses côtés tout en vaquant à ses interminables corvées.

Leur vie était bonne en dépit de leur dur labeur. Avant le crépuscule, la femme avait toujours son pot de soupe chaud et prêt pour son époux. Dans sa cheminée, les flammes dansaient, pétillantes et vives durant les longues nuits d’hiver. Ils étaient heureux et ne se plaignaient jamais, même quand les mauvais temps s’abattaient parfois sur eux.

Lorsque leur fils fêta son premier anniversaire, le père rentra en cette nuit-là, malade. Le vent glacial de l’hiver avait eu raison de ses forces et il succomba à une fièvre lancinante. Dévouée, son épouse resta à son chevet, le surveillant attentivement, tout en gardant un œil vigilant sur leur turbulent petit garçon. Elle nourrissait son époux malade à petites cuillerées de sa bonne soupe, qu’elle agrémentait des rares morceaux de viande qui lui restaient. De temps à autre, elle épongeait le front du malade à l’aide d’un torchon humide.

Les jours passèrent sans apporter une amélioration à l’état de santé de l’homme. Il mourut soudain.

La pauvre femme versa un torrent de larmes, impuissantes et inefficaces à ranimer le corps rigide de son défunt époux. Les voisins vinrent l’aider, mais repartirent aussitôt les funérailles terminées.

La jeune veuve resta toute seule dans sa petite maison avec son bambin. Le lopin de terre qu’elle possédait demandait des forces qu’elle savait ne pas avoir.

Souvent, elle plaçait son enfant sur son dos, le soudant à elle à l’aide d’une large bande de tissu, puis partait aux champs. Encombrée de son lourd fardeau, elle réussissait tant bien que mal à planter quelques légumes qui lui servaient à garnir sa soupe. L’unique vache qu’elle possédait, lui donnait assez de lait pour nourrir son enfant et fabriquer avec le restant du beurre et du fromage, qu’elle consommait jour après jour.

Avec l’arrivée du printemps, elle se sentit tellement affaiblie qu’elle décida de vendre aux fermiers voisins ses terres et de ne garder que la petite maison et son potager. Aucun acheteur ne vint et la pauvre femme dut s’adapter à l’âpre impécuniosité d’où elle ne savait comment s’extraire.

L’enfant, entre-temps grandissait. Le temps vint où, perché sur ses petites jambes dodues, il put se tenir debout et faire ses premiers pas hésitants. La mère comprit que, sans surveillance, il devenait dangereux de le laisser à lui-même. Mais, il fallait qu’elle aille à son potager, retourner la terre, faute de quoi, ses récoltes périraient.

Les jours devenant plus cléments, elle prenait son enfant avec elle. Elle étendait une nappe sur la terre sous l’ombre bienfaisante d’un grand arbre et y déposait son fils, le barricadant d’une barrière d’oreillers. Mais l’enfant était trop jeune et trop curieux, et il voulait à tout prix essayer ses nouvelles petites jambes. Il se leva et se mit à marcher, puis buta sur les oreillers qu’il repoussa. À travers la brèche il s’aventura plus bas dans le potager. Il tomba plus d’une fois, mais se remit sur ses pieds ou bien, rampa aussi loin que ses forces lui permettaient.

Entre les pierres du jardin, sous les rayons chauds du soleil, somnolait un serpent noir. L’enfant posa malencontreusement son petit pied sur sa queue. Le reptile se réveilla et, vif comme l’éclair, mordit instantanément le petit garçon. Son hurlement de douleur fendit l’air.

La mère accourut, plus vive que l’éclair, et à l’aide de sa pelle, elle fracassa la tête du serpent. L’enfant gémissait de douleur et son petit corps devenait peu à peu inerte. La morsure du serpent était visible à la rencontre de l’abdomen avec la naissance de la jambe. La mère s’arma rapidement de son couteau et ouvrit la plaie, qui graduellement noircissait. Elle se mit à sucer le sang et le venin qu’elle cracha aussitôt. Toutes ses tentatives n’améliorèrent en rien l’état de l’enfant, qui perdit rapidement conscience. Désespérée et folle d’angoisse, elle enveloppa son fils d’une couverture, le prit dans ses bras et, telle une démente, se rua vers la cabane de la sorcière des bois, fameusement connue pour l’efficacité de ses remèdes.

« Ouvrez, je vous prie, supplia la femme devant la porte close. « Mon fils est mourant, aidez-moi ! La porte s’entrouvrit et un visage anguleux, aussi ridé qu’un parchemin, apparut. Vêtue de noir de la tête aux pieds, la sorcière l’invita à entrer.

« Que s’est-il passé ? demanda-t-elle d’un calme sidérant.

« Il a été mordu par un serpent noir, un des plus dangereux, hurla la mère.

« Faites-moi voir, dit la sorcière en découvrant le corps de l’enfant. À la vue de la morsure et de son emplacement, elle inclina sa tête et conclut d’un ton amer : « Mère infortunée, votre enfant est perdu. Il n’y a rien que je puisse faire pour lui. L’unique espoir est d’aller chercher un remède chez le magicien qui vit de l’autre côté des bois. Le malheur est que vous ne pourrez jamais traverser la forêt et la rivière, ni affronter les nombreux dangers qui vous y guetteront. Les bois sont connus pour être ensorcelés et la rivière ne laisse personne atteindre la rive opposée. Si vous réussissez à voir le magicien, il exigera de vous que vous acceptiez de contenter toutes ses requêtes bizarres ».

« Qu’importe ! Je ferai tout pour sauver la vie de mon fils, répondit l’infortunée mère.

« Dans ces conditions, répondit la sorcière en recouvrant l’enfant de son drap, « vous feriez mieux de vous munir de ceci, lui dit-elle en lui tendant une miche de pain, une tranche de fromage, un broc plein d’eau et déposa dans ses bras ouverts l’enfant inconscient.

« Rappelez-vous de ne jamais regarder derrière vous, autrement, la forêt vous jettera un sort, vous perdrez instantanément la mémoire et serez incapable de retrouver votre chemin de retour ».

« Je ne regarderai jamais derrière moi, promit la femme en franchissant la porte.

« Ils font tous la même promesse sans jamais la tenir, marmonna la sorcière, sarcastique.

La malheureuse femme entama la route sous un crépuscule obsédant qui s’étendait sur toute la vallée. À la tombée de la nuit, le climat vira au mauvais et les éléments se déchaînèrent, s’acharnant contre la pauvre créature. Elle avançait péniblement sous l’aveuglante bourrasque, tandis que le vent furieux lui hurlait à l’oreille combien folle elle était de s’aventurer en dehors de sa prairie. Mais, pouvait-elle renoncer ? Allait-elle laisser son enfant mourir sans tenter de le secourir ? La neige en spirales entra dans le jeu alors que les gifles cinglantes du vent ralentissaient sa marche. Elle atteignit après maints efforts, la masse noire des bois.

« Où allez-vous femme ?, lui demanda un arbre géant.

« Je vais chez l’enchanteur. Mon fils est mourant et a besoin de ses potions magiques pour revenir à la vie.

« Vous êtes folle. Aucun arbre ne vous permettra de pénétrer la forêt. Ils formeront une barrière infranchissable avec leurs branches et vous interdiront le passage, lui répondit l’arbre.

« Aidez-moi je vous prie, le supplia-t-elle, fondant en larmes. « Je ferai tout ce que vous exigerez de moi si vous me permettez de franchir les bois ».

« Feriez-vous tout ce que je vous demanderai ?, réitéra l’arbre.

« Oui, oui, tout ce que vous me demanderez. Aidez-moi seulement, implora la pauvre mère.

« Bien, alors serrez-moi très fort dans vos bras, car le froid m’a complétement gelé. Réchauffez-moi jusqu’à ce que la vie pénètre à nouveau mes branches et mes feuilles », demanda l’arbre.

La femme déposa son enfant sur le sol, ôta son manteau qu’elle étendit sur les racines de l’arbre, et enlaça le tronc rêche, ignorant la morsure du gel et les griffes des branches sur sa peau et sa poitrine. Elle offrit son haleine chaude au cœur de l’arbre jusqu’à ce qu’elle le sente battre régulièrement.

« Oh, comme je me sens bien, dit l’arbre satisfait. « Regardez, mes feuilles commencent à reluire. Vous avez tenu votre promesse et j’honorerai la mienne, lui dit-il et en quelques secondes, un sentier s’ouvrit à ses pieds.

« Merci Arbre, dit la femme en soulevant le doux fardeau de son enfant.

« Heureux d’avoir pu vous aider, répondit l’arbre.

Elle reprit sa marche épuisante sous le hurlement du vent, les tourbillons de neige et dans l’épaisse obscurité qui sévissait dans les bois. Il lui semblait que son corps avait cessé de souffrir et qu’il ignorait stoïquement les morsures de l’ouragan.

Elle ne sut jamais combien de temps elle marcha à l’aveuglette jusqu’au moment où elle se retrouva face au flanc d’une rivière. Elle erra le long de sa berge à la recherche d’un point où le courant faiblissait, mais plus elle avançait, plus il lui semblait qu’il s’élargissait, qu’il grossissait. Elle regarda la rivière et lui dit : « Rivière, rivière, aidez-moi je vous prie à atteindre la berge opposée. Je ferai ce que vous me demanderez.

« Tout ce que je veux ? En êtes-vous certaine ? » répéta la rivière.

« Oui, oui, je vous le promets. Laissez-moi seulement poursuivre mon chemin vers l’enchanteur, lui dit la femme.

« Quels beaux yeux vous avez là, lui dit la rivière. « Ils brilleront mieux dans mes profondeurs ».

« Non, s’il vous plaît, pas mes yeux ! Si je vous les donne, je ne pourrai jamais atteindre l’enchanteur, s’écria la femme.

« Désolée, répondit la rivière, intraitable. « C’est à prendre ou à laisser ».

La pauvre créature plaida, gémit, pleura, supplia, mais la rivière demeura inflexible. Vaincue et exténuée, elle s’arracha les yeux et les déposa au sein des autres pierres qui gisaient dans le lit de la rivière.

Soudain, la rivière se divisa en deux pour former un passage à sec sur lequel la femme put finalement marcher et rejoindre la rive opposée. Mais elle ne voyait pas et ne pouvait non plus savoir quelle direction prendre pour aller chez l’enchanteur.

Perché sur la branche d’un arbre, témoin impassible, un corbeau noir avait assisté à toute la scène, et quand la femme posa pied sur la berge, il se planta devant elle et lui dit, « Je peux vous guider vers l’enchanteur, mais en échange je veux vos beaux cheveux ».

« Vous pouvez les avoir, répondit la femme, lasse et à bout de forces.

L’étrange couple se mit en route, progressant rapidement dans les bois. Ils marchèrent des heures, des jours, des semaines, des mois et apparemment aussi des ans, sans pour autant trouver l’antre de l’enchanteur. Le corps de l’enfant avait depuis longtemps raidi et était aussi froid que le tronc d’arbre qu’elle avait serré dans ses bras. Mais la mère ne perdit jamais l’espoir d’arriver à ses fins.

Entre-temps, elle avait vieilli, avait perdu ses beaux cheveux, ses yeux brillants comme des pierres précieuses, et son jeune corps de déesse était maintenant rabougri et ridé comme un vieux chêne. Sa jeunesse et sa beauté avaient disparues et avec elles, toutes ses ambitions.

Un matin enfin, le corbeau qui la guidait, aussi vieux qu’elle l’était à présent, décela à travers les branches épaisses, un brin de lumière. Il survola la cime des arbres, et là sous ses yeux émerveillés, le monde fabuleux de l’enchanteur s’étalait au creux d’un vallon fleuri.

« Femme, lui dit l’enchanteur, je suis bouleversé par tout ce que tu es imposée vainement. Aucun enchanteur sur terre ne pourra rendre une vie perdue, et ton fils était déjà mort quand tu vins voir la sorcière. Elle le savait. Guidée par son intuition et sa sagesse, elle ne pouvait ignorer qu’aucune personne sur terre ne pourra jamais achever le long et acharné voyage de la vie, sans que son cœur ne nourrisse un tant soit peu d’espoir. C’est pour cela qu’elle t’a envoyée si loin. Cependant, je peux exceptionnellement faire quelque chose pour toi. Je vais te faire visiter le paradis où se trouvent les enfants après leur trépas ».

« Mais je suis aveugle, répondit la femme. J’ai laissé mes yeux dans le lit de la rivière ».

« Tu n’auras nul besoin d’yeux pour voir, ni de mains pour toucher. Tu verras, toucheras, sentiras, entendras avec ton âme, car dans le monde où je te conduirai, tu n’auras nul besoin de ton corps ».

J’étais en larmes quand l’aveugle termina son conte.

« Êtes-vous la maman de l’enfant ? la questionnai-je, perplexe.

Elle ne dit mot, mais en guise de réponse, elle me sourit, et son corps et son visage resplendirent dans le clair-obscur de sa chambre. Elle avait simplement pris son envol vers le monde merveilleux de l’enchanteur, aux côtés de son enfant.

Thérèse Zrihen-Dvir

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